Chapitre 2 - La chapelle des anges

Krélia se tassa contre la paroi de bois de la petite chapelle, cherchant à éviter la lumière que produisait la chandelle que son interlocuteur brandissait dans sa direction. Ce dernier aperçut seulement quelques boucles rousses emmêlées et très sales.
L'homme fit un pas vers elle. La jeune fille regarda derrière elle, cherchant une cachette et, à défaut, se demandant si elle pourrait s'enfuir aisément, ce qui risquait d'être difficile. Il n'y avait que des champs et de la plaine. Elle serait à découvert.
L'homme, dont l'attitude semblait bienveillante, ramassa le morceau de viande entamé et le tendit vers Krélia dont il ne distinguait que vaguement la silhouette dans l'obscurité, comme si il tentait d'apaiser un animal, ce qui, avec la banshee, n'était pas totalement faux.
D'une voix toujours aussi douce, il reprit :

« Si vous avez faim, servez-vous, n'hésitez pas. C'est là pour ça et, si vous préférez, je vais vous laisser mais je pense que ce serait plus confortable à l'intérieur. Vous seriez au chaud (il fit un mouvement vers Krélia qui recula). Je ne vous ferai aucun mal, je vous l'assure. N'ayez pas peur, je veux seulement vous aider. Venez à l'intérieur manger quelque chose de chaud et il y a aussi de quoi dormir.

L'homme tendit la main à Krélia, laissant retomber le morceau de viande, en une invitation et, à en juger par sa voix rassurante, il lui souriait avec douceur. La jeune fille regarda de nouveau dans son dos, hésitante.
Il était vrai que la possibilité d'un bon repas et d'un lit était fort attrayante et l'attirait, sans compter que Milinne la sommait d'accepter et, avec l'épuisement, l'influence de l'ancienne propriétaire de ce corps pesait bien plus lourd que d'habitude, sauf que Krélia n'avait pas de temps à perdre. Elle devait retrouver Léttan, elle devait savoir ce qu'il s'était passé, savoir si elle était responsable de la mort de l'homme qu'elle aimait plus que tout dans ce monde.

Arrête un peu, s'agaça Milinne. Dans ton état, tu n'arriveras à rien et, même si tu ne meurs pas, tu tomberas inanimée.

Krélia reconnut, avec un grognement énervé, que Milinne avait raison. En effet, si elle continuait à en exiger autant de son corps et à puiser autant dans ses maigres forces, elle ne tiendrait pas longtemps. Elle irait au bout de ses limites.
Après tout, ce ne serait que pour quelques heures, le temps de manger et, surtout, de dormir un peu et peut-être même que cet homme avait de quoi la soigner ou, au moins, de quoi soulager un peu ses blessures trop nombreuses. Elle repartirait dès qu'elle se sentirait mieux et qu'elle n'aurait plus besoin de s'agripper à ce mur pour tenir sur ses jambes tremblantes mais elle ne bougea pas.
C'était l'idée d'entrer dans un édifice religieux, aussi modeste soit-il, qui lui déplaisait, bien qu'elle savait, depuis sa première visite à Lémolia, qu'elle ne risquait pas de se faire foudroyer par le courroux divin si elle pénétrait dans leur demeure, mais elle restait une créature maléfique et les lieux saints la rendaient nerveuse. Ces endroits n'étaient pas faits pour elle, elle n'y était pas à sa place et elle le sentait.
Sans compter que l'hospitalité que cet homme lui proposait gracieusement n'était pas destinée à un être damné comme elle. Son âme maudite forgée dans le feu de la magie noire ne méritait pas de tels soins et attentions. Elle ne méritait pas la gentillesse d'autrui.
Elle était un danger pour quiconque s'approchait.
Ne souhaitant pas faire planer une menace sur ce hameau par sa simple présence et, surtout, ne voulant pas que l'inquisition retrouve sa piste car elle se serait arrêté, la jeune fille secoua négativement la tête, se causant un nouveau vertige qui monta, brouillant sa vue, et elle eut l'impression que le sol se mettait à tanguer et onduler sous ses pieds. Ses doigts se crispèrent sur les planches qui formaient la paroi de la chapelle mais cela ne l'empêcha pas de s'affaisser à terre alors que sa main glissait le long du mur.
Entendant le son de son corps tombant sur le sol et voyant également sa silhouette disparaître derrière les quelques caisses empilées, l'homme posa sa chandelle sur le couvercle d'un des contenant et se pencha vers elle. Il fronça les sourcils en voyant l'état de sa peau mais il se dit que ce n'était peut-être pas aussi grave et seulement provoqué par la lumière orangée de la flamme.
Quoi qu'il en était, il ne comptait pas la laisser ainsi gisant dans la nuit alors qu'il pouvait l'aider. Alors qu'il tendait les bras vers elle avec l'intention de la soulever et de la transporter à l'intérieur de la chapelle, Krélia se remit de ce soudain étourdissement et revint à elle.
Découvrant son interlocuteur juste en face d'elle à prêt à refermer ses mains sur elle, elle le repoussa violemment de son bras couvert de l'épaisse cape malachite en s'exclamant :

