Chapitre 19 : Interrogatoire #2


Milly


Je ne réponds rien car il n'y a rien à ajouter. Ce n'est pas la première fois que l'on me fait ce genre de remarque, et c'est avec le cœur lourd que j'accepte ses critiques.

Pourtant...

Malgré tout ça, malgré toutes ces questions indiscrètes, je n'ai pas fui ses pupilles. Je les ai observés, admirés même par leur aura et leur complexité, et il a pu ainsi déceler en profondeur ce qu'il cherchait en moi. Je ne trouve que ça comme explication, car je n'ai jamais vu quelqu'un scruter autant mes yeux.

Après ces secondes de tension où aucun n'a prononcé un son, c'est lui qui dévie enfin son regard, fixant un point aléatoire dans la rue. Sa réaction me surprend plus qu'autre chose. Au vu de ce que je venais de subir, je l'imaginais incapable de ressentir le moindre doute.

– En vérité, avoue-t-il après un laps de temps, j'avais une arrière-pensée en t'invitant ici.

Mon cœur loupe un battement à l'entente de ses mots. Je savais... Je savais que derrière son invitation se cachait quelque chose. Aucun acte de gentillesse n'est bien intentionné, il y a souvent une motivation, un dû que l'on doit rembourser sous peine de représailles.

Ash ne continue pas dans sa lancée car une personne s'approche de notre table. Bien que je sois déçue de ne pas connaître la suite, mon attention est davantage attirée par la nouvelle présence.

C'est un monstre d'un genre que je n'ai jamais vu. Son physique ne ressemble aucunement à un animal de notre monde, apparence que j'ai toujours rencontrée chez leur espèce. Peau grisâtre tachetée, nez proéminent, et petits yeux de fouines, son visage ne reflète ni grâce ni beauté correspondant à la norme humaine. Ses longs cheveux noirs sont attachés en un chignon relâché, laissant quelques mèches libres voguer au gré de la brise, et ne cachent en rien ses énormes oreilles décollées dont le pavillon part en pointe.

Cette personne dépasse la table d'à peine une tête, mais compense sa taille par sa corpulence exagérément ronde et robuste. Il n'y a aucun doute que c'est une femme, vu l'imposante poitrine présentée sous mes yeux, prisonnière sous un chemisier blanc trop petit qui est sur le point de se déchirer. Près de son cœur, là où règnent sans honte quelques tâches de boisson, un badge révèle l'identité de l'intruse qui n'est autre que Betty, une employée du Café de chez nous.

Café de chez nous ? C'est exactement la même enseigne que mon ancienne patronne ! Donc elle a réussi à revenir et à reprendre son établissement ?

Où est-elle ? Pourquoi n'est-elle pas venue me voir ?

Le visage fermé, cette Betty me regarde pendant quelques instants avant de se tourner vers Ash. Ce dernier devient plus rayonnant, moins tendu à son approche, preuve que le sourire qu'il me réservait depuis le début n'était qu'une façade.

– Hé, Betty, salue-t-il chaleureusement en mettant un coude sur la table, sa tête posée sur sa main.

– Les animaux sont interdits ici, claque-t-elle d'une voix nasillarde.

Il ne faut pas être née de la dernière pluie pour comprendre que l'animal dont il est question n'est autre que moi. Je fronce les sourcils, vexée et surtout blessée d'être insultée ainsi, sans aucune raison apparente. Ash me jette un regard, avant de se focaliser sur cette femme qui, à mon humble avis, est aussi laide intérieurement qu'extérieurement.

– On se détend, prévient-il, pas du tout outré par la remarque. Elle est avec moi, il n'y a rien à craindre.

Elle me fixe à nouveau et cette fois, je peux ressentir toute la méfiance, toute l'hostilité qu'elle peut éprouver envers ma personne. Je me sens envahie, étouffée par le poids de ce ressentiment qui doit sans doute perdurer pour avoir une telle puissance. Je suis si mal à l'aise d'être la source de cette attention néfaste que je cesse d'observer pour me concentrer sur le verre vide posée sur la table.

– Allez, tu peux faire ça pour moi ? souffle Ash d'une voix bien trop douce pour que cela soit naturel. En souvenir du bon vieux temps.

Les lèvres fines de Betty se retroussent pendant un bref instant, révélant ainsi des petites dents jaunes aussi tranchantes que des dards, avant de se refermer sur elle-même et de se tourner vers le squelette.

– Commande, demande-t-elle d'un ton sec en sortant un calepin et un stylo.

– Deux cafés. Et pas ta flotte que tu réserves à certains clients. Du vrai café de chez nous, pour nous deux.

Confuse par sa requête, mon intérêt se pose encore une fois sur leur échange. Betty lève ses yeux aussi noirs que du goudron et le fixe comme si une troisième corne venait de pousser au milieu de son crâne. Une fois la surprise passée, elle se renfrogne à nouveau, prend le verre vide et nous quitte sans un mot de plus.

Avant qu'elle n'entre dans le bistrot, je profite du fait qu'elle soit de dos pour observer sa carrure grossière et la maudire intérieurement pour son mauvais accueil.

Qu'est-ce qu'ils ont tous à me traiter de la sorte ? Surtout elle, avec ses allusions que je ne suis qu'un animal bon à chasser ! Elle a de la chance que je sois accompagnée, sinon je serais tout de suite partie !

Elle ferait mieux d'arranger son hospitalité au lieu d'entretenir son gros cul !

– Tu ne dis rien mais ton regard révèle tout, intervient Ash.

Sa phrase me tire de ma contemplation et je tourne la tête vers lui. Il est toujours avachi sur la table, sa chaleur a disparu pour laisser place à un sourire sans éclat. Malgré moi, ma vue se concentre quelques instants sur sa main posée sous son menton et j'ai bien du mal à concevoir que cela lui appartient. Je suis encore mal à l'aise face à une telle chose et quelque part, tout au fond de moi, je me trouve idiote d'avoir une crainte pareille.

Je cesse cette sottise et préfère fixer ses petits diamants qui me décortiquent sans état d'âme.

– Tu as de mauvaises pensées sur Betty, continue-t-il simplement, sans faire une seule allusion sur mon arrêt oculaire.

– Je me disais qu'elle était presque charmante, réponds-je, légèrement honteuse d'être prise la main dans le sac.

– Ouais, Betty est comme ça. Les gobelins sont très méfiants, surtout envers les inconnus. Mais une fois que tu les connais, ils sont extras.

J'ai un grand doute sur ses dires mais je n'argumente pas. Je ne pense pas que Betty me laisserait une chance de la connaître, car je sais d'où vient réellement le problème. J'en ai assez vu aujourd'hui pour saisir que ma nature est un véritable obstacle en une compréhension mutuelle. Et, à vrai dire, je ne veux faire aucun effort pour commencer à résoudre cette problématique de notre société. Je ne veux pas me blesser inutilement face à des critiques ou de mauvais regards, j'ai assez de plaies en moi pour en ajouter inutilement.

Donc, si c'est vraiment ça, pourquoi suis-je assise à la même table qu'un monstre ?

C'est parce qu'Ash m'y a obligé... Sinon, je serais déjà loin, si loin que personne d'autre que Jo ne pourrait m'atteindre...

Mais il ne m'a pas enchaîné sur place, j'ai toujours ma liberté de partir.

Alors pourquoi je reste sur cette maudite chaise avec lui, à vouloir tenter un début de compréhension entre nous ?

Pourquoi j'essaie avec lui et non avec les autres ?

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