Chapitre 19 - Les retrouvailles des amants

Les mâchoires contractées et les dents serrées, la colère émanait d'Allonn très clairement.
Après avoir découvert Léttan sur le Fleuret, décidé de laisser en paix les deux banshees et quitté le navire des pirates, il avait arpenté les rues aux alentours du port jusqu'à ne plus en pouvoir, que ses muscles l'abandonnent et que son esprit soit incapable de raisonner. L'épuisement l'écrasant, il s'était laissé tombé et s'était endormi au premier endroit s'étant présenté sans réfléchir : roulé en boule contre le mur d'un porche légèrement renfoncé avec sa chemise commençant vraiment à faire négligée pour seule couverture.
Il avait dormi durant de longues heures dans la mâtinée et aurait pu continuer peut-être jusque dans l'après-midi si la personne vivant dans la maison qu'il avait choisie comme matelas n'était pas sortie de chez elle, le chassant.
Encore alourdi de sommeil sans être pourtant parfaitement reposé et sentant encore la fatigue peser sur lui, il avait pris le chemin de l'Ondine à la harpe d'un pas lourd et pesant, pensant qu'il était temps d'avoir avec le couple de banshees la conversation prévue la veille et qu'il avait repoussée, trop fatigué et n'ayant pas le courage.
Il ne s'était pas senti davantage en forme mais il fallait bien s'en occuper à un moment ou à un autre et il avait préféré le faire dès son réveil pour en être débarrassé et pouvoir se reposer pour ensuite se concentrer tout entier à ses recherches de Yhrice, qui avaient toujours aussi peu de chances d'être fructueuses.
Depuis sa conversation avec Krélia à la chapelle de Biyann, il ne voyait plus les banshees comme une menace, des êtres sanguinaires avec une immense soif de destruction, mais plus comme des victimes supplémentaires de la sorcellerie, encore d'autres, cependant, la situation restait préoccupante et, même si ni l'un ni l'autre n'avait réellement d'instinct sanguinaires ou d'envie de massacre, il fallait la régler et mettre les choses parfaitement au clair.
C'était ce qu'il avait prévu mais, lorsqu'il était arrivé à la taverne et la chambre qu'il avait payée, il l'avait trouvée vide, sans trace d'occupants, à part un tas de vêtements abandonnés sur le sol. Aucun doute, Krélia et Léttan étaient partis en évitant de le croiser, comme par le plus grand des hasards. Ce départ l'avait enragé.
Comment avait-il pu ne pas le prévoir ? C'était tellement prévisible pourtant, il aurait dû y songer et il n'avait plus aucun moyen de savoir où les trouver. Ils pouvaient tout de même représenter un grave danger si ils perdaient le contrôle et ignorer où ils se dirigeaient le rendait très nerveux. Ça ne lui plaisait pas du tout mais, surtout, il se trouvait vraiment, vraiment terriblement stupide.
C'était cette forte contrariété et cette grande sensation de stupidité totale qui l'enveloppait alors qu'il avançait dans une rue non loin du port, ne connaissant que ce secteur dont il préférait ne pas s'éloigner, se demandant comment il allait pouvoir pister les deux banshees mais en avait-il réellement envie ?
Après tout, il n'était plus responsable du bien-être du monde, il ne l'était plus depuis qu'il avait rendu sa cuirasse cloutée et sa tunique bleu persan. Sans compter que, finalement, il se moquait pas mal du monde et de ce qu'il pouvait s'y passer. Tout ce qu'il voulait et ce qui l'intéressait était de retrouver Yhrice et lui exprimer tous ses remords. Il souhaitait seulement qu'elle l'entende car il savait que son pardon était impossible.
Puisque lui-même était incapable de se pardonner pour ce qu'il avait fait, comment l'aurait-elle  pu ?