« Ne me touchez pas !

L'homme obéit vivement et s'empressa de mettre deux mètres supplémentaires entre eux, respectant sa volonté, mais aussi quelque peu effrayé par la force de la voix de la jeune fille qui paraissait pourtant si faible et également car il lui avait semblé que la nuit s'était intensifié autour d'elle durant un instant.
Krélia se replia sur elle-même contre la chapelle en s'emmitouflant davantage dans la cape, ne laissant que son visage découvert.
L'homme lui adressa un signe d'apaisement en osant faire un pas vers elle. Krélia fit mine d'amorcer un coup de pied pour le chasser.
En s'immobilisant, il répéta :

- Je ne vous veux aucun mal.

Krélia découvrit ses dents du haut en un grognement sourd alors qu'il avançait de nouveau vers elle, les mains tendues, paumes levées et doigts écartés, reproduisant ce geste l'invitant au calme.
Krélia marmonna en se plaquant contre la caisse à sa gauche. Il ne saisissait pas. Elle n'avait pas peur de lui, il ne fallait pas être stupide ou ridicule, mais de ce qu'elle pourrait lui faire. Même si l'épuisement ne lui faisait pas perdre le contrôle de sa nature maléfique et qu'elle ne provoquait aucune catastrophe dans son sillage, elle lui causerait une grande douleur, une sensation insupportable, si jamais il effleurait sa peau et cet homme, avec la bienveillance qu'il manifestait à son égard, ne méritait pas de ressentir quelque chose de pareille.
Personne ne le méritait et, elle, n'était pas digne qu'on s'occupe et s'inquiète pour elle.
C'était l'unique raison pour laquelle elle repoussait cet homme : le protéger d'elle et de sa nature damnée de créature maléfique.
Tout en conservant la distance instaurée avec elle et sans plus s'approcher, l'homme s'agenouilla pour être à la même hauteur qu'elle et il insista encore avec ce timbre doux qui inspirait confiance :

- S'il vous plaît, je veux seulement vous venir en aide. Ne restez pas dehors. Vous serez mieux à l'intérieur, au chaud.

