Chapitre 25

Les mains crispées sur le volant et le pied écrasant l'accélérateur, Tristan filait à toute vitesse sur la route mal entretenue menant à la forêt d'Hoia Baciu. Jamais il n'avait roulé aussi vite de toute sa vie, mais la gravité de la situation ne lui laissait guère le temps à la réflexion et aux précautions. Donnant un violent coup de frein, il braqua à droite et la voiture dérapa sur les gravillons dans un crissement sonore. Une fois engagé sur le petit chemin de terre, il pressa à nouveau la pédale de droite et passa sous les cimes des arbres tordus.

Plus il approchait, plus ses muscles se tendaient. Tristan sentait son sang bouillant pulser contre ses tempes. Il ne se rappelait pas avoir déjà éprouvé un sentiment de haine aussi puissant. Lui qui avait toujours essayé d'éviter la violence avait à présent une sanguinaire envie de tuer quelqu'un. Et sa cible était déjà toute choisie. Son loup était présent dans son esprit, aux aguets, prêt à attaquer dès qu'il en aurait la possibilité.

La voiture cahotait contre les aspérités du chemin terreux et avançait péniblement. Cependant, Tristan mit un nouveau coup d'accélérateur. Comme si gagner de la vitesse pouvait lui faire remonter le temps. Tristan voulait revenir en arrière, tout rembobiner, effacer ses erreurs. La culpabilité le rongeait de ses dents de feu, le consumant de l'intérieur. Jamais il n'aurait dû quitter sa meute ! C'était ce reproche qui résonnait sans cesse dans sa tête brûlante depuis quelques heures. Depuis l'appel d'Alek qui lui avait annoncé la mort tragique de Nicolae et Anca. Mais pour le lycanthrope, il ne s'agissait pas d'une mort tragique. C'était un meurtre, une exécution, une purge. Et celui qui avait fait ça allait payer le prix fort pour avoir osé s'en prendre aux loups et à tous les Essentiels sous la protection de Tristan.

Au fur et à mesure que la Mercedes s'enfonçait dans la forêt, les mains du loup-garou commençaient à devenir moites, diminuant leur accroche sur le volant. Et s'il était déjà trop tard ? Tristan secoua vivement la tête pour retrouver son assurance. Certes il était trop tard pour Anca et Nico, mais les autres avaient besoin de lui. D'après Alek, bien que la tuerie exemplaire de Philippe ait calmé les protestations des révolutionnaires pendant quelques temps, ceux qui restaient préparaient une contre-offensive. De plus, cet acte barbare avait considérablement bouleversé l'organisation des meutes. Les loups changeaient de camp pour rejoindre les royalistes, persuadés de se battre contre une oppression trop longtemps établie. Tristan était le seul à pouvoir éviter ce nouveau carnage.

Apparaissant comme la fin de son calvaire, Aleksander fit irruption sur le chemin. Immédiatement, Tristan freina. La voiture se stoppa net dans un nuage de poussière. Le lycanthrope prit à peine le temps de couper le contact et de tirer le frein à main qu'il bondit hors du véhicule. Il se dirigea à grandes enjambées vers son ami qui le fixait gravement de son unique œil.

- Je suis heureux que tu sois revenu, dit sobrement Alek en lui assénant une tape dans le dos.

Les gestes et intonations du vieux loup se voulaient rassurants mais Tristan ne s'y trompa pas. Alek était inquiet.

- Dimitri est avec les autres, nous attendons tes instructions.

Les yeux gris de Tristan parcouraient les alentours frénétiquement. Il écoutait sans entendre. Finalement, il cessa de s'agiter et fixa le polonais.

- Je veux les voir.