C'était impossible, il le savait, alors il comptait lui expliquer ce qu'il se passait dans sa tête, ce qui pesait dans son pauvre cœur et, ensuite, il subirait sa réaction. Ses coups si elle désirait le frapper, son mépris, sa haine, tout ce qu'elle lui adresserait et qui serait amplement mérité mais, pour cela, encore faudrait-il la trouver or, ce n'était pas gagné, au contraire.
Il n'avait aucune idée de l'endroit où pouvait se trouver la jeune fille et les recherches ne seraient pas aisées mais il n'abandonnerait pas, dû-ce t-il en mourir ou y passer des années, y laisser sa santé et tout le reste.
Il soupira en se passant une main sur le visage et en terminant ce geste en grattant sa barbe de plusieurs jours. Il devait vraiment ressembler à un vagabond à l'hygiène des plus douteuses.
Yhrice prendrait peur en le voyant avec cette apparence, si jamais il la retrouvait et qu'elle le détaillait plutôt que de s'enfuir en courant dès qu'elle l'apercevrait. Un peu de toilette en plus de repos ne lui ferait pas de mal mais encore faudrait-il qu'il ait de quoi se payer une chambre, des vêtements propres et de quoi se raser.
Peut-être serait-il intelligent de retourner à Hawel pour se confectionner un bagage, ce qu'il n'avait pas eu la force de faire en quittant sa ville d'habitation, mais y arriverait-il cette fois ?
Du temps avait passé mais les souvenirs et la douleur étaient toujours aussi vivaces. La seule idée de retourner dans la maison qu'il avait partagée avec Yhrice et où il l'avait aimée lui fendait le cœur et lui faisait monter les larmes aux yeux avec un goût prononcé de souffrance amère sur la langue.
Il arriva à une intersection où la rue qu'il remontait était rejointe par une autre plus étroite et il ignorait toujours quoi faire ou quoi décider.
S'extirpant lentement de ses pensées, il ralentit, forçant les personnes qui marchaient derrière lui à le contourner, sentant sur lui un regard insistant. Un regard qui le fixait et lui brûlait la peau à travers la fine carapace de ses vêtements.
La tête baissée sur ses chaussures et ses sombres réflexions, il se convainquit qu'il ne s'agissait que d'une impression mais il continua à sentir ces yeux qui le suivaient et lui transperçaient l'épiderme avec des flèches de feu qui le consumaient de l'intérieur. Il savait parfaitement quel regard lui faisait un effet pareil.
Lorsqu'il en prit conscience, il ne put y croire. C'était impossible.
Alors qu'il s'était implanté dans l'esprit l'idée qu'il ne pourrait certainement pas la retrouver ou, en tous cas, pas sans grandes difficultés, il ne pouvait pas croire que les dieux lui aient accordé pareil présent, surtout alors qu'il les avait reniés.
Se répétant mentalement que c'était impossible et presque persuadé de tomber face à un mirage,il releva son regard mordoré qui s'écarquilla, brillant de larmes.
Face à lui, encore à moitié dans la petite rue perpendiculaire, se tenait Yhrice. Elle était amaigrie, ses vêtements déchirés en deux endroits, ses cheveux en bataille et son regard hanté mais c'était elle, impossible de faire erreur. Face à lui, elle était aussi immobile qu'Allonn, paralysée par la stupéfaction.
Le jeune homme craignait également qu'il ne s'agisse que d'un mirage qui s'estomperait au moindre de ses mouvements.
Il la détailla, subjuguée. Malgré son état et l'angoisse clairement perceptible qui l'enserrait dans ses griffes, sa beauté n'avait rien perdu. Elle était toujours magnifique et sa perte de poids, bien qu'inquiétante et témoignant de dures épreuves traversées, lui conférait une apparence éthérée. Elle avait l'allure d'une apparition surnaturelle, merveilleuse, d'un rêve qui venait de se projeter devant lui dans la réalité. Ce qui expliquait pourquoi il redoutait tant de la voir disparaître si il bougeait.
