Chapitre 9 - Vers Giléanne

Quitter la chapelle du petit hameau et se séparer de Biyann avait été compliqué, aussi bien pour Krélia que pour Allonn après les épreuves qu'ils avaient respectivement traversé et la fatigue.
Finalement, ils étaient restés sur leur idée de voyager ensemble jusqu'à Giléanne et il était donc décidé qu'ils feraient le trajet en compagnie l'un de l'autre.
Si, il y avait juste quelques temps encore, cheminer à côté d'une créature maléfique sans chercher à la mettre hors d'état de nuire et, au contraire, la laisser libre, aurait été intolérable à Allonn, aujourd'hui il s'en moquait parfaitement et il avait accepté sans difficulté. Krélia aussi se moquait bien d'effectuer le trajet avec l'homme responsable de son incarcération alors il n'y avait aucun problème de son côté à elle non plus.
Peut-être que, pour la suite du voyage, ils regretteraient de ne pas avoir hésité davantage avant de choisir de gagner le premier port des Caëlinnes ensemble et que des tensions apparaîtraient mais, pour le moment, tout se déroulait calmement et sans difficulté.
Ils étaient partis il y avait maintenant deux jours et ils se trouvaient au milieu de leur troisième journée de marche.
Après avoir essayé de les retenir encore un peu à sa chapelle, inquiet de leur état encore fatigué et plus particulièrement pour celui de Krélia dont les blessures étaient longues à guérir, Biyann leur avait donné plus de vivres qu'il n'en était nécessaires pour ce trajet et il avait également confectionné un baume à base de simples pour soulager les blessures de Krélia, bien que cette dernière doutait de l'efficacité d'un onguent basique sur ses plaies au sel et à l'argent mais, avec tout ce que le jeune prêtre avait fait pour elle, il aurait été très mal venu de lui signaler que ses efforts seraient inutiles, politesse élémentaire rappelée par Milinne.
Ainsi, tous les soirs depuis deux jours, elle en recouvrait ses blessures, autrement dit, l'intégralité de son corps, en tentant de l'économiser au maximum et, comme elle l'avait prévu, cela n'avait pas été une grande réussite jusqu'ici. D'ailleurs, toutes ces petites plaies craquelées et boursouflées pourraient ne pas tarder à leur poser des problèmes si elles ne commençaient pas un minimum à se résorber.
Ils avaient croisé un marchand itinérant se rendant à Hawel et qui avait cru qu'elle avait la vérole. Si la rumeur se répandait dans la ville, les autorités seraient capables de la mettre en quarantaine pour éviter une éventuelle contamination qui déboucherait sur une épidémie. Cette inquiétude avait saisi Allonn après la rencontre avec ce commerçant mais il n'en avait rien dit.
Premièrement car il redoutait de vexer Krélia et donc sa réaction et deuxièmement car il se sentait responsable, à raison, de toutes les blessures dont elle souffrait alors penser à son état lamentable le torturait. Sans compter que faire une remarque sur ses plaies serait vraiment un réel manque de délicatesse et de savoir-vivre, alors il se taisait, n'osant rien dire et pas seulement à propos des blessures de Krélia qui pourraient causer des complications.
Ils ne se parlaient pas vraiment, s'enquérant uniquement du strict nécessaire : la distance qu'il restait à parcourir, qui portait le sac et seulement des chose de même genre, chacun perdus dans ses propres pensées désolées et emplies de chagrin.
Cette peine aurait pu leur faire un sujet de discussion puisque, ils l'avaient déjà remarqué, cela leur faisait un point commun qui les réunissait, eux qui étaient si différents et séparés par tant de choses, mais ils s'étaient déjà ouverts à Biyann, qui avait su trouver les mots pour les soulager et les apaiser, et, seuls tous les deux sur le chemin de Giléanne, ils craignaient que formuler leurs peines à voix haute les rendrait encore plus vives, présentes et pesantes ou bien de ne pas supporter d'entendre leur propre histoire de désespoir et donc de s'écrouler sans parvenir à se relever.
Ils avançaient donc en silence, ruminant leur profond chagrin et leurs forts remords en s'inquiétant quelque peu pour la suite et en endurant les blessures, mais ils avaient tout de même un bon rythme, peut-être même trop.
Ils marchaient durant de longues heures en ne s'autorisant qu'une seule pause dans la journée, celle de la nuit. L'épuisement physique les aidait à ne pas trop songer à leur malheur et également à s'endormir presque immédiatement une fois installés dans leur campement.

