Chapitre 14 : Engluée dans l'inertie #2
Milly
Après un café sucré – qui remplace un petit-déjeuner inexistant que j'aurais tant aimé déguster –, j'applique mon maquillage charbonneux habituel, qui souligne mes yeux noisette, et fais un coiffage rapide, aplatissant malgré moi mes cheveux déjà raides de couleur chocolat. J'observe une dernière fois mon pauvre reflet, saisis mes affaires et quitte enfin mes quatre murs. Je vérifie à plusieurs reprises que la porte est bien fermée – un TOC que j'ai bien du mal à soigner –, et réfléchis à ce que je peux faire. Je me maudis de ne pas m'être organisée avant, ça m'aurait évité de rester sur le palier comme une cruche.
Je ne peux pas prendre ma voiture, en réserve depuis peu, et je ne peux pas mettre de l'essence car j'ai à peine sur mon compte bancaire pour finir le mois. La seule solution est d'aller à l'épicerie la plus proche, qui se trouve au centre-ville en dix minutes de marche. Un quartier où il est réputé pour être habité que par des monstres.
Enfin, c'est ce que j'ai entendu dire, car cela fait des mois que je n'ai plus mis un pied là-bas. Je n'y allais que pour le travail dans le bar-café Café de chez nous, autrefois dirigé par Mme Mercier et, par chance, l'épicerie se situe juste en face. Même après des mois de chômage, je me surprends à penser à mon ancienne patronne. Je me demande ce qu'elle fait, si elle a réussi à surmonter la perte de son établissement – vendu à cause d'une baisse drastique de la clientèle, conséquence de la venue des monstres selon elle – et à dénicher un autre travail dans cette ville devenue presque inaccessible pour nous les humains, que ce soit financièrement ou professionnellement. J'espère qu'en tant que mère célibataire avec trois enfants à charge, elle a pu trouver une solution pour reconstruire sa vie en toute tranquillité d'esprit.
Je secoue la tête, chassant ces pensées pesantes. Il est temps que je bouge et que je descende les escaliers, en souhaitant ne croiser personne dans l'immeuble. Je suis une fille timide, presque asociale, et mes étranges voisins ne m'incitent pas à atténuer ce trait de caractère. Au moins, au deuxième étage, il n'y a que Jo et moi qui avons élu domicile.
Après une bonne respiration, je prends enfin les escaliers, les bandoulières de mon sac à main sur l'épaule. J'atteins le premier palier et croise fortement les doigts pour ne pas rencontrer l'homme qui y loge. Je ne l'aime pas, je me sens toujours mal à l'aise quand je le vois. Âgé d'une cinquantaine d'années, il a souvent le teint gris, l'air crasseux, et a tendance à ouvrir systématiquement la porte quand il entend du bruit. Il a un sourire vicieux – je me souviens encore de la première fois où j'ai louché sur ses dents jaunâtres bien dégueulasses –, une haleine chargée due à l'alcool et pose constamment des questions indiscrètes. Par exemple, savoir si mon copain s'occupe bien de moi ou s'il me comble assez au lit. Une attitude et des dires qui vous font froid dans le dos et éveillent une alarme interne. Même Jo l'évite, lui qui est si enclin à faire de nouvelles rencontres.
Le jour où je n'ai plus voulu croiser ce sale type sur ma route, c'était un soir où, en état d'ébriété, il a frappé sa petite copine du moment dans le couloir en hurlant à la mort. Petite copine qui devait avoir seize ans à tout casser. Ce genre d'évènement vous marque et je suis bien heureuse que cette jeune fille ne soit jamais revenue.
À cet âge-là, on ne traîne pas avec un mec à la main leste, bourré H24, qui pourrait être plus vieux que ton père.
Par chance, il n'ouvre pas – vu l'heure, il doit être encore en train de cuver – et je continue à descendre d'un pas rapide jusqu'à atteindre le rez-de-chaussée.
Je passe devant deux portes d'appartements. L'un est vide depuis aussi longtemps que les autres mais celui qui est près de l'entrée est occupé par un jeune couple. Je les croise peu, et je préfère que ça reste ainsi. Quand je traverse le couloir, je les entends souvent se disputer au travers de leur porte close. L'homme, au nom de Pat, est quelqu'un de discret, qui fume énormément devant la bâtisse, pour échapper à sa copine. J'ai déjà échangé quelques mots avec lui, il est assez jovial et son timbre de voix est doux, presque effacé. C'est plaisant de parler avec lui. C'est sans doute le seul voisin que j'apprécie.
Cependant, sa compagne, prénommée Lorie, est une autre histoire. Le peu de conversation que j'ai eu me suffit. Tout ce qui sort de sa bouche n'est que plainte et médisance sur tout et tout le monde, petit ami inclus. Cela m'a gênée, j'ai préféré m'éloigner, même si c'est la seule femme qui habite dans l'immeuble.
En parlant du loup, je vois la porte de leur appartement s'entrouvrir. Je ne sais pas comment elle a fait pour savoir que je suis ici, mais ses yeux camouflés d'une monture épaisse me fixent d'un air méfiant. Je baisse la tête et scrute le carrelage mosaïque sale lors de ma démarche vers la sortie.
Courage, fuyons !
Je sens la brûlure de son regard, me perçant un trou imaginaire à l'arrière du crâne. Je passe par la double porte en bois terni, son grincement signale à coup sûr mon départ à tous, et mets un pied dans le monde extérieur. Je préfère ne pas rester devant l'immeuble, au cas où Lorie ait la bonne idée de vérifier ma présence et d'engager une conversation désagréable.
Tout en remettant correctement la bandoulière, je longe le trottoir d'un pas rapide. Je fais un petit sourire à ma vieille 106 rouge garée qui a bien besoin que l'on s'occupe d'elle et me dirige vers le centre-ville.
J'espère que les rumeurs d'une potentielle invasion de monstres sont infondées.
Ayant un doute à la dernière minute, je fais une brève recherche sur mon téléphone et constate que l'enseigne de l'épicerie est toujours la même. Donc il reste encore une présence humaine dans ces lieux... Je savais bien que les potes de Jo affabulaient et exagéraient certains faits ! Mais il est tout de même vrai que les monstres sont nombreux dans ce secteur. Ça, c'est une certitude.
Faites que j'en croise peu aujourd'hui... On est tôt le matin, ça devrait aller !
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