Il ne pouvait détacher le regard de cette matérialisation de son espoir et il tremblait d'émotions.
Comment réussir à maîtriser tous les sentiments qui s'entrechoquaient, se mélangeaient et s'enchaînaient en lui ? Surprise, joie, peur, stupéfaction, culpabilité, regret, soulagement, espoir, crainte, remord.
Toute cette mélasse d'émotions s'embrouillaient en menaçant d'atteindre le surplus et son cœur ainsi que son esprit explosaient.
Quant à Yhrice, elle ne savait que penser. Ce qui était certain était qu'elle ne s'attendait absolument pas à trouver Allonn au détour d'une intersection près du port de Giléanne. D'ailleurs, elle n'imaginait même pas le revoir.
Son seul projet était de quitter la ville pour échapper à Olaphas en évitant Hawel.
Elle pensait que son ancien fiancé était resté dans la cité sainte à faire son travail d'inquisiteur or, il ne portait même plus son uniforme. Seulement une chemise qui commençait à être vraiment sale.
Quoi qu'il en était, elle n'avait pas pu s'empêcher de songer régulièrement à lui lorsque sa fuite et ses angoisses lui en avaient accordé l'occasion, sauf qu'elle n'avait pas souhaité le revoir, du moins, elle préférait se convaincre qu'elle ne voulait pas pour éviter toute tentation et ainsi se protéger.
En effet, elle ne pouvait s'empêcher de se dire qu'il l'avait abandonné et trahi. Elle le revoyait lui tourner le dos et s'éloigner sans la regarder, sans se soucier d'elle, et ça lui faisait toujours aussi mal qu'au moment où cela s'était produit car elle continuait à l'aimer malgré tout.
Elle avait également peur. Peur de lui, en quelques sortes. Peur de ce qu'il pourrait lui faire si il la retrouvait, peur qu'il la ramène dans cet infâme sous-sol et recommence, peur que la souffrance n'en soit que plus forte et ne la dévore.
Seulement, elle voulait aussi croire qu'il n'en serait rien. Elle voulait qu'il regrette, qu'il lui demande pardon mais pourrait-elle accepter ses excuses ? Était-ce sensé d'espérer ainsi contre la logique ?
Elle devait penser à sa sécurité au lieu de s'accrocher à ces rêves. Sans compter qu'Olaphas était sur sa piste et qu'elle ne pouvait rajouter son fiancé d'ancien inquisiteur à sa situation déjà précaire et incertaine. C'était trop dangereux, même si la douleur était insupportable.
Les larmes lui brûlèrent les yeux lorsqu'elle se retourna pour s'enfuir par la rue de laquelle elle venait, courant en tenant sa jupe entre ses mains. Elle devait se protéger, c'était plus prudent même si il y avait une possibilité pour que ses espoirs soient vrais.
Une réelle possibilité puisque implorer son pardon était tout ce que désirait Allonn.
En la voyant faire volte-face, il tendit la main dans sa direction pour la retenir mais elle s'était déjà engouffré dans cette deuxième rue. Elle s'enfuyait, comme il l'avait prévu parmi d'autres hypothèses. Elle avait peur de lui, il pouvait le comprendre. Après ce qu'il lui avait fait, c'était normal et logique. Elle craignait qu'il ne lui fasse encore du mal, c'était à prévoir mais jamais, jamais, il ne la ferait à nouveau souffrir. Seulement, elle ne pouvait le deviner.
Il hésita un instant à la poursuivre. Si il le faisait, les apparences seraient contre lui et elle n'aurait que plus peur mais il était incapable de la laisser lui échapper alors que les dieux l'avaient mise sur sa route et qu'elle s'empresserait de quitter Giléanne pour l'esquiver. Il serait alors retourné à son point de départ et n'aurait plus de piste pour se diriger.