Alors qu'il cherchait à accrocher son regard du sien, Krélia détourna les yeux en enfonçant le menton dans les replis épais de la cape. Elle se mordilla la lèvre inférieure en hésitant de nouveau.
Encore une fois, elle était tentée par l'idée d'un repas chaud, d'un endroit où dormir, de quelque chose pour alléger quelque peu sa douleur mais elle craignait de blesser cet homme si attentionné et de laisser une trace pour l'inquisition.
Cependant, elle n'allait tout de même pas rester ici complètement recroquevillée contre une minuscule chapelle, elle avait déjà perdu suffisamment du temps qu'elle ne pouvait se permettre de gaspiller. Chaque minute qui passait était susceptible d'effacer des indices qui raconteraient ce qui avait conduit Léttan à la mort et donc, peut-être qu'elle ne pourrait jamais découvrir ce qu'il était arrivé au jeune homme. Dans ce cas, le doute de ne pas savoir la rongerait jusqu'à la fin de ses jours. C'était hors de question.
Passer un long moment dans cette situation était donc exclu, sauf que cet homme ne semblait pas prêt à la laisser partir. De toute évidence, il ne la lâcherait que lorsqu'il serait rassuré sur son état, autrement dit, lorsqu'elle aurait mangé et qu'elle aurait dormi.
Ne voulant pas s'attarder davantage contre cette caisse pour pouvoir repartir plus tôt vers son but et Léttan, Krélia se releva en s'aidant du mur mais elle ne s'avança pas vers l'homme, se départissant seulement de son expression et de son attitude d'animal agressif qui refusait toute compagnie. L'homme se redressa à son tour et lui fit signe de le suivre avant de reprendre sa chandelle et de se diriger vers la petite porte.
Il se retourna, s'assurant que Krélia lui avait bien emboîté le pas, ce qui était effectivement le cas tout en gardant ses distances pour sa sécurité à lui. Il ouvrit et la laissa entrer avant de refermer la porte derrière elle.
Krélia examina la pièce dans laquelle elle venait d'entrer mais elle était plongé dans l'obscurité et elle ne distinguait rien. Elle aperçut seulement la maigre lumière des étoiles à travers un grand vitrail qui s'ouvrait au fond du chœur.
L'homme communiqua la flamme de sa chandelle aux mèches de plusieurs cierges piqués sur de hauts chandeliers de part et d'autre de la porte, éclairant la chapelle qui se révéla encore plus petite que ce qu'elle laissait supposer de l'extérieur.
Il n'y avait que deux rangées de quatre bancs usés et tout simples, un petit isoloir aux ornementations discrètes de bois sombre. Un autel fleuri trônait à sa place et des miniatures représentant les quatorze divinités étaient reparties sur les murs est et ouest. Pour terminer,l'imposant vitrail au-dessus de l'autel représentait, sur un fond jaune clair, des hommes et des femmes pourvus de grandes ailes immaculées en plein vole.
Krélia fronça les sourcils. Il s'agissait d'une figure religieuse qu'elle ne connaissait pas mais elle n'était guère surprise que sa sorcière de créatrice ne l'ait pas instruite d'une éducation religieuse rigoureuse.
L'homme, que Krélia découvrait à présent à la lumière, était vêtu d'une longue robe de bure d'un beige foncé le désignant comme un prêtre de Tuddecis, protecteur de l'agriculture, et il portait quatorze anneaux en or passés sur une fine chaîne d'étain. Ainsi, elle avait fait erreur. Il y avait effectivement un homme d'église qui officiait dans ce petit hameau perdu à quelque kilomètres du pont pour l'île royale.
Ayant fini d'éclairer la chapelle dont il avait la charge, le prêtre fit à nouveau face à Krélia qu'il pouvait enfin clairement détailler. Il sursauta violemment, de surprise et d'horreur, en ayant un vif mouvement de recul alors qu'il posait son regard brun sur elle.
Ce qui l'horrifiait autant était l'état terrible de la jeune fille. Lui qui avait cru que la couleur rougeâtre de sa peau n'était que du fait que de la lueur de son unique chandelle, il s'apercevait que la lumière ne l'avait pas trompé et qu'elle semblait intégralement couverte de brûlures cramoisies et gonflées de cloques blanches.
Si seulement il n'y avait que cela comme blessures, déjà affreuses, mais il y avait comme des craquelures et des boursouflures qui parcourraient sa chair. D'ailleurs, à y regarder de plus près, toutes paraissaient émaner de minuscules petits points sanglants à peine cicatrisés. Une entaille tout aussi laide fendait sa joue droite.
Ses yeux étaient gonflés et rougis, signe qu'elle avait beaucoup pleuré. Pour le confirmer, ses iris luisaient toujours de larmes contenues et, en plus, son regard était ourlés de profonds cernes violacés, tout de même d'une apparence moins nécrosée que sa peau.
Ses traits tirés étaient amaigris. Son dernier vrai repas devait remonter à un moment déjà.
Quant à ses vêtements, pour ce qu'il en distinguait sous l'épaisse cape, ils ne semblaient plus qu'être des loques sales et déchirés en de maints endroits.
À partir de ces éléments, il détermina aisément que son errance durait depuis certainement longtemps et qu'elle avait vécu des choses vraiment difficiles, de véritables épreuves.
Se remettant de découvrir son invitée imprévue en si mauvais état, le prêtre s'avança vers Krélia qui recula, se cognant contre un banc. Les jambes toujours tremblantes, elle s'assit lourdement dessus, la vue brouillée par les larmes et l'épuisement.