Alek hocha sobrement la tête et l'escorta jusqu'à une sorte d'abris en bois. Prenant une profonde inspiration, Tristan poussa le rideau qui servait de porte et pénétra dans la cabane. Seule une torche accrochée au mur éclairait la petite pièce de fortune. Mais ce fût nettement suffisant pour Tristan qui observa avec horreur les ombres des flammes danser sur les peaux cireuses d'Anca et Nicolae. Ils avaient l'air d'être plongé dans un sommeil profond où les rêves ne pouvaient les atteindre. Pourtant, cette paix apparente sur leur visage figé était loin d'être le reflet de la vérité. Le regard assuré et provocateur du jeune homme avait disparu derrière ses paupières closes à jamais, scellant derrière leur opacité mortuaire la détermination et la joie de vivre du garçon. Anca ne souriait plus de son air maternel. Tristan eut un pincement au cœur pour Ioan. Le petit avait-il quelqu'un pour s'occuper de lui maintenant que sa mère rejoignait enfin son véritable amour aux côtés de la déesse ?

Tristan resta là un long moment, laissant son âme meurtrie par la perte et la culpabilité s'exprimer. Ses yeux erraient sur les défunts à la recherche des impacts de balle. Aucune n'était apparente, soigneusement dissimulées derrières un épais tissu. Vingt-sept, songea le lycanthrope. Ces salauds avaient tiré vingt-sept fois sur Anca et Nico. Tristan serra les dents. Les ombres mouvantes de la torche venaient lécher les corps inertes, les éclairant d'un sinistre halo rougeoyant comme les flammes de l'enfer. Le feu était là mais il était bien trop tôt pour le bûcher cérémonial du Passage. Le lycanthrope voulait rendre un dernier hommage à ses amis en leur offrant une cérémonie royale qui les élèverait au rang des héros de l'histoire. Leur nom rejoindrait ceux de leurs ancêtres et leur bravoure serait contée aux enfants durant des siècles. Tristan s'assurerait qu'ils ne seraient pas oubliés. Mais pour cela, il avait besoin d'une paix durable.

Posant un ultime regard sur ces deux êtres qu'il avait estimé et aimé, il finit par sortir de la chambre mortuaire improvisée. Le ciel s'assombrissait, intensifiant le contraste entre la clarté du manteau neigeux et l'obscurité de la masse végétale. Tristan suivit à nouveau Alek qui le conduisit auprès des loups rebelles.

Dimitri se précipita vers lui pour lui faire une accolade. Tristan répondit à son geste mais se détacha rapidement pour détailler les loups qui lui faisaient face. Tous lui montrèrent leur gorge avec respect. Il en reconnu quelques-uns parmi la quarantaine d'hommes et de femmes. Il aperçut Thea qui se tenait dans le fond. Elle le salua d'un simple hochement de tête auquel Tristan répondit par un léger sourire. C'était rassurant de ne pas être seul dans une telle situation. Aux côtés de la norvégienne se dressait Nelu de toute sa hauteur. Le chef de guerre paraissait énorme à côté de l'Alpha de Norvège. Tristan croisa également les regards d'autres loups qu'il avait rencontré lors de son tour d'Europe précipité.

Son inspection fut interrompue par la sonnerie d'un téléphone. Aleksander fouilla dans sa poche en grommelant, impatient de faire taire le perturbateur. Cependant, son geste se stoppa net lorsque son œil scanna l'écran. Il fronça les sourcils, hésitant.

- C'est Philippe, dit-il finalement en relevant la tête vers Tristan.

Le lycanthrope s'empara du portable et décrocha.

- Qu'est-ce que tu veux ? Aboya-t-il.

- Tristan. Je me doutais bien que tu ne resterais pas longtemps à l'écart. Tu es tenace pour un Damné inexpérimenté, siffla la voix acide de l'Alpha français.

- Je ne pouvais pas te laisser exterminer la moitié de ta race par pure vengeance.

Un rire mécanique et vide d'émotion répondit au ton sec de Tristan.

- La véritable question est la suivante : est-ce pour tes louveteaux que tu es revenu ? ... ou bien pour ton âme-sœur ?

Une sensation désagréable traversa le corps bouillant du lycanthrope. Il eut l'impression de prendre une décharge électrique. Il serra les dents pour garder son calme.