« Que feras-tu si ta fiancée n'est pas à Giléanne ?

Allonn redressa le visage, le regard fixé sur le bout de ses bottes couvertes de poussière, pour se tourner vers Krélia qui venait de lui poser cette question d'une voix enrouée à force d'être restée silencieuse.
Il la dévisagea durant quelques secondes, ne s'attendant absolument pas à ce qu'elle lui adresse la parole mais il détourna bien vite les yeux, ne supportant pas de voir ces blessures davantage puisqu'il les avait provoquées.
Rivant de nouveau le regard sur ses pieds, il haussa simplement les épaules comme seule réponse à la question de Krélia. Ce n'était pas qu'il ignorait la réponse à la question de Krélia mais plutôt que, pour lui, elle était tellement évidente qu'elle se passait d'explications. Si il ne trouvait pas Yhrice dans Giléanne, il explorerait toutes les Caëlinnes et même, si il le fallait, tout le monde de Léocie, bravant les affrontements violents en Lavine, les marécages de Malédonne ou encore le désert de Sharre sur Réchidd.
Rien ne l'arrêterait. Il retrouverait Yhrice et subirait sa colère amplement justifiée.
Se contentant de cette réponse de la part d'Allonn, Krélia n'insista pas. De toute manière, elle ne s'interrogeait pas vraiment sur son sujet. C'était seulement une manière de débuter le dialogue et préparer le terrain pour ce qui l'intéressait réellement.
Elle déclara sans détour, abrupte et d'un ton qui indiquait clairement qu'elle n'accepterait aucun refus :

- J'ai besoin d'un service.

Allonn redressa le menton pour poser un regard sur Krélia, l'observant en se décalant légèrement pour ne pas avoir à fixer à nouveau ces terribles blessures qui ne faisaient que faire peser encore davantage sa culpabilité déjà écrasante.
Il était surpris par sa demande, ne s'attendant pas à ça et également fort surpris par la manière dont elle l'avait dit. Habituellement, lorsqu'on demandait une faveur à quelqu'un, on cherchait plutôt à l'amadouer pour être certain d'obtenir ce qu'on souhaitait.
Krélia avait visiblement une toute autre façon de procéder, mais cela faisait de toutes évidence partie de sa personnalité. Une fois qu'elle avait ravalé ses larmes et sa détresse, elle se montrait rugueuse donc, finalement, après quelques secondes de réflexions, ce ton ne l'étonnait pas tant.
Son silence indiquant à Krélia qu'il l'écoutait avec attention, ne comptant pas le lui préciser à voix haute car il n'avait aucune envie d'ouvrir la bouche si ce n'était absolument pas nécessaire, elle continua :

- Tu sais que je veux retrouver Léttan, du moins, son corps pour lui offrir une cérémonie seulement... Je n'ai pas reçu une éducation religieuse rigoureuse alors j'ignore comment ça se passe. Tu vas m'expliquer et me dire comment faire.

- Tu veux lui rendre un hommage religieux, t'adresser aux dieux, toi ?

- Léttan mérite que les dieux prennent soin de son âme ! Il mérite d'être accueilli dans le palais de Dinéa comme tous les marins. Qu'importe mon avis sur la religion. C'est Léttan qui compte et je ne te demandais pas de commentaire mais une marche à suivre.

- Que veux-tu que je te dise ? Recommande-le aux dieux si tu veux.

- Ne le prend pas sur son ton ! Il doit y avoir une prière à dire, un ordre à suivre, quelque chose !

- Et bien, tu dois nommer le défunt et il y a différentes prières rituelles, des générales, des qui s'adressent à un dieu en particulier. Je...je pourrais la prononcer si tu veux. Tu n'as qu'à me dire laquelle tu préfères.

- Pourquoi ferais-tu ça ? Je ne suis qu'une créature maléfique.

- Peut-être mais lui était un humain, et honnête pour ce que j'en ai jugé. Tu l'as dit toi-même, il le mérite.