- Installez-vous, je vous en prie. Je vais vous chercher à manger.

Krélia ne répondit pas au prêtre ni ne tourna le regard vers lui, immobile, si on oubliait les tremblements de ses épaules, et les yeux fixés sur les dalles de pierres claires. En la voyant ainsi sans réaction, le prêtre hésita à la laisser seule, même pour quelques instants mais, se disant qu'elle avait surtout besoin de se sustenter, il sortit par une petite porte dans le chœur qui se confondait avec le reste du mur.
Krélia s'aperçut à peine de son départ puis de son retour qui ne tarda pas, prostrée. Il l'appela doucement mais n'obtint aucune réponse. Elle restait sans bouger, le regard fixe et les larmes ruisselant à nouveau sur ses joues meurtries.
Déposant l'écuelle et la tasse fumante qu'il avait rapporté, le prêtre s'assit à côté d'elle en veillant tout de même à conserver une certaine distance respectueuse entre elle et lui.
Krélia ne remarqua toujours pas sa présence, uniquement focalisés sur son chagrin et sa douleur qui frappaient et martelaient chaque parcelle de son corps. Pour attirer son attention, le prêtre alla pour poser sa main sur l'épaule de Krélia qui, cette fois, s'aperçut de ce geste à côté d'elle. Elle se retourna vivement avec un mouvement de recul, instaurant une plus grande distance pour éviter toute nouvelle tentative de la toucher.
L'homme s'écarta de quelques centimètres, ignorant que, si elle réagissait de la sorte, c'était uniquement pour le protéger de ses ténèbres et de sa nature damnée, en lui adressant un signe d'apaisement puis il lui tendit l'écuelle. Krélia baissa le regard sur la nourriture qu'il lui proposait : un gruau de céréales et de légumes mais elle n'y toucha pas, estimant ne pas la mériter.
Elle s'appuya contre le dossier du banc en resserrant sa cape autour d'elle, se dissimulant entièrement en ne laissant dépasser que son visage. Dans son esprit, Milinne lui ordonna d'accepter ce plat et de manger au lieu de se comporter stupidement de la sorte à cause du chagrin et de la culpabilité.
Sachant parfaitement qu'elle avait faim, il l'avait constaté à l'extérieur, le prêtre insista :

- Allons, mangez, vous en avez besoin.

Le prêtre approcha davantage l'écuelle et une cuillère vers Krélia avec un sourire bienveillant.
Finalement, la jeune fille céda face aux conseils exaspérés de Milinne et aux appels affamés de son estomac. Elle prit l'assiette et le couvert des mains du prêtre,en veillant à ne pas le frôler, alors qu'il lui souriait de nouveau,soulagé, et porta une première cuillère à sa bouche. Elle engloutit rapidement ce repas, mourant vraiment de faim.
Tout en terminant, ne laissant pas une miette de cette nourriture généreusement offerte, elle détailla le prêtre sans chercher à sa dissimuler ou à être discrète.
D'une trentaine d'années, peut-être un peu plus, peut-être un peu moins, sa peau hâlée prenait une teinte dorée à la lumière des cierges et des reflets d'une couleur similaire animaient ses yeux légèrement arrondis noisettes et luisant d'une bienveillance simple et totalement désintéressée. Ses cheveux blonds paille ondulaient en courtes mèches sur son front et un bouc de la même couleur terminait son menton en pointe.
De légers cernes marquaient son regard, certainement était-ce car il devait passer plusieurs heures à prier durant la nuit, et des fossettes creusaient de discrets sillons aux coins de ses lèvres fines.
Commençant à se sentir mal-à-l'aise sous ce regard sombre et impénétrable qui l'examinait sans se cacher, le prêtre s'agita de gauche à droite sur le banc en détournant les yeux et il tritura sa petite barbe. Krélia cessa de le fixer, reportant son attention sur le vitrail dont elle n'identifiait toujours pas les figures.
Elle posa l'assiette sur le banc à côté d'elle, entre le prêtre et, toujours emmitouflée sous la chaude cape volée à Welëom, elle remonta ses genoux contre sa poitrine pour y poser le menton alors que, à présent que son besoin de se nourrir était apaisé, une nouvelle montée de détresse la saisissait.
Cependant, elle ne pleura pas. Elle avait déjà versé trop de larmes pour en avoir encore.
Elle savait qu'il était temps de reprendre son chemin maintenant et de se diriger à nouveau vers Giléanne, pour retrouver Léttan, mais elle était trop épuisée par la route qu'elle avait déjà parcouru, par sa détention à Hawel et terrassée par sa trop grande peine.
La douce chaleur ainsi que la clarté tamisée qui régnaient dans cette petite chapelle étaient agréables et sereines. Pour le moment, la seule envie de Krélia était de se laisser glisser de tout son long sur ce banc pour se laisser aller au sommeil, fermer les yeux. Elle se sentait tellement fatiguée et puis, dormir était sûrement le meilleur moyen pour échapper au chagrin et à la douleur qui la torturaient sans répit.
Sa tête commença à peser très lourd sur ses épaules et elle retomba sur le côté. Elle n'avait pas la force de la relever et elle resta donc ainsi alors que ses paupières s'alourdissaient également, comme cousues de pesants fils de plomb. Elle les ferma sans s'en apercevoir et un voile d'obscurité enveloppa son esprit et la chapelle.
Épuisée, elle s'endormit avant même de glisser contre le rebord du banc. Elle s'affaissa contre le bois, accueillie par un sommeil réparateur et mérité mais qui, malgré ses espoirs, ne l'aida pas à oublier sa terrible situation car le visage de Léttan se forma dans son esprit immédiatement après qu'elle se soit endormie.