- Tu n'as pas tenu sans elle, n'est-ce pas ? Elle t'a rejeté mais tu n'as pas réussi à te séparer d'elle. Comme la vie peut être cruelle parfois. Tragique même. La future plus grande Alpha d'Europe liée au pire paria que la terre ait porté. Quel gâchis ! C'est à se demander ce que pensait la déesse en accomplissant une telle horreur.

Le souffle de Tristan se coupa alors qu'il sentait son loup émerger. Refusant de céder aux assauts du tyran, il le laissa poursuivre sans répondre.

- C'est dommage tout de même. Tu es arrivé trop tard pour la voir partir. J'ai bien peur que tu n'aies fait tout ce chemin pour rien.

- Qu'est-ce que tu lui as fait ? S'emporta soudainement Tristan.

Il y eut un nouveau rire cynique.

- Moi ? Mais rien, voyons. Je n'en ai pas eu besoin, la pauvre fille s'est tuée toute seule. Elle n'a pas dû supporter ton départ et aura mis fin à ses jours dans un élan de désespoir.

Tristan voulait ne pas y croire. Il l'aurait senti si quelque chose était arrivé à Alexandra. Ou bien peut-être pas... Le lien avait peut-être été rompu de manière définitive. Sentant la panique le gagner, il interrogea ses amis du regard. Dimitri secoua négativement la tête pour toute réponse, l'air peiné. Une violente onde de remords et de douleur déferla en lui, remplissant le vide que Tristan avait commencé à apprivoiser. Ses doigts se crispèrent autour du téléphone et ses respirations devinrent irrégulières.

- Tu ne dis plus rien Tristan ? Tristan ? Appela la voix à l'autre bout du fil.

Ses muscles se contractèrent violemment et le portable s'écrasa comme du carton sous la puissance de sa paume. Machinalement, il s'élança vers le Sud, s'enfonçant davantage sous les arbres.

- Que fais-tu ? Appela Alek dans son dos.

- Je vais le tuer, répondit-il mécaniquement sans se retourner.

Il y eut un long silence lors duquel il passa entre les loups qui baissèrent la tête, oppressés par son aura rayonnante et dévastatrice.

- Que veux-tu que nous fassions ? S'ensuit Dimitri avant qu'il ne disparaisse dans les ténèbres.

- Couvrez-moi.

Comme un robot, il bougeait sans penser. À chaque pas qui le rapprochait du tyran, Tristan sentait monter sa haine d'un cran. Ses poings étaient fermés et ses yeux braqués devant lui, tel un soldat focalisé sur son objectif. Et c'est exactement ce qu'il était, un soldat allant en guerre. Tel Leonidas et ses trois-cents guerriers, Tristan emmenait ses quarante soldats se battre contre une armée entière. Leurs chances de réussite étaient moindres, voire inexistantes, mais le lycanthrope s'en fichait éperdument. Qu'avait-il à perdre ?

Ils atteignirent ce qui restait du camp des Loups Gris. Les ruines étaient férocement gardées par des loups et des Essentiels armés jusqu'aux dents. Mais cela n'arrêta pas Tristan qui continua d'avancer jusqu'à se retrouver à un petit mètre des soldats français. Il fixa l'homme qui lui faisait face. Le pauvre avait le front perlé de sueur et ses mains tremblaient. Tristan sentit son aura s'étendre et devenir plus puissante, plus autoritaire.

- Laissez-nous passer, ordonna-t-il d'une voix forte.

L'injonction claqua dans l'air, suspendant le temps. Tous restèrent figés quelques secondes avant de s'exécuter, baissant leurs armes et offrant leur gorge.

Tristan pénétra dans le camp suivi de son escadron. Il traversa les rues enneigées à grande vitesse. Aucun loup n'essaya de l'arrêter. Tous étaient tenus à l'écart par son aura dominante.