- Et j'avais aussi cru comprendre que tu ne croyais plus aux dieux, que tu avais perdu ta foi en même temps que ta fiancée.

Allonn contracta les mâchoires, n'appréciant guère le peu de délicatesse et d'empathie que manifestait Krélia à son encontre et à celle de son malheur.
Lui, il s'efforçait de se montrer aussi délicat que possible avec elle alors qu'elle n'était animée que de magie noire, qu'il aurait dû l'arrêter, pourtant, il se proposait de l'aider, de la soutenir durant la cérémonie. Elle aurait tout de même pu faire un effort et avoir plus de tact. Rien ne l'obligeait à lui rappeler ses erreurs impardonnables, sa détresse et ses profonds doutes.
Il se força au calme en inspirant profondément pour dissiper sa colère qui montait. Après tout, s'énerver contre Krélia serait inutile et même une très mauvaise idée. Au vu du caractère de la jeune fille, elle réagirait violemment si il s'emportait contre elle, le chagrin aidant en plus de son tempérament habituel, et la situation dégrénerait rapidement jusqu'à l'incontrôlable.
Il n'oubliait pas qu'elle restait dangereuse même blessée, épuisée et en plein deuil. Se retrouver face à une banshee furieuse n'était certainement pas souhaitable, au contraire.
S'obligeant donc à ravaler son énervement et à l'enfouir tout au fond de lui pour éviter l'incident, il se contenta de hausser les épaules pour seule réponse à la remarque de Krélia.
Justement, elle aurait dû être touchée qu'il fasse le geste de s'adresser aux dieux alors qu'il les avait rejetés mais, visiblement, les remerciements n'entraient pas dans sa ligne de conduite. Au lieu de cela, elle lui retournait le poignard dans la plaie.
Krélia marmonna avec un regard désintéressé :

- Tu fais bien comme tu veux après tout. »

Allonn pinça les lèvres, de nouveau vexé par les derniers mots de Krélia qui continuait à se montrer fort peu compatissante et qui semblait oublier que lui aussi souffrait profondément, bien que lui-même s'efforçait de ne pas y songer pour ne pas s'écrouler.
Pensant toujours que l'affrontement, même verbale, était à éviter, il continua à se taire, gardant la bouche fermement scellée pour empêcher toute réponse spontanée et incontrôlée de jaillir, et il se contenta de soupirer lourdement par les narines, s'attirant un bref regard de la part de Krélia. Elle examina rapidement sans s'y attarder le visage de l'ex-inquisiteur, ses traits fatigués, son expression excédée et vexée et ses yeux habités par le chagrin.
Elle détourna les yeux avec une légère moue navrée. Non, elle ne se moquait pas complètement des sentiments d'Allonn, qui se rapprochaient beaucoup des siens, ce qui l'aidait à se sentir moins seule, à supporter un peu mieux toute sa détresse, mais, si ce partage les rapprochaient davantage que comme de simples camarades de voyage réunis par la force des choses, les risques seraient grands pour Allonn car, même sans le vouloir, Krélia était un danger ambulant pour tous ceux qui se risquaient à s'approcher, Léttan et Vanilesse l'avaient malheureusement constaté à leurs dépends.
