Chapitre 3

Plongé dans son élément, Tristan ne se sentait pas bien. Tous ces tubes à essai, ces éprouvettes, ces échantillons, ne lui inspiraient rien qui vaille. Étrangement, il ne semblait pas savoir quoi faire avec. Les automatismes qu'il avait acquis ces dernières années s'étaient envolés. Face à sa paillasse recouverte de verrerie et d'instruments de mesure, il tremblait. Seulement le problème ne venait pas de lui, et il en était pleinement conscient. Mais malgré tous ses efforts pour oublier, son esprit resté hanté par la jeune femme qu'il avait aperçu ce matin. Qui était-elle ? Cette question lui trottait dans la tête depuis que leur regard s'était croisé. Jamais de toute sa vie il n'avait ressenti autant d'émotions en un si court laps de temps. Mais ce qui l'effrayait vraiment, c'était la sensation que quelque chose s'était réveillé au fond de lui. Il avait ressenti une immense vague de chaleur déferler dans tout son corps et quelque chose comme un grognement avait résonné au fond de sa gorge. Tristan savait pertinemment ce dont il s'agissait. Mais jamais son loup n'avait réagi en dehors des nuits de pleine lune. Depuis cet instant, il se sentait comme un volcan qui se réveillait après des siècles, comme une bombe à retardement sur le point d'exploser. Il sentait qu'à tout moment, il pouvait perdre le contrôle et laisser s'échapper la bête qui sommeillait en lui. Et il était terrifié. A cela s'ajoutait une immense incompréhension. Pourquoi avait-il ressenti le besoin urgent de serrer cette jeune inconnue dans ses bras et de ne jamais s'en séparer ? Que lui avait-il pris ? Il avait déjà été attiré par une femme mais pas à ce point-là. Il ne la connaissait même pas ! Et pourtant, son odeur l'avait complétement transporté. Elle sentait la forêt, l'herbe verte du printemps, mais aussi le vent dans les feuilles d'automne. Elle sentait la liberté. Il y avait aussi autre chose dans ce parfum qui ne semblait pas vouloir le quitter, mais Tristan ne parvenait pas à mettre le doigt dessus.

Il soupira profondément. Pourquoi cette petite voix dans sa tête lui disait-elle d'aller à la rencontre de cette inconnue, de se replonger dans ses yeux bleus et d'apprendre tout ce qu'il y avait à savoir sur elle ? Ou plus étrange encore, pourquoi avait-il tellement envie d'obéir à cette petite voix ? Tristan se donna une claque mentale. Il ne pouvait pas se rapprocher d'elle. Après tout, c'était elle qui avait fait réagir son monstre de la sorte, il pourrait la blesser. Il savait très bien qu'il aurait fini par perdre le contrôle tout à l'heure, c'était pour cela qu'il s'était fait violence pour s'éloigner le plus vite possible. Il n'aurait certainement pas autant de chance la prochaine fois. L'idée qu'il pouvait lui faire du mal lui était insupportable.

Semblant sentir le malaise de son ami, Charity lui donna un léger coup de poing sur l'épaule.

- Qu'est-ce que tu regardes comme ça, le Français ? On dirait que t'as vu un fantôme !

Tristan laissa échapper un petit rire. Cha ne pouvait pas savoir à quel point elle était loin du compte. Ce n'était pas un fantôme qui le mettait dans cet état. En fait, il aurait plutôt dit un ange. Mais il se garda bien de confier ce détail à son amie.

- J'étais perdu dans mes pensées, désolé Cha. Tu disais ?

Sur cette nouvelle note de bonne humeur, Tristan sembla se rappeler ce qu'il était en train de faire et reprit son travail, tout en bavardant avec Charity.

- Au fait, dit-elle au bout d'un moment, la nouvelle indépendante vient de Roumanie. Mais personne ne sait sur quoi elle planche.

Tristan ferma les yeux à cette évocation. Tout devenait clair à présent. Bien sûr ! Ça ne pouvait être qu'elle ! Comment avait-il pu être aussi bête ? Il sourit intérieurement.

- Comment s'appelle-t-elle ? Demanda-t-il, se rendant compte qu'il ne connaissait même pas son nom.

Charity haussa les épaules, un œil toujours braqué sur la lunette de son microscope électronique.

- J'en sais rien. Faudra lui demander.

Sur l'heure de midi, Charity réussit à entraîner Tristan au premier étage pour manger un morceau. D'habitude, il n'aimait pas l'agitation qu'il y avait dans la salle de détente à midi et préférait descendre plus tard pour être au calme. Mais aujourd'hui, c'était différent. Secrètement, il espérait apercevoir à nouveau l'inconnue.

Comme il s'y était attendu, l'endroit grouillait de monde. Un brouhaha assourdissant émanait des dizaines de personnes bavardant dans des langues diverses et variées. Après avoir réussi à obtenir un sandwich et une bouteille d'eau, Charity et Tristan s'installèrent à une des seules tables libres restantes. Franz ne tarda pas à les rejoindre.