Il l'aperçut à plus de cent mètres alors qu'il sortait de la maison d'Azriel. Ses jambes se mirent en marche toutes seules et il se mit à courir dans sa direction. Son loup lui donnait de la force et il l'atteignit à toute vitesse. Tristan fondait sur lui et Philippe réagit beaucoup trop tard. Le lycanthrope asséna un coup de poing d'une violence inouïe dans la mâchoire du tyran. Celui-ci s'écrasa au sol, sonné par l'attaque. Tristan ne lui laissa pas le temps de se redresser. Il l'attrapa par le col et le plaqua de toutes ses forces contre le mur de bois d'un chalet. Il lui donna un autre coup qui lui brisa le nez. Du sang coulait abondamment de son visage enflé. Animé par une haine meurtrière, Tristan encercla de ses mains la gorge de son ennemi et serra fort, enfonçant ses doigts dans le cou de Philippe. Le vieux loup grimaça alors qu'il cherchait désespérément à respirer. Mais Tristan ne le lâcha pas, observant avec satisfaction le visage du tyran devenir cramoisi.

Dans un geste désespéré, Philippe envoya son genou dans les côtes du lycanthrope qui lâcha immédiatement et se plia en deux, traversé par un pic de douleur. Les cicatrices de la bataille n'avaient toujours pas disparu et restaient très douloureuses. Face à lui, Philippe tentait péniblement de faire rentrer à nouveau de l'air dans ses poumons. Tristan finit par se redresser péniblement. Il esquiva un coup destiné à sa tempe.

Le vieux loup était encore vif pour son âge et ses mouvements étaient ceux d'un guerrier expérimenté. Refusant catégoriquement de battre en retraite, Tristan vint se mettre au niveau de son adversaire en deux grandes enjambées et la lutte reprit. Philippe fit pleuvoir sur lui des coups d'une puissance et d'une rapidité surprenante que le lycanthrope eut du mal à éviter. Au moment où il se baissait pour éviter un crochet du droit, il chargea le vieil Alpha et la plaqua à nouveau contre le mur. Tristan laissa son aura assaillir son ennemi qui vacilla sous la force de l'onde.

Son souffle se coupa net. Ses yeux s'écarquillèrent de stupeur et sa bouche s'entrouvrir pour laisser s'échapper un filet de sang. Il eut soudainement froid alors qu'il tombait à genoux sur le sol humide. Le monde tournait autour de lui, prenant des formes effrayantes. Il hoqueta, peinant à respirer et pressa son flanc qui saignait. Une tâche sombre se dessina sur son pull, le liquide vital imbibant les fibres de laine. Il tremblait et se sentait à bout de force. Tristan cligna plusieurs fois des yeux comme pour rester éveillé et ressentit une nouvelle fois ce gouffre se creuser dans son être. Son loup émit une longue plainte de douleur qui résonna dans ce vide immense.

Le lycanthrope releva les yeux vers Philippe dont le visage était toujours ensanglanté. Le vieil Alpha tenait un objet brillant dans sa main que Tristan reconnut comme étant un poignard. Luttant contre les ténèbres qui menaçaient de s'emparer de lui, il secoua vigoureusement la tête. Il s'aperçut alors qu'aucun des spectateurs du combat n'avait bougé. Tous étaient figés sur place, respectant la tradition. Aucun d'entre eux ne s'interposerait tant que les deux Alphas vivraient.

Des points noirs dansaient devant les yeux mi-clos de Tristan qui resta totalement immobile alors que Philippe s'approchait de lui pour achever son œuvre.

Étrangement, il se sentait heureux. Soulagé même. Il allait enfin mettre un terme à toute cette violence et cette souffrance. Il allait enfin rejoindre Alexandra de l'autre-côté. Que pouvait-il souhaiter de plus ? Que lui restait-il à faire dans ce monde ? Il avait aimé et il avait souffert. Il avait essayé de faire ce qu'on attendait de lui et il venait d'échouer.