Elle ne voulait pas ajouter une victime de plus de sa monstruosité à sa liste et puis, s'attacher à une nouvelle personne serait accepter la possibilité de succomber encore à la douleur. De toute manière, elle ne souhaitait pas tisser de liens avec quiconque et ce n'était pas un résultat de la mort de Léttan.
D'ailleurs, elle n'avait jamais prévu ni même voulu tomber amoureuse du jeune homme ni de ressentir de la sympathie pour quelqu'un. Un être maléfique comme elle ne méritait pas d'amis, ne méritait rien et représentait un danger pour toute l'humanité même lorsqu'elle ne voulait de mal à personne.
Comme sur l'Oiseau des vagues, le moyen qu'elle mettait en œuvre pour protéger autrui était de se montrer aussi distante et détestable que possible pour dissuader toute personne de l'apprécier et donc de s'attarder auprès d'elle.Ce n'était donc pas totalement de l'indifférence égoïste qu'elle manifestait, contrairement à ce que croyait Allonn, mais une froideur calculée pour le tenir éloigné et donc en sécurité.
Du moins, en grande partie car elle devait tout de même reconnaître qu'elle n'avait pas été créée avec la délicatesse, le tact, la douceur ou même la compassion qu'on s'attendait à trouver habituellement chez un être humain, ce qu'elle n'était pas de toutes manière. Après tout, sa créatrice ne l'avait pas invoqué pour avoir une amie mais pour exécuter ses ordres et tuer sans état d'âme.
Krélia renifla, son regard embué de larmes. Ce n'était pas ses digressions qui provoquaient ces larmes qu'elle contenait mais encore et toujours ce chagrin qui la martelait violemment.
Elle inspira en fermant brièvement les paupières puis, tentant de se focaliser sur autre chose, elle plongea sa main dans le sac, que c'était à son tour de porter, et saisit la première chose que ses doigts rencontrèrent. Elle tira une pomme rouge et jaune dans laquelle elle croqua. Elle n'avait pas vraiment faim, ni même envie de manger, c'était seulement pour occuper son esprit avec la mastication de la chair farineuse et le goût du fruit.
Décidant de l'imiter, Allonn lui demanda, à gestes silencieux, de lui donner le sac. Laissant le bandoulière glisser de son épaule, elle le tendit au jeune homme qui prit bien garde à ne pas effleurer ses doigts, ce à quoi elle veilla aussi particulièrement. Il fouilla à l'intérieur sans ralentir la cadence de son pas et il sortit quelques morceaux de viande salée pour mordre dans le premier.
Ni l'un ni l'autre ne proposa de s'arrêter pour se sustenter tranquillement. Depuis leur départ du petit hameau, ils ne faisaient jamais de halte en milieu de journée et marchaient tout en mangeant de manière à gagner du temps. Ils refusaient de perdre du temps qu'ils pouvaient utiliser pour avancer. Ils se moquaient de s'épuiser, de mettre leur santé en danger.
Tout ce qu'ils voulaient était retrouver leur amour perdu. Ensuite, ils se reposeraient.
Allonn garda le sac sur son épaule et, la nourriture apportant un regain d'énergie dans leurs corps à tous deux, ils accélérèrent la marche.