- Que c'est gentil de daigner te joindre à nous ce midi, petit. Le taquina-t-il.

Comme à leur habitude, Charity et Franz se lancèrent dans un débat ridicule. Ce midi, leur querelle reposait sur l'emplacement exact du genou du pingouin. Charity soutenait qu'il se trouvait au niveau de ce qui correspondait aux hanches chez les humains, tandis que Franz clamait qu'ils étaient situés bien plus bas, presque juste au niveau de leur pied selon lui. Tristan avait appris avec le temps à ne pas intervenir dans ce genre de dispute. Il se contentait d'écouter les arguments de ses amis, se délectant de leurs imitations peu réussies des pingouins.

Une odeur de forêt envahit ses narines, et la tête de Tristan pivota vers l'origine de cette fragrance. Ses amis avaient perdu toute son attention, il n'avait plus d'yeux que pour cette inconnue. Elle venait de pénétrer dans la salle de repos accompagnée de Karen. Alors qu'il la détaillait du regard, il ne se doutait pas qu'elle se faisait violence pour ne pas faire de même. Elle était de taille moyenne, fine mais pas frêle, élégante et au visage doux mais autoritaire à la fois. Ses yeux bleus profonds semblaient déterminés. Ses cheveux blonds ondulés retombaient sur ses épaules et encadraient son visage d'ange. Sa peau était claire et ses joues roses. Elle portait un chemisier blanc qui mettait ses courbes féminines en valeur ainsi qu'un pantalon serré accordé à ses bottines noires à talons. A cet instant précis, un seul mot vint à l'esprit de Tristan : Magnifique, pensa-t-il.

D'ailleurs, il ne semblait pas être le seul à penser de la sorte. Lorsqu'il remarqua toutes les têtes tournées vers elle, un goût amer emplit sa bouche. Il sentit un grognement plus profond et agressif que ce matin remonter dans sa gorge, mais il parvint de justesse à le retenir. Que lui arrivait-il, bon sang ?

- Wow, lâcha Charity qui avait suspendu son débat avec Franz pour profiter du spectacle. Elle est vraiment canon !

Charity avait les yeux et la bouche grands ouverts, ce qui ne manqua pas de faire rire ses amis.

Du bout de la salle, Tristan aperçut Karen lui faire un signe de la main, auquel il répondit par un hochement de tête et un sourire. Il pria pour que la secrétaire ne se décide pas à venir les rejoindre. Il ne savait pas comment il réagirait s'il se trouvait trop près de la nouvelle. Malheureusement pour lui, les deux femmes se dirigèrent droit sur lui. Son pouls s'accéléra et il tenta de calmer son souffle. Pourquoi lui faisait-elle cet effet ? Qu'avait-elle de si spécial ? Il n'eut pas le temps de méditer davantage, elle se trouvait à présent juste devant lui.

- Oh, Professeur. Je ne m'attendais pas à vous voir ici, dit Karen. Pourriez-vous me rendre un service ?

Sans le vouloir, Tristan hocha la tête. Il soupçonnait Karen d'avoir un petit faible pour lui, le service n'étant certainement qu'un prétexte. Il ne lui en voulait pas, il appréciait cette femme. C'est pourquoi il avait pris l'habitude d'accepter.

- Pourriez-vous montrer au Docteur Lupesco le laboratoire numéro 5 s'il vous plaît ? Je le ferais bien moi-même, mais j'ai encore beaucoup de travail qui m'attend en bas.

Tristan entendit Charity tousser derrière lui et il était presque sûr d'avoir pu discerner le mot « chanceux » entre deux quintes de toux. Il sourit.

- Avec plaisir, répondit-il à une Karen qui sembla ravie.

Il se leva, salua ses amis et fit un clin d'œil discret à Charity avant de se diriger vers l'aile Ouest, suivi de près par le Docteur Lupesco. Ils marchèrent silencieusement dans les couloirs vides. Tristan évitait soigneusement de partager le regard de la jeune femme.

- Dans quel département travaillez-vous ?

Il fut surpris de voir que ce fut elle qui brisa le silence en première. Il se racla la gorge, légèrement mal à l'aise.

- Au Hnisz lab, département de la Régulation du Génome. Répondit-il mécaniquement. Et vous ? Sur quoi se portent vos recherches ?

- Les réactions chimiques et la nocivité des métaux.

Tristan fronça les sourcils. C'était une thématique singulière. Mais qui était-il pour juger alors que lui travaillait secrètement sur la lycanthropie ? Ils arrivèrent devant la porte du sas menant au laboratoire numéro 5. Tristan déverrouilla la porte et s'écarta de l'entrée pour la laisser passer en premier. Cependant, elle n'en fit rien et se planta devant lui, dardant ses yeux dans les siens. Terriblement mal à l'aise, il déglutit et se mit à triturer la petite croix d'argent qui pendait à son trousseau.