Au moment où il fermait les yeux, serein, une odeur qu'il pensait avoir oublié réveilla ses sens. Il douta un instant. Son esprit fatigué lui jouait-il des tours ?

- Tristan ! Hurla une voix qui lui parut tout proche.

Persuadé de ne pas être mort, il ouvrit les yeux et trouva Alexandra. Elle marchait vers lui difficilement, en robe de nuit blanche, pieds nus dans la neige. Ses cheveux en bataille donnaient l'impression qu'elle venait de sortir d'un très long rêve.

Tristan sentit une nouvelle force le gagner, comme si la douleur s'était dissipée d'un coup. Son cœur se gonfla de joie.

- J'aurais dû la tuer moi-même plutôt que d'attendre qu'elle meure de chagrin, grommela Philippe entre ses dents.

Tristan détacha son regard d'Alexandra pour se concentrer sur son adversaire. Un frisson lu remonta la colonne vertébrale tandis qu'il se remettait sur ses pieds. Il sentit son corps se tendre et son loup hurla à l'intérieur de son crâne, réclamant vengeance. Philippe lui avait menti. Son sang glissa dans ses veines tel du plomb fondu, diffusant une vague de chaleur qui chassa les dents glacées de la mort.

Les oreilles de Tristan se mirent à bourdonner. Ses marques le brûlèrent et il laissa cette sensation familière l'envahir. Puis, dans une ultime contraction, son loup émergea. Les oreilles rabattues, les crocs sortis, son pelage roula sur l'échine et tremblota de colère. Cependant, le loup n'attaqua pas. L'animal se mit à tourner autour de Philippe qui vacilla sous le regard impérieux de Tristan. L'aura du loup l'écrasait de toute sa puissance et le vieil Alpha n'osa bouger.

Tristan grondait sans stopper ses pas qui semblaient dessiner autour de Philippe une cage invisible dans laquelle il était pris au piège. Il attendait patiemment que l'aura de son adversaire se tarisse et succombe sous la sienne. Et lorsque ce fut le cas, le loup s'arrêta. Il y eut une seconde de tension étourdissante. L'assemblée retint son souffle. L'animal allait-il faire preuve de clémence et épargner Philippe ?

Tristan bondit la gueule grande ouverte. Il renversa son adversaire qui n'eut pas le temps d'esquisser un mouvement de défense. Les crocs du loup se refermèrent sur le cou de Philippe qui retomba lourdement sur le dos, les yeux exorbités de peur et de douleur. Tristan releva vivement la tête et emporta entre ses mâchoires closes la gorge du vieil Alpha. Un trou béant et sanglant remplaçait la pomme d'Adam, tellement profond que la tête se détachait presque du reste du corps.

Sans accorder un dernier regard à Philippe, il se détourna du cadavre et chercha son âme-sœur. Elle le fixait de ses yeux azur rempli de larmes.

Il n'entendit pas les cris de joie et les applaudissements des loups autour de lui. Il ne les vit pas s'enlacer de joie. L'entièreté de sa réalité se trouvait devant lui, dans cette jeune femme qui était sa raison de vivre. Il reprit forme humaine et se vêtit du manteau que Dimitri lui tendait.

Alexandra s'élança vers lui pour venir se blottir dans ses bras. Ce contact fit revivre Tristan. Le vide mortel qui le rongeait fut instantanément comblé par cette complémentarité sans laquelle il ne pouvait survivre. Son corps se réchauffa, ses sens s'affutèrent. Il baignait à nouveau dans ce bonheur intarissable dont la source était Alexandra.

- Je suis désolée, murmura-t-elle, je suis tellement désolée...

Tristan resserra son étreinte autour de la jeune femme, la rapprochant davantage de lui. Cette proximité lui avait manqué. Il lui offrit un sourire rassurant et déposa un baiser plein de tendresse sur son front. Puis il enfouit son nez dans le creux de son cou pour se repaître de ce parfum dont il ne se lasserait jamais.


Tristan laissa échapper une petite plainte de douleur et tenta de se redresser mais deux mains lui agrippèrent les épaules et le forcèrent à se rallonger.