Les kilomètres s'enchaînèrent durant trois heures, leurs pas se succédant rapidement, les enjambées les unes après les autres et,peu à peu, à l'horizon, plus proche qu'ils ne le pensaient, l'océan qui scintillait apparu. Giléanne n'était plus très loin. Il ne leur restait plus qu'à longer la côte jusqu'à la ville.
Leurs bottes s'enfoncèrent dans le sable de la petite plage, celles d'Allonn davantage que celles de Krélia puisqu'il était plus lourd que la jeune fille. Là, alors qu'ils ne s'étaient même pas permis de stopper pour prendre leur repas dans de bonnes conditions, ils s'arrêtèrent durant quelques instants, chacun pour une raison différente.
Allonn se sentait soudainement pris d'un doute face à la silhouette de Giléanne qui se dressait à quelques kilomètres, le regards fixé dessus et les dents mordillant sa lèvre inférieure.
Durant le trajet, il s'était accroché à l'idée que Yhrice se trouvait dans cette cité, ne songeant pas à une autre possibilité, même après la question que lui avait posé Krélia dans la journée, alors il était saisi par la crainte de ne trouver que des marins au chômage à Giléanne et de devoir ensuite se diriger au hasard pour espérer tomber sur elle par miracle, mais il ne se découragerait pas et comptait bien arpenter tout le monde de Léocie au besoin.
Quant à Krélia elle avait atteint sa destination, elle reconnaissait le paysage qu'elle avait aperçu dans sa vision, à quelques différences.
L'emplacement exact où Léttan avait rendu son dernier souffle devait se trouver juste un peu plus loin. Le corps de Léttan gisait à seulement plusieurs mètres d'elle, elle en était persuadée, elle le savait, et une épaisse chape de plomb pesait lourdement sur sa poitrine, gagnée par l'appréhension de se retrouver face à lui. Face au cadavre de l'homme qu'elle aimait.
Elle était également envahie par la peur de voir l'état dans lequel il serait. Cela faisait déjà plusieurs jours que la mort était venue arracher Léttan au monde des vivants et elle risquait de ne découvrir qu'un tas de chaire putréfiée, méconnaissable, qui ne possédait plus grand chose avec le jeune second élégant et passionné qui l'avait séduite malgré elle. Elle craignait de ne pas supporter cette image.
Quelle ironie ! Elle qui avait été façonnée avec pour seul but de rependre mort et destruction par le son de son cri, elle s'imaginait déjà défaillir devant un simple corps, sauf que ce corps n'appartenait pas à un anonyme qui la rendait indifférente et dont elle se moquait mais de celui de Léttan.
De Léttan qui s'était toujours méfié d'elle et avait tout fait pour la percer à jour sur l'Oiseau des vagues, de Léttan qui était venu la retrouver dans les plaines glacées de Frékilia, de Léttan qui avait été contraint de la suivre, perdu et tourmenté, de Léttan qui l'avait embrassé, de Léttan qui lui avait dit qu'il l'aimait, qui l'avait aimé malgré sa monstruosité et qui avait, en un sens, vu plus loin que son aura de ténèbres.
Elle inspira profondément pour dénouer le nœud de chagrin qui était venu se loger dans sa gorge ainsi que pour se donner du courage. Elle avait parcouru tout ce chemin pour une raison, une unique raison, alors elle n'allait pas flancher si près du but et rendre à Léttan les hommages funèbres qu'il méritait amplement.
Elle expira longuement puis elle fit un pas et jamais sa jambe ne lui avait paru si lourde, pesante et raide, comme si elle s'était soudainement transformée en pierre, pourtant, elle avait exactement la même consistance que quelques minutes auparavant.
La jeune fille focalisait de nouveau ses forces et son courage pour soulever son poids et effectuer un deuxième pas lorsque Milinne se manifesta dans son esprit. L'épuisement physique, qui causait un épuisement psychologique, la rendait silencieuse, ce qui arrangeait bien Krélia, mais, là, toute proche de l'objectif de la banshee, elle se réveillait et s'opposait. Elle ne voulait pas voir un cadavre, encore moins en décomposition, un amas de chair informe vaguement humain, puant et nauséabond.
Krélia la chassa en l'insultant mentalement avec véhémence.
Comment cette sale petite bourgeoise naïve et idiote se permettait-elle de parler de Léttan de la sorte ?
Les mâchoires contractées et poussée par la colère, elle reprit son chemin, avancer était bien moins difficile lorsqu'on était furieuse plutôt que triste. La voyant s'éloigner à grandes enjambées, Allonn lui emboîta le pas en réajustant le sac sur son épaule.
À mesure qu'elle progressait sur cette plage, sa colère commençait à se dissiper, en grande partie grâce au silence de Milinne qui ne souhaitait pas expérimenter à nouveau la rage de Krélia, et sa crainte pesa de nouveau sur ses épaules.
Il lui semblait maintenant que ses semelles étaient recouvertes d'une épaisse couche de métal et que l'air s'était densifié pour former une substance gélatineuse qui l'empêchait d'avancer et la retenait en arrière. Évidemment, il ne s'agissait que d'impressions que créait sa peur de tomber face au corps en décomposition de Léttan. Pour éviter qu'il ne surgisse sous ses yeux sans qu'elle ne s'y attende, elle ne regardait pas la plage se déroulant devant elle mais les alentours, cherchant à identifier le paysage exact de sa vision.
Elle s'immobilisa si brutalement que Allonn manqua de la percuter mais, préférant tomber lamentablement plutôt que d'être traversé par les ténèbres de la banshee, il tituba, s'emmêlant les pieds, et chuta dans le sable qui ne se priva pas pour s'engouffrer entre ses vêtements et dans sa bouche.
Il cracha plusieurs grains puis demanda à Krélia en se relevant et s'époussetant :