- Pardon mais, comment dois-je vous appeler ?

Tristan se mit une claque mentale. Il ne s'était même pas présenté convenablement. Il balbutia une petite excuse avant de se reprendre.

- Professeur Tristan Versipel, dit-il en lui tendant une main. Et à qui ai-je l'honneur ?

Elle serra la main qu'il lui tendait et sourit. Tristan se fit la remarque que ça devait être le plus beau sourire qu'il ait jamais vu.

- Docteur Alexandra Lupesco.

Elle avait une manière délicieuse de rouler les R qui adoucissait davantage sa voix et rappelait ses origines de l'Est.

Tristan lui fit signe d'entrer dans le sas. Il lui tendit une blouse et ils se lavèrent les mains avant d'entrer dans le laboratoire. L'odeur de désinfectant les agressa instantanément mais aucun ne fit de commentaire. Il lui fit faire un rapide tour des locaux. Lui montrant où le matériel était disposé et quelles étaient les principales mesures de sécurité.

- Vous ne venez pas d'Allemagne, n'est-ce pas ? Demanda-t-elle alors qu'elle examinait l'état de la verrerie.

- Non, je suis Français.

Il était assis les bras croisés sur un tabouret haut et la regardait fouiller dans les placards et les tiroirs. Il ne savait pas pourquoi mais sa nervosité avait disparue. Il se sentait serein, à présent, détendu.

- Moi non plus je ne suis pas d'ici. Je viens de Roumanie, continua-t-elle. Où sont rangés les réactifs ?

Il lui indiqua d'un geste du menton l'armoire bleue dans le fond de la salle. Elle s'avança vers le caisson en métal et tira sur la porte qui lui résista. Tristan la sentait soudain très loin de lui. Ses jambes s'activèrent machinalement et il se rapprocha d'Alexandra. Comme s'il réalisait juste sa démarche, il fit mine de s'intéresser grandement à la centrifugeuse pour ne pas avoir l'air trop louche.

Alexandra avait bien évidemment remarqué sa réaction. Elle retint un rire lorsqu'elle se rendit compte qu'il ne savait probablement pas ce qu'il faisait. Cependant, elle sentit sa louve grogner de plaisir à la pensée qu'il ait cherché le rapprochement.

Elle essaya la dernière clef de son trousseau mais la porte de l'armoire ne s'ouvrit toujours pas. Elle se tourna vers Tristan qui faisait toujours semblant d'être absorbé par l'engin électronique.

- Vous pourriez me passer vos clefs, s'il vous plaît ? Il semblerait qu'il me manque celle de l'armoire.

Tristan sortit le trousseau de la poche de sa blouse mais refusa de bouger d'un centimètre. Il avait comme ancré ses pieds dans le sol pour ne pas être à nouveau surpris par une entreprise inopinée de son propre corps. Il choisit alors de les lui lancer. Alexandra les attrapa au vol mais les relâcha presque aussitôt. Elle poussa un petit cri qui ressemblait plus à un jappement plaintif et secoua vivement sa main gauche. Tristan jura avoir vu un reflet doré s'installer dans ses yeux, mais il disparut aussi vite qu'il était apparu. Les yeux brillants de larmes qu'elle leva vers lui, fendirent son cœur et il se précipita à ses côtés. Il se confondit en excuses et prit sa main blessée pour l'examiner. Ce qu'il vit le laissa sans voix. Sur sa paume, une petite partie de peau formant une croix semblait avoir été brûlée. Tristan se pencha pour ramasser précautionneusement les clefs. Mais lorsqu'il toucha sa petite croix, il ne ressentit rien. Comment ce porte-clefs avait-il pu laisser une marque pareille ? Cela n'avait pas de sens. Rangeant l'objet en question dans sa poche, il guida gentiment Alexandra vers un robinet et lui passa la main sous l'eau froide pour atténuer la douleur.

- Ne vous en faites pas, le rassura-t-elle. Ce n'est rien. J'ai juste la peau très sensible à certains métaux.

Tristan sembla comme sortir de sa torpeur et reprit ses esprits. Il relâcha la main endolorie d'Alexandra prestement et fronça les sourcils. Lorsqu'elle avait parlé, il avait senti un picotement lui remonter l'épine dorsale. Elle lui mentait, il en était certain. Mais surtout, il n'aimait pas ça.

Vexé et surtout désorienté, il se dirigea vers la sortie.

- Je dois y aller. N'oubliez pas de refermer derrière vous.

Puis, il s'éloigna d'un pas rapide comme ce matin, laissant Alexandra seule. Il devait impérativementmettre le plus de distance possible entre eux avant qu'il ne soit trop tard. 

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