Biyann la regarda avec un air bienveillance et soulagé qu'elle ait enfin cédé au sommeil. Il ignorait ce que cette pauvre jeune fille avait vécu mais c'était éprouvant et elle avait besoin de s'en remettre, ce qui l'inquiétait. Qu'elle accepte de prendre un peu de repos le rassurait.
Il l'examina de nouveau, moins mal-à-l'aise de la regarder en face à présent qu'il ne risquait plus de croiser ou de sentir ses grands yeux de cet étrange turquoise sombre.
Elle était toujours emmitouflée dans cette épaisse cape dont la richesse contrastait grandement avec l'état dans lequel elle se trouvait et les autres affaires qu'elle portait. Certainement l'avait-elle volé à son légitime propriétaire, qui était peut-être d'ailleurs la personne qui l'avait mise dans un pareil état. Dans ce cas, les dieux ne lui en tiendraient pas rigueur.
Cependant, il trouvait que ses blessures étaient étranges, en particulier les nombreux petits points qui constellaient chaque partie de son corps meurtri.
Alors qu'il les observant de loin, un doute saisit Biyann. Les sourcils froncés, il crut se souvenir qu'il s'agissait d'une technique de l'inquisition pour percer à jour les sorcières que de les transpercer d'une aiguille pour trouver la marque du démon.
Serait-ce donc l'inquisition la cause de ces blessures et de sa crainte, l'inquisition qu'elle fuyait ?
Il pouvait donc en déduire qu'elle s'était approché des maléfices, cédant à la tentation, mais les dieux l'avaient autorisé à pénétrer dans la chapelle alors peut-être qu'elle était repentie, qu'elle regrettait. Biyann voulait le croire.
Il ne cautionnait pas les méthodes de l'inquisition bien qu'il ne les lui reprochait pas réellement pour autant. Bien sûr, il savait parfaitement que le Bien et le Mal ne suspendaient jamais leur lutte qui concernait toutes choses, bien qu'elle ne soit pas toujours visible partout,sauf qu'il ne pensait pas que la solution était de se montrer aussi cruel et impitoyable que son ennemi.
Il croyait l'inverse. Pour lui, le meilleur à faire était de comprendre ceux et celles qui se détournaient du droit chemin et de leur pardonner leurs erreurs si ils se repentaient en retour, d'éduquer les populations pour éviter que certains ne préfèrent chercher de l'aide du côté des démons, être humain, compatissant, compréhensif.
En tous cas, Biyann peinait à croire que cette jeune fille, qui continuait à pleurer même endormant, ait fait le mal volontairement ou sans le regretter amèrement à présent.
Elle était recroquevillée contre le bois du banc, roulée en boule sous la lourde cape, ses paupières s'agitaient, elle geignait et gémissait alors que des larmes tombaient de ses yeux clos et que son corps frémissait. Ce qui la tourmentait l'affectait même dans son sommeil.
Biyann se leva en ramassant l'assiette et la tasse, toujours pleine à laquelle elle n'avait pas touché pour les laisser sur un autre banc et revint vers son invitée imprévue.
Il saisit ses jambes enveloppées dans l'épaisse cape et il eut une curieuse sensation à ce contact, comme un picotement glacial très désagréable. Il étendit les jambes de la jeune fille, l'allongeant plus confortablement, et remua ses doigts légèrement engourdis par cette sensation inexplicable.Il remonta un peu plus le col de la cape sur le menton de la jeune fille pour s'assurer qu'elle n'aurait pas froid durant le reste de la nuit puis il éteignit les cierges un à un, ne gardant allumée que sa chandelle, et il sortit par la petite porte dissimulée dans le chœur et derrière laquelle s'élevaient quelques marches de bois.
L'escalier menait à un second étage bas de plafond comprimé entre la chapelle et le clocher, par lequel on accédait par un autre escalier en colimaçon situé à cet étage mais personne ne se chargeait de faire sonner la cloche. Biyann doutait que quelqu'un l'ait fait un jour, cette chapelle étai ttrop petite et le fait qu'il s'en occupe pouvait presque passer pour en miracle.
Cet étage, composé de deux pièces, une chambre avec un lit, une armoire, un tabouret et un baquet pour se laver, et une cuisine qui servait également de salle à manger. Le mobilier était simple, dénué d'ostentation et sans décoration. Tout ce qui se trouvait dans cette habitation modeste avait une utilité. Il n'y avait pas de place à l'ornementation ou la fioriture.
Biyann déposa l'assiette dans l'évier et alla se coucher sans plus attendre après avoir retiré sa robe de bure rêche.