« Que se passe t-il ?

- C'est ici.

Murmura Krélia dans un souffle, la voix enrouée et la gorge nouée.
Ses yeux, déjà larmoyants, la brûlèrent et ses paumes se couvrirent de sueur alors que son cœur s'emballait de sa cage thoracique. Son corps raidi était secoué de spasmes et tremblait. Le chagrin, la peine et la peur se mêlaient avec intensité en elle.
Elle était arrivée. Il ne lui restait plus qu'à baisser le regard et elle découvrirait Léttan, ou plutôt ce qu'il en restait après plusieurs jours. Ce n'était pas grand chose, seulement poser les yeux un peu plus bas mais elle sentait que c'était au-dessus de ses forces.
Elle ferma même les paupières en serrant les poings. Elle ne pouvait pas. Elle n'y arriverait pas. Voir la dépouille de Léttan serait accepter et reconnaître qu'il était définitivement parti pour toujours.
Seulement, elle n'avait pas d'autre choix que celui de se résigner mais elle ne le voulait pas. Elle désirait que Léttan revienne et c'était tout. Elle était incapable de regarder en face la preuve, la vision, de son décès, elle ne le pouvait pas. Après tout ce chemin parcouru et toute cette fatigue, elle ne le pouvait pas.
Elle détourna le visage en gardant fermement les yeux clos. Allonn observa sa réaction, une expression désolée sur les traits.
Jusqu'alors, il avait encore un peu de difficulté à admettre qu'un être qui ne devait la vie qu'à la magie noire et à la volonté de vengeance d'une sorcière puisse réellement aimer profondément comme lui aimait Yhrice mais, en la voyant ainsi tremblante et affectée, il ne doutait plus que c'était parfaitement possible.
Finalement, l'inquisition ne lui avait appris qu'à détester sans discernement ni réfléchir et il s'apercevait que les réalités, les mystères, du monde étaient bien plus impénétrables qu'il l'avait cru et qu'il lui restait encore beaucoup à découvrir sur ces terres.
Pris d'un élan de compassion et également d'un peu de culpabilité, car lui avait de grandes chances de retrouver Yhrice en vie, il dressa le bras pour poser une main réconfortante sur l'épaule de Krélia mais il suspendit son geste, retenu à la fois par la crainte de son aura douloureuse et pas son éducation manichéenne d'inquisiteur. Finalement, il laissa retomber son bras le long de son corps et se tourna vers l'endroit où gisait Léttan et que Krélia évitait à tout prix de regarder. Là, il fronça les sourcils, surpris.
La banshee se serait-elle trompé ?
Il l'appela :

- Krélia... (elle ne répondit pas ni ne bougea). Krélia, regarde. Il n'y a rien du tout.

Stupéfaite par la déclaration d'Allonn, la jeune fille souleva les paupières en oubliant subitement sa crainte et elle regarda l'endroit sur la plage qui était la dernière chose au monde qu'elle souhaitait pourtant voir.
Ses yeux s'écarquillèrent. Elle constata que, effectivement, Allonn avait raison et qu'il ne s'agissait pas d'une perfide manipulation pour lui faire voir la réalité en face. Face à eux, face à elle, il n'y avait rien. Juste le sable que venaient lécher les vagues et la silhouette haute et massive de Giléanne.
C'était impossible !
Elle avait pourtant clairement reconnu les lieux. Léttan aurait dû être ici, il n'y avait pas d'autres possibilités.
À moins qu'il n'ait déjà été emporté par quelqu'un d'autre mais qui ? Dans un endroit isolé, certainement personne de sa connaissance et encore moins sa famille à Lémolia. Un voyageur avait dû le ramasser pour le ramener à la ville mais, personne n'ayant sans aucun doute pu donner son identité, tout ce qu'il avait dû recevoir était un cercueil anonyme, une fosse commune, et personne pour le pleurer.
Cette idée était insupportable à Krélia. L'homme qu'elle aimait simplement jeté dans un trou sous une tombe sans nom.
Elle eut envie de hurler. De hurler comme une banshee et de tout détruire pour que les alentours reflètent son désespoir. Le cri enfla rapidement dans sa gorge, bien plus rapidement que lorsqu'elle luttait contre, et elle s'apprêtait à ouvrir la bouche pour le libérer.
Elle l'aurait d'ailleurs sûrement fait si deux bras ne l'avaient pas brusquement ceinturée en la soulevant légèrement de terre. Allonn serra les dents lorsque les ténèbres de la banshee le transpercèrent de centaines d'aiguilles glacées.
Bien qu'il n'ait pas pu suivre le cheminement de ses pensées, l'ancien inquisiteur avait clairement remarqué que Krélia n'allait pas tarder à faire quelque chose dont sa nature la rendait capable pour la simple raison que ses yeux étaient devenus entièrement blancs. Préférant ne pas assister au déchaînement de ce qu'elle était, il avait pris sur lui et l'avait touchée.
Constatant que le danger semblait écarté puisque ses yeux avaient repris leur couleur turquoise sombre habituelle, il lâcha Krélia, faisant même un bon en arrière pour s'écarter d'elle. Il agita les bras, combattant l'engourdissement désagréable qui gagnait ses muscles.
Ne se préoccupant pas de lui, Krélia avança un peu, tentant de trouver une trace, une explication à ce qu'il s'était passé, bien que la plus vraisemblable était celle de la fosse commune. De rage, elle donna un violent coup de pied dans le sable. Les grains se soulevèrent en un nuage clair avant de retomber.
Le corps encore quelque peu crispé, Allonn la rejoignit. Il l'empêcha de porter un nouveau coup au sol d'un geste vif, ce qui ne lui plût guère, mais elle n'eut pas le temps de le lui faire savoir. Il s'agenouilla et examina avec attention le sable meuble.
Sentant le regard interrogateur de Krélia sur lui, il expliqua :