- Arrête de gesticuler, dragul meu, rouspéta Alexandra en apparaissant au-dessus de lui. Sinon je t'assomme.

Elle embrassa son front et s'éloignant de quelques pas pour laisser œuvrer Tatjana. L'Oracle était penchée sur les blessures de Tristan depuis un moment et tentait de réparer les dégâts causés par les différents affrontements. Malgré ses efforts, Alexandra ne tint pas et s'approcha à nouveau du divan sur lequel était étendu son âme-sœur. Elle retint une grimace de dégoût à la vue des plaies et fut traversée par un frisson glacé. Le torse de Tristan était marqué à plusieurs endroits de traces de crocs ou de griffures, et était perforé sur son flanc droit. La jeune femme eut une soudaine envie de tuer tous les responsables de ces cicatrices.

- Pourquoi ces plaies ont-elles autant de mal à cicatriser ? S'interrogea-t-elle.

- Tristan guérit vite mais le choc qu'il a reçu après l'a totalement épuisé, rendant sa régénérecence très lente, répondit Tatjana en appliquant une substance étrange sur l'abdomen du loup. Votre éloignement lui a fait perdre beaucoup de forces.

Tristan les sentit à nouveau, ces vagues d'émotions qui déferlaient en lui sans vraiment lui appartenir. Leur lien se consolidait à chaque minute passée ensemble.

- Ne te sens pas coupable, mon coeur, répondit-il aux sentiments de sa moitié.

La jeune femme lui prit la main et posa son front sur le sien pour y trouver du réconfort. D'un coup, Tristan sentit sa peau devenir glacée et baissa les yeux sur son torse dénudé. Tatjana passait ses mains au-dessus des blessures en murmurant des paroles incompréhensibles. Soudain, les mains de l'Oracle se mirent à luire d'une lumière blanche et les plaies de Tristan picotèrent. Puis, lorsque tout fut fini, les jeunes loups s'aperçurent avec stupeur que les blessures avaient toutes cicatrisé.

- Voilà, ça devrait suffire, annonça l'Oracle en se redressant.

Tatjana rassembla ses affaires, salua le couple et sortit. Aussitôt, Alek et Dimitri firent irruption dans le salon.

- L'avez-vous retrouvé ? Demanda Tristan en se saisissant de la chemise que lui tendait Alexandra.

- Non, nous avons fouillé le camp mais aucune trace de lui, répondit Dimitri.

- Le pleutre aura dû fuir pendant que nous arrivions dans le camp, ajouta Alek de sa voix dure.

- Ce n'est pas grave. Si l'Ancien décide de revenir, nous saurons comment l'accueillir.

Les deux polonais hochèrent la tête pour toute réponse.

- Tout est-il prêt dehors ? Questionna Tristan.

- Ils n'attendent plus que vous deux.

- Très bien, alors ne les faisons pas attendre.

Il termina de boutonner sa chemise, enfila son manteau et sortit de la demeure d'Azriel, sa main dans celle d'Alexandra. Le couple traversa la foule qui s'était réunie devant la maison et se dirigea vers le temple. Les rues du camp étaient pleines de loups et d'Essentiels attendant la suite des évènements.

Tristan aperçut la pierre éclatante disposée sur une estrade devant le lieu saint et sa gorge se noua. Il pressa un peu plus la main de son âme-sœur pour se donner du courage. Ils gravirent les marches de l'estrade et vinrent se placer à droite de l'autel, près des autres Alphas. Tristan fixa ses deux amis à qui il s'apprêtait à dire au revoir et inspira profondément pour ne pas laisser l'émotion le gagner.

La voix de l'Oracle s'éleva dans la nuit et la cérémonie commença.