Un rayon de soleil très lumineux vint frapper le visage de Krélia.
La jeune fille fronça le nez en grognant, refusant de se réveiller car, après des heures à pleurer en rêvant de Léttan, elle avait enfin réussi à s'enfoncer dans un vrai sommeil profond où elle ne voyait que l'obscurité or, se réveiller signifiait replonger dans la tourmente du chagrin et de la souffrance, sauf qu'elle avait déjà repris conscience et il était inutile de continuer à fermer avec obstination ses paupières sur lesquelles s'affichaient déjà l'image de Léttan.
La jeune fille ouvrit lourdement les yeux en grimaçant, ce simple mouvement provoquant une violente douleur dans l'intégralité de son visage meurtri.
Son regard tomba sur du bois, le fond d'un banc identique à celui sur lequel elle était allongée, serrée dans la cape de Welëom qui portait d'ailleurs encore l'odeur du jeune aristocrate, pour le déplaisir de Krélia et le plaisir de Milinne. Malgré ce qu'il lui avait fait, la jeune noble défunte continuait à l'aimer d'un amour très innocent.
Krélia ne se soucia pas des affaires de son agaçante compagne perpétuelle et elle se redressa avec difficulté en s'aidant de l'accoudoir du banc. Elle reçut des messages de douleur de tellement de parties de son corps qu'elle ne put toutes les dénombrer. À celle des blessures et de leur séquelle, s'ajoutait la douleur des courbatures causées par la fatigue pesant encore sur ses muscles et par son couchage peu confortable.
S'asseyant avec maintes grimaces, elle posa son regard sur l'imposant vitrail, seule réelle richesse de cette petite chapelle isolée. C'était la lumière qui passait à travers, intensifiée par le verre teinté, qui l'avait tirée de son repos pourtant mérité.
Elle l'examina de nouveau, toujours aussi fascinée par les personnages ailées qu'il montrait,certainement car elle ignorait qui ils représentaient exactement dans la religion. Ainsi éclairés par les lueurs du matin et traversés par les rayons du soleil, ils étaient encore plus radieux et grandioses.
Krélia savait que la lumière qui les éclairait provenait de l'extérieur, émise par l'astre diurne, mais pourtant, il lui semblait que c'était de leurs visages et de leurs silhouettes ailées que provenait cette lumière que le jaune du vitrail rendait dorée.
Krélia se détourna en serrant les pans de sa cape autour d'elle. Bien qu'elle s'interrogeait sur ces superbes personnages, cela lui importait peu. Ce qui comptait était de retrouver Léttan et de se charger de sa cérémonie funèbre avant qu'elle n'ait plus qu'un amas de chaire putréfiée à qui rendre hommage.