- On a parfois besoin de piste pour traquer les êtres maléfiques à l'inquisition, du moins, lorsqu'on ne désigne pas un coupable au hasard pour faire bonne impression.

Krélia ignora la dernière partie de la phrase prononcée d'un ton terriblement amer et elle rejoignit Allonn dans une position identique. Peut-être qu'on lui avait appris à trouver et remonter des traces pour être un bon inquisiteur mais, elle, sa créatrice l'avait dotée de nombreuses capacités et celles de pisteuses en faisaient partie, bien qu'elle n'y ait encore jamais eu recourt.
Se forçant à se maîtriser et à raisonner rationnellement au moins pour quelques minutes, elle imita Allonn et détailla le sol. Bien que plusieurs jours se soient certainement écoulé et que le vent avait dû balayer la plage, le sable conservait la vague empreinte d'une silhouette humaine.
Krélia échappa un sanglot lorsqu'elle comprit qu'elle observait le linceul de Léttan. Elle eut besoin de respirer profondément pour ne pas craquer comme il y avait quelques minutes.
Ayant relevé les yeux sur Krélia à la réaction qu'elle venait d'avoir, Allonn les baissa de nouveau sur le sable qu'il étudiait. Il approcha la main de ce qui semblait être la tête de la silhouette et posa les doigts à côté d'un point sur lequel il attira ainsi l'attention de Krélia. Cette dernière se pencha et discerna quelques gouttes sombres qui coloraient les grains de sable.

- C'est du sang. »

Indiqua Allonn en ramenant son bras sur ses genoux.
Krélia fronça les sourcils, non qu'elle ne croyait pas Allonn mais que son observation ne correspondait pas avec ce qu'il lui semblait savoir de la mort de Léttan.
Elle avait supposé que c'était la distance qui s'était brusquement creusé entre eux et qui, tirant trop sur le lien avec lequel elle se l'était attaché contre sa volonté, l'avait tué et, puisque cette possibilité était tout à fait plausible et logique, elle y avait totalement cru au fil des jours, sauf que ce sang indiquait qu'il y avait eu une blessure.
Serait-ce donc quelqu'un qui l'avait attaqué ? Dans ce cas, Allonn avait bien fait de l'empêcher de hurler car elle souhaitait conserver toute sa puissance pour le ou les assassins de Léttan.
Elle contracta les mâchoires sous la colère et, alertée par les mouvements d'Allonn en périphérie de son champ de vision, elle le regarda se déplacer sans se relever, ce qui lui conférait une démarche grotesque et ridicule mais la jeune fille n'était absolument pas d'humeur à rire.
Elle suivit le jeune homme et découvrit, comme lui, des traces de pas partiellement effacées. À en juger par la taille des empreintes, il y avait deux personnes.
Il y avait également les restes d'un feu mais la meilleure piste était ces pas qui se dirigeaient côte à côte vers Giléanne.

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