C'était une occasion offerte par les dieux, il n'y avait pas d'autres explications, et il ne pouvait pas la refuser. Au-delà de l'offense aux divinités, il y avait sa propre décision. Alors qu'il aurait pu passer des années à sa recherche, il tombait sur elle par hasard alors qu'il débutait à peine, il ne pouvait permettre à cette chance incroyable de lui filer entre les doigts.
Sans attendre davantage, ayant déjà perdu suffisamment de temps en hésitation, il s'élança à la suite de Yhrice sans se soucier des quelques badauds qu'il bouscula. Il espérait qu'aucun ne s'interposerait ou aurait l'idée d'avertir la garde terrestre.
Il fallait dire, que courant après une jeune fille à l'air inquiet, qui s'avérait être son ancienne fiancée, les faits étaient contre lui et on aurait eu toutes les raisons de le prendre pour un détraqué, un fou. Il aurait eu du mal à se justifier et il doutait que ses explications convainquent réellement. Il ne lui restait donc qu'à rattraper Yhrice avant de paraître véritablement suspect et de prier pour qu'aucun incident ne vienne interférer.
Devant lui, Yhrice bifurqua dans une venelle. Allonn contourna un passant et la suivit en accélérant .La ruelle était déserte. L'endroit était parfait pour lui parler sans craindre les oreilles indiscrètes.
L'écart entre eux se réduisait rapidement. Même si Allonn était très fatigué, Yhrice était tout aussi éprouvée et, bien moins entraînée physiquement que lui, inquisiteur, elle ne tiendrait pas la distance qui se comblait davantage de seconde en seconde.
Allonn força encore sur ses muscles, puisant dans le peu d'énergie que ses quelques heures de sommeil lui avait rendue. Il tendit le bras, tirant sur ses os, qui craquèrent, pour gagner encore quelques centimètres et ses doigts agrippèrent la manche de Yhrice, la freinant.
Elle vacilla et tituba mais, raffermissant sa prise sur son bras, Allonn la tint fermement et l'empêcha de tomber ou de repartir. La jeune fille se raidit et ses larmes coulèrent sur ses joues rondes et pâles. Son cœur tambourinait dans sa poitrine, la peur et l'espoir se mêlant.
Comment y survivrait-elle si il la trahissait de nouveau ? Elle ne le pourrait certainement jamais.
L'effet venait également du fait qu'il la touchait. Après des semaines de séparation, elle désirait combler ce manque de lui, même si elle tentait de résister à cette envie.
Elle garda le menton baissé et le dos tourné à Allonn, refusant de le regarder, ne le pouvant pas, c'était au-dessus de ses forces. Allonn patienta durant quelques secondes, attendant qu'elle lui fasse face d'elle-même, mais elle resta obstinément immobile sans tourner les yeux sur lui.
Posant doucement la main sur son deuxième bras, il la tourna vers lui sans la moindre brusquerie .Elle ne chercha pas à résister ou s'opposer, sachant qu'elle ne ferait pas le poids, mais elle ne releva toujours pas les yeux sur lui, observant avec insistance le bout de ses bottines qui dépassaient de sa jupe déchirée.
Allonn alla pour lui relever délicatement le menton et ainsi pouvoir accrocher son regard mais il suspendit son geste, pensant que c'était certainement un peu déplacé et qu'elle interpréterait peut-être mal son intention. Il ignorait comment se comporter avec la jeune fille à présent que leur relation avait radicalement changé. Il garda donc les mains serrées sur chacun de ses bras.
Sa gorge était tellement serrée qu'elle en devenait douloureuse et c'était la même chose pour Yhrice, qui pleurait toujours en silence en s'efforçant de maîtriser sa peur ainsi que son espoir.
Allonn s'humecta les lèvres, qu'il découvrit soudainement sèches à craquer, et murmura d'une voix tellement rauque qu'il peina à la reconnaître mais qui frappa Yhrice de plein fouet :