- Mes frères, mes sœurs, nous sommes réunis sous l'œil bienveillant de la déesse pour faire nos adieux à Anca et Nicolae, morts en héros. Leur souvenir restera dans nos mémoires, rejoignant tous les loups qui y reposent déjà. Souvenons-nous d'eux comme ce qu'ils étaient : une part de nous. Chère mère, puisses-tu les accueillir en ton sein aussi chaleureusement que nous les avons accueillis parmi nous !

La liturgie terminée, l'Oracle se saisit du flambeau et vint le tendre à Tristan qui resta pétrifié quelques secondes. Il décrocha difficilement ses doigts d'Alexandra et s'empara de la flamme. Lentement, il s'approcha de l'autel que les rayons du croissant de lune faisaient briller d'un halo blanc. Le lycanthrope observa une dernière fois ces visages qui resteront ancrés à jamais dans son esprit et dans son cœur et murmura un silencieux « merci ». Puis, il mit le feu aux corps qui reposaient côte à côte. La même fumée blanche que lors du Passage d'Azriel jaillit d'Anca et Nicolae, et vint se confondre avec les rayons lunaires pour disparaître dans le ciel. Enfin, les corps disparurent dans la lumière blafarde de la déesse.

Tristan posa le flambeau et reprit sa place alors que l'Oracle s'avançait une nouvelle fois sur le devant de l'estrade.

- Souvenons-nous et prenons exemple, reprit Tatjana sur un tout autre ton moins cérémonial. Rappelons-nous de la raison pour laquelle ils sont morts. Rappelons-nous de ce qu'ils défendaient : l'unité des loups ! Mes frères, mes sœurs, nous devons continuer leur combat et s'unir !

La masse s'anima et Tristan échangea un regard inquiet avec son âme-sœur. Il était plutôt certain que ce genre de discours n'avait pas sa place dans une cérémonie de Passage.

- La déesse nous a envoyé un loup pour réaliser ses desseins, poursuivit l'Oracle plus ardemment. Ce loup est prêt à nous conduire vers un monde meilleur ! Il est temps, mes amis, de choisir.

L'assemblée s'embrasa d'un coup. Certains hurlaient à la trahison tandis que d'autres scandaient le nom de Tristan. Le lycanthrope resta de marbre. Certes, il ne s'attendait pas à devoir faire face à cette situation ce soir mais il devait rester serein. Alexandra lui saisit à nouveau la main et se mit à la même hauteur que lui. Ils faisaient front ensemble.

- Je réclame un vote ! Beugla tout à coup Pavel.

La foule s'apaisa et attendit. Tatjana défia son homologue russe du regard et dit :

- Que ceux qui sont contre l'union des meutes s'avancent sans crainte !

Rien ne bougea pendant une poignée de secondes qui semblèrent durer une éternité, puis, quelques courageux osèrent sortir des rangs. Tristan fut choqué par leur nombre. Il n'en compta pas plus d'une vingtaine. Le lycanthrope sentit un picotement devenu familier lui parcourir le dos. Il se prépara psychologiquement à recevoir une vague de chaleur déferler dans son corps mais ce qui le traversa fut bien plus violent. Comme la première fois qu'il avait été marqué en Pologne, sa peau sembla prendre feu. Dans un vain espoir de faire cesser cette brûlure infernale qui s'intensifiait au moindre contact avec son épiderme, il enleva précipitamment son manteau et déboutonna sa chemise. Il observa avec effarement les arabesques parcourir les muscles de ses flancs pour venir se terminer sur ses côtes.

Son souffle était court et l'air frais de la nuit d'hiver n'apaiserait pas sa douleur. Il ne pouvait qu'observer ces courbes noires s'étendre sur son corps, formant un magnifique entrelacs tribal. Les lignes étaient épaisses et masculines, recouvrant son dos, ses épaules, ses bras et ses côtes.

Lorsque les marques se figèrent enfin et que Tristan releva la tête, il remarqua que tous les yeux étaient braqués sur lui. Il balaya l'assemblée du regard et lorsque ses yeux gris se posèrent sur la vingtaine de loups avancés, la moitié d'entre eux inclina respectueusement la tête et rejoignit les rangs. Tristan sentit une vague de fierté déferler en lui.