« Bonjour.

Krélia se tourna vers le prêtre, vêtu de sa robe de bure, qui lui souriait et la regardait avec autant de bienveillance que la veille. Il tenait un plateau ovale de bois sombre sur lequel était posé le même bol que dans la soirée et un autre, plus petit. Il le tendit à Krélia qui le prit sur ses genoux en baissant les yeux, se jugeant toujours aussi indigne d'autant de gentillesse.
Ce repas se composait de flocons d'avoine amalgamés ensemble avec du lait et une infusion parfumée.Son ventre gargouilla, signalant que le repas de la veille ne lui avait pas suffi et qu'elle avait consommé énormément d'énergie dans son trajet.
Cette fois, elle ne chercha pas à résister. Ça aurait été stupide de s'acharner à présent qu'elle avait un repas face à elle et qu'elle s'était déjà arrêté, alors elle plongea sa cuillère dans la mixture et mâcha.
Biyann soupira, soulagé de ne pas avoir à la convaincre de manger quelque chose. Elle le faisait d'elle-même, les yeux au sol et de nouvelles larmes luisant dans son regard.

- Comment allez-vous ?

S'enquit le prêtre en prenant place à côté d'elle.
Krélia haussa les épaules et elle s'éloigna de quelques centimètres, buttant contre l'accoudoir du banc, sans le regarder et continuant à manger sans un mot. Si elle s'écartait, c'était uniquement pour le préserver de son aura de noirceur. Se taire était également une manière de le protéger.
De toute manière, parler était inutile. Il semblait être quelqu'un d'intelligent, il aurait dû pouvoir deviner seul la réponse à sa question.
Ses blessures ne montraient pas la moindre amélioration, ses courbatures n'arrangeaient rien, le fait d'avoir dormi n'avait fait que mettre en relief le manque de sommeil dont elle souffrait, martelant ses muscles et pesant sur son dos, et elle ne parvenait plus à retenir ses larmes qui ruisselaient pendant qu'elle mangeait. Elle n'allait pas bien, il pouvait le comprendre seul.
Biyann pinça les lèvres, se rendant compte de la stupidité de son interrogation, qui était surtout une question de politesse convenue, et navré de ne pouvoir guère faire pour soulager son hôte.
Il la laissa terminer tranquillement sans l'importuner, surveillant seulement qu'elle se nourrissait bien, puis, lorsqu'elle eut terminé d'ingurgiter l'infusion qui la réchauffa, il se renseigna :

- Ne voulez-vous pas me raconter ce qu'il vous est arrivé ?

Krélia secoua négativement la tête de gauche à droite en reposant le petit bol sur le plateau et en étouffant un sanglot, revoyant encore le visage de Léttan dans ses pensées. Biyann n'insista pas, ne souhaitant pas la brusquer et raviver davantage de douloureux souvenirs.
Il voulut lui poser une main réconfortante sur l'avant-bras mais elle s'écarta vivement avant qu'il ne la touche.
Désirant tout de même en apprendre un peu plus à propos de la jeune fille mais sans l'éprouver, il lui demanda seulement :

- Comment vous appelez-vous ?

Nouveau refus aussi catégorique que silencieux de la part de Krélia qui se taisait toujours sans le regarder.
N'abandonnant pas, il se présenta :

- Moi, je me nomme Biyann (toujours aucune réaction de la part de Krélia). Je vais aller voir si la femme à la ferme peut vous céder quelques vêtements. »

Krélia demeura toujours silencieuse. Impossible de savoir si elle était d'accord ou même si elle avait seulement entendu.
Biyann resta quelques instants, s'assurant qu'elle supporterait qu'il la laisse seule et, comme cela semblait être le cas, il quitta la petite chapelle pour gagner la ferme non loin.
Il n'eut pas à chercher les propriétaires, une famille de six personnes. Trois, la mère de famille et deux de ses fils, se trouvaient non loin de leur porche en compagnie d'un troisième homme qui était inconnu à Biyann.

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