« Yhrice... (elle secoua la tête de gauche à droite, pleurant toujours sans un bruit). Je...

Allonn ne parvint pas à poursuivre ni à prononcer plus que cette unique syllabe. Le nœud dans sa gorge était trop imposant et ne laissait passer aucun mot de plus.
De toute manière, il ne savait pas que lui dire exactement. Qu'il était désolé ? Qu'il regrettait ? Qu'il l'aimait ? Serait-ce suffisant ? Il en doutait beaucoup et puis, comment lui exprimer tout ce qu'il ressentait ?
Lui-même ignorait exactement ce que toutes ces émotions qui se mélangeaient et se brouillaient signifiaient. Comment formuler à quelqu'un ce que lui-même ne comprenait pas ?
Toutes ses pensées et ses sentiments lui donnaient la migraine et ne l'aidaient pas à savoir comment se comporter ou que faire. Finalement, ce fut comme si son instinct primaire surgissait au milieu de ce déchaînement de sentiments et de doutes pour le posséder et il fit ce qu'il désirait au fond de lui, la première envie qui l'avait saisi face à Yhrice.
Lui lâchant les bras pour quelques secondes, il l'enlaça en la plaquant presque violemment contre lui et la serra avec force, comme si il cherchait à imprimer les contours de ses formes dans sa propre chair. Yhrice ne se débattit pas et se laissa donc faire, les yeux écarquillés,fortement surprise et stupéfaite par cette subite et brusque étreinte.
Elle ne pensait pas qu'il l'aurait prise dans ses bras ainsi. Lorsqu'elle avait constaté qu'il la pourchassait, elle avait cru qu'il avait l'intention de la ramener à Hawel, que c'était pour cela qu'il la poursuivait or, à présent qu'il l'étreignait si violemment, elle n'était plus certaine de ce raisonnement.
Sans compter qu'elle sentait des larmes tomber dans ses cheveux bruns. Ses larmes à lui, des larmes brûlantes et amères de culpabilité et de remord mais également de soulagement et de bonheur à pouvoir la serrer ainsi contre lui.
Timidement et en hésitant, les membres tremblants, elle lui rendit doucement son étreinte, passant ses bras dans son dos. Un soupir s'échappa de ses narines, heureuse et bien de le toucher ainsi sans plus le craindre car elle doutait sérieusement qu'il comptait la conduire en détention.
Seulement, elle n'avait toujours aucune certitude et ignorait encore les réelles intentions du jeune homme.
Ce dernier se détacha, tenant Yhrice à bout de bras par les épaules. Il l'observa avec attention et constata, allégeant l'énorme poids de culpabilité, qu'elle ne semblait pas blessée ni souffrir de séquelles dues à son séjour dans les sous-sols de l'inquisition.