Puis il y eut un long silence.

- Vas leur parler, dragul meu, lui murmura Alexandra. Ils t'attendent. Et essaye de ne pas les écraser avec ton aura.

Le soupçon d'humour de la jeune femme ne l'atteignit pas, il était déjà bien trop concentré sur ce qu'il allait leur dire. Jamais il ne s'était adressé à une foule aussi grande sur un sujet aussi important. Mais curieusement, il n'était pas terrorisé. Il se sentait serein.

Confiant, il s'avança et scanna la foule.

- Je sais que vous doutez, commença-t-il d'une voix claire. Je doute moi aussi. L'Histoire ne nous a pas laissé une brillante image d'un roi. Mais aujourd'hui c'est différent. L'homme des légendes n'était pas un roi, il n'était même pas un loup. Il était un Damné, comme moi. Ce mot fait frémir les plus forts d'entre vous. Et vous avez raison de trembler car cet homme a accompli de terribles choses. Il a soumis ses semblables par la peur, il a tué, massacré ceux qui lui résistaient. Et il est mort-né ne laissant qu'une tache noire dans son sillage.

Tous ces yeux braqués sur lui dans l'attente de la suite lui donnèrent la force de continuer. Il se mit à arpenter l'estrade, haranguant la foule.

- Je suis un mordu et je ne me cache pas. J'ai vécu seul toute ma vie, persuadé que je n'avais pas ma place dans ce monde. Mais la déesse m'a donné une chance en mettant Alexandra sur mon chemin, et je l'ai saisie. J'avais peur de ce que j'allais découvrir en entrant dans ce monde. Et j'avais tort d'avoir peur car ce que j'ai vu n'avait rien d'effrayant. J'ai vu des gens vivre en paix. J'ai vu de la joie, de l'amour, de l'insouciance, de l'innocence. Vous étiez séparés en meutes certes, mais d'une certaine manière, vous viviez ensemble.

Tristan marqua une pause. Baigné dans les rayons de la lune, il avait l'impression d'être sous les projecteurs. Se sentant soudainement trop exposé, il saisit la main de son âme-sœur et descendit de l'estrade.

- Cependant, reprit-il d'une voix plus grave, vous avez laissé les querelles avec vos voisins et votre fierté prévaloir sur la sûreté de notre race. Nous aurions tous pu disparaître lors de cette bataille si les humains avaient gagné. Notre existence aurait été révélée et nous aurions été traqués et exterminés. Pourtant, ce jour n'est pas arrivé. Vous vous êtes unis sous une même bannière pour combattre et vaincre ensemble. Et c'est cela qui nous a sauvé.

Le couple passa devant l'audience, dégageant une aura d'une puissance assourdissante.

- Il est temps de réunir les loups. La déesse m'a choisi pour cette tâche que j'accepte d'accomplir. Je ne peux vous dire si je serai à la hauteur. Tout ce que je peux vous affirmer c'est que les temps à venir seront libres de la terreur et de l'oppression. J'ai été seul toute ma vie et j'ai enfin trouvé une famille. Je veux la préserver. Je n'ai aucun attrait pour le pouvoir et c'est pourquoi je ne vous forcerai pas à me suivre. Mais peu importe le choix que vous ferez, entendez simplement ceci : l'unité nous sauvera.

La foule se mit à hurler les noms de Tristan et d'Alexandra avec ferveur tandis que le couple remontait sur l'estrade.

Toujours main dans la main, plongés dans la lumière lunaire, ils firent face à l'assemblée qui se tut aussitôt. Puis, dans un mouvement commun, tous posèrent un genou à terre et exposèrent leur gorge. Cette image se figea à jamais dans l'esprit de Tristan dont le cœur se gonfla.

- Longue vie au Roi et à la Reine ! Scanda Tatjana derrière eux, solennellement.

Les loups se mirent à hurler à la lune pour toute réponse. 

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