Chapitre 12 : Une valeur cachée #3


Ash


Had se détourne et fixe ses mains, paumes tournées vers lui, toujours camouflées par des gants qu'il porte trop souvent à mon goût. Il reste ainsi pendant un instant, je ne fais que l'observer, mon inquiétude pour lui passant par-dessus le ressentiment qui m'habite.

– Regarde-moi, souffle-t-il sans dévier son attention sur cette partie de son corps. Regarde comment je suis. Je représente un futur inéluctable, la mort qui les attend à la fin de leur voyage. Je suis l'une des plus grandes peurs de l'être humain et j'aurais beau être bien habillé, avenant et poli, ils s'enfuient toujours. Toujours, tu comprends. Mais pas lui. Non, lui, il est resté et m'a regardé comme si je méritais d'exister auprès d'eux. Comme si je pouvais avoir ma place. Tu ne peux pas savoir comment j'étais heureux qu'il reste sur le même trottoir que moi. Et son sourire est la meilleure récompense que j'ai eue, ça change des cris que j'ai dû affronter.

Ce déversement de lui-même me brise l'âme et balaie toute la colère que je ressentais jusqu'à maintenant. Je sais qu'il porte les humains en haute estime, mais jamais je n'aurais pensé qu'il souffre autant de leur rejet, au point qu'il commence à détester sa propre apparence.

Je déglutis difficilement, et prononce les mots que je dis peu souvent :

– Had, je t'aime comme tu es.

– Oui, mais pas eux.

Pourquoi... ? Pourquoi leur amour compte-t-il plus que le mien ? L'amour des inconnus vaut-il plus que celui d'une famille ? Pourquoi doit-il donner une telle importance à ces singes alors qu'ils ne méritent pas son affection ? Ils passent leur temps à le décevoir, à le blesser, donc pourquoi s'obstiner ?

Côtoyer un humain lui fait si plaisir ?

Ça le rend vraiment heureux ?

Bordel, quel dilemme !

Had laisse tomber ses mains sur ses cuisses puis se tourne enfin vers moi. Sa mélancolie est toujours présente sur ses traits mais il essaie de l'éclipser avec sa bienveillance habituelle.

– Tu pourrais au moins considérer ce que je t'ai dit et mettre des gants dans tes poches ?

Je ne me cacherai pas. Je me cache bien assez comme ça, je ne vais pas non plus dissimuler mes mains qui foutent les pétoches à ces humains, à mon plus grand plaisir.

Jamais tu ne me convertiras à ton idée, petit frère.

Mais je peux faire semblant, pour mieux te surveiller et te soulager.

– J'y réfléchirai, réponds-je avec un visage de marbre, tout en sachant que je suis un profond hypocrite.

– Merci, Ash. Merci de faire un effort. Ça compte beaucoup pour moi, tu sais.

– Ouais, fais-je, peu convaincu. Est-ce que j'ai vraiment le choix ?

– On a tous le choix ! s'exclame-t-il, un poil trop optimiste. Mais je suis sûr que celle-ci est la bonne ! Ça nous permettra de mieux nous connaître entre interespèces et de régler nos différends, s'il y en a !

– Tu sais, quand je me suis levé ce matin, jamais je n'aurais pensé faire « ami-ami » avec des humains.

C'est vrai, quoi ? Rencontrer un humain et me mélanger à leur monde ne font pas du tout partie de mes projets immédiats ! Si je pouvais ne pas les voir du tout, ça égaierait mes journées et résoudrait pas mal de problèmes, comme celui-ci.

– Il y a un début à tout, me dit-il avec un si grand sourire que je suis incapable de lui retirer avec mes mauvaises ondes. Tout ira bien, j'en suis sûr. Regarde, tout s'est bien passé ce matin.

– Donc tu as l'intention de continuer à les voir ?

Je connais très bien sa réponse, mais je peux toujours avoir une pointe d'espoir qu'il ait trouvé subitement la raison. Les miracles existent, même si je n'en ai jamais vu.

– Oui, je continuerai à le voir, ainsi que sa compagne. Avec ou sans ton consentement, je préfère te prévenir.

– C'est trop de bonté de ta part, raillé-je, sans pouvoir retenir davantage la grimace de dégoût que je dissimulais depuis trop longtemps.

– Ne fais pas cette tête, glousse-t-il, se sentant nettement mieux depuis qu'il s'est livré à moi, tout le contraire de ce que j'éprouve actuellement. Ça ira, ne t'en fais pas. Quand j'irai les voir, tu pourras venir avec moi si ça te rassure.

– M'ouais. La femme passe encore, on dirait un petit chiot apeuré à qui on a trop souvent mis des coups de pied. Mais le mec...

Je claque la langue, l'air mauvais. Je ne peux pas m'empêcher de remettre ça sur le tapis. J'ai l'impression de radoter mais je m'en fous. Je n'aime pas du tout ce type. Je ne sais pas, quand je l'ai vu, j'ai ressenti quelque chose de désagréable en moi. Une alerte, un avertissement me disant que ce mec n'allait rien nous apporter, à part des ennuis.

À chaque fois que je croise le regard d'un humain douteux, une hostilité tord ma poitrine et assombrit mon humeur. Jamais je ne ferai le moindre pas envers cette espèce et jamais je ne leur proposerais mon aide, même s'il y en a un qui se noie devant moi. Un humain mort est un souci en moins dans notre ville.

Cependant, pendant un bref instant, cette femme m'a fait douter de mes convictions. Elle a su, grâce à un humour boiteux, entailler ce mur glacial bâti depuis des années et a réussi à me décrocher un rire. Pas un tordu, perverti par les coups de crasse que la vie m'a offerts si gentiment, mais un véritable rire, une petite bulle de joie que je n'ai pas ressentie depuis longtemps.

Elle a un humour qui déboîte et qui résonne bien avec le mien.

...

Je n'aime pas ça. Du tout.

Noyé dans mes pensées, je ne remarque pas le visage rayonnant de mon frère.

– Ah, tu vois ? surenchérit-il, avec un ton mélodieux. Tu commences à apprécier le genre humain.

Il faut encore qu'il enjolive la moindre chose et, étrangement, je n'aime pas qu'il ait détecté quelque chose en moi que je n'accepte pas. Je ne veux pas qu'il révèle un point que je ne suis pas prêt à assumer et surtout à ressentir.

Tous les humains sont les mêmes et une gentillesse cache toujours une lame pour nous écorcher à la moindre faille.

– « Apprécier » est un grand mot. Je sais même plus comment elle s'appelle déjà. Nathalie ? Amélie ?

Je fais exprès d'oublier ce nom. Ça me permet de prendre du recul et d'étouffer le peu de positivité que j'ai pu trouver dans cette rencontre non désirée.

– Milly ! affirme Had, consterné par ma supposée mémoire défaillante.

– Ah oui, la petite Milly..., fredonné-je, pensif.

Je perçois qu'il me parle mais mon esprit s'égare à nouveau dans une direction qui est contraire à ma volonté. Une interrogation revient à chaque fois, similaire à un battement de cœur anxieux d'une proie. Je suis bien incapable d'éloigner cette inquiétude, cette question, qui ronge ma tête.

Milly, petite Milly, que caches-tu derrière ce visage chargé de mélancolie ?

J'ai juste été surpris par son allure inoffensive et son humour. Je n'étais pas préparé à ce genre d'humain. La prochaine fois, je bâtirai une armure, imperméable à toutes attaques de ce type, et j'aurai les armes nécessaires pour affronter un potentiel sourire.

Pour la sécurité de mon frère, je dois surveiller ce Joachim... et aussi sa femme.

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