- Espérant qu'il maîtriserait mieux sa voix et réussirait à parler, il murmura, le timbre enroué d'émotion et de culpabilité :

- Je suis tellement désolé... Je ne sais pas comment te dire à quel point je regrette.

- Tu...ne me ramèneras pas là-bas ?

- (les yeux d'Allonn se remplirent de larmes et il secoua négativement la tête). Jamais. Je...je ne sais pas pourquoi j'ai fait ça, comment j'ai osé. Je crois que...je ne savais plus quoi penser et que je me suis senti trahi. Je ne savais pas comment réagir, je...j'avais besoin de réfléchir. Je ne cherche pas à me justifier ou à défendre l'indéfendable, seulement à te dire tous les remords que j'ai, toute la culpabilité qui m'écrase... Je sais que je suis impardonnable mais, je t'en prie, je t'en supplie, mon amour, pardonne-moi.

Yhrice se raidit, touchée en plein cœur et bouleversée de l'entendre l'appeler "mon amour" après avoir pensé qu'il ne l'aimait plus, qu'il ne la voyait que comme une ennemie à combattre et à neutraliser, après avoir été persuadée que, si il la trouvait, la rattrapait, il l'enfermerait à nouveau, la tuant à une nouvelle reprise.
Elle découvrait qu'il l'aimait toujours et qu'il avait de terribles et pesants remords mais ce ne fut rien comparé à toute l'émotion poignante et intense qui la submergea violemment lorsqu'Allonn, les joues couvertes de larmes qui allaient se perdre dans sa barbe de trois jours, se laissa lourdement tomber à genoux devant elle, les poings serrés et le visage bas.
Ses épaules ployaient sous un poids énorme, celui de sa culpabilité. Il n'osait pas croiser son regard, il ne le méritait pas, il le savait. Yhrice le regarda, pleurant elle aussi, secouée par tout ce mélange de violentes émotions.
Tout dans l'attitude d'Allonn reflétait la supplication et la culpabilité. Il continuait à pleurer en silence agenouillé devant elle, position soumise. C'était comme si il mettait son sort entre ses mains, attendait sa sentence sans rien dire, sans chercher à se défendre, alors qu'elle ne s'était pas même permise d'espérer qu'il puisse l'aimer encore et la considérer encore comme une jeune fille et non uniquement comme une sorcière.
Elle inspira profondément pour se préparer et aussi chasser le nœud qui emprisonnait sa gorge depuis qu'elle avait vu Allonn puis elle s'agenouilla à son tour face au jeune homme qui écarquilla les yeux, surpris, mais il les garda toujours rivés sur les pavés sur lesquels gouttaient ses larmes une à une.
La jeune fille prit le temps de l'étudier en détail et elle put supposer que, si les choses n'avaient pas été évidentes pour elle, il était tout aussi éprouvé. Lui aussi avait souffert et la culpabilité était une douleur bien plus pernicieuse que la peur.
Yhrice s'apercevait qu'elle n'avait jamais été en colère contre Allonn, bien qu'elle ne se soit jamais interrogé à ce sujet, trop occupée à fuir Olaphas et à se protéger pour cela. Elle avait été dévastée, anéantie, détruite et en pleine détresse mais nullement en colère.
Sa crainte de le voir à nouveau être la main qui l'enfermerait derrière les barreaux avait disparu. Elle pouvait être certaine qu'il ne le ferait pas, jamais cela ne se reproduirait. Il restait tout de même de nombreuses choses à expliquer et des abcès à crever.
Remuant légèrement les genoux, sa position n'étant pas des plus confortables, elle s'approcha d'Allonn de quelques centimètres puis elle posa doucement sa main sur sa joue rendue rugueuse par ce début de barbe qui se confondait presque avec la couleur de sa peau. Surpris par ce toucher doux et affectueux, Allonn redressa enfin le visage, les yeux luisant de surprise en plus de larmes, n'imaginant pas qu'elle aurait établi une telle proximité entre eux. Du bout du pouce, elle caressa sa peau en un lent mouvement linéaire.
Une larme roula sur ses doigts. Allonn posa sa main sur la sienne en la serrant doucement sans y croire encore complètement. Il s'attendait à trouver un mur de haine, de colère et de ressentiment, ce qui aurait été amplement mérité, pas à la tendresse de cette caresse et à la douceur de son regard velouté qu'il osa enfin croiser.

- C'est à moi de te demander pardon. Je t'ai trahi la première.

- Mais...Je t'ai abandonnée là-bas. Comment ai-je osé te faire ça ? Comment ?

De sa main libre, Allonn frappa furieusement du poing contre les pavés, s'écorchant les phalanges, puis il se leva brutalement, bondissant presque sur ses pieds, chassant la douce main de Yhrice de sa joue. Il se tourna vivement et, faisant face au mur de la ruelle, il le frappa avec rage de ses paumes, y logeant de petits éclats de pierres qui se détachèrent des briques sous ses coups.
Dans un premier temps, interdite par cette subite réaction, inexplicable d'un seul regard, Yhrice le fixa d'abord avec les yeux écarquillés, puis elle comprit que, si elle n'était pas en colère contre lui, lui l'était contre lui-même. Il s'en voulait viscéralement et profondément.
Ne comptant pas le laisser se blesser, elle se leva et se précipita vers lui. Craignant un coup perdu, elle hésita un court instant puis, décidant qu'elle s'en moquait bien, elle l'attrapa par derrière et se serra contre son dos, les mains sur son ventre. À son contact, Allonn cessa immédiatement et se raidit, redoutant toujours autant que ce ne soit qu'une illusion, croyant encore à peine qu'elle l'enlaçait au lieu de le frapper.
Tournant la tête sur le côté, elle appuya sa joue sur son dos et déclara d'une voix faible et larmoyante :

- Ne te fais pas mal, s'il te plaît !

- Je ne mérite pas ta pitié, Yhrice. Je ne mérite rien du tout, pas même de vivre...

- Ne dis pas une telle chose, Allonn, je t'en prie ! Je ne t'en veux pas, Allonn, et je te pardonne.

- Tu ne m'en veux pas ? Tu...me pardonnes ?

- Oui, je suis sincère. Je ne suis pas en colère ou haineuse. Seulement triste de t'avoir perdu et j'ai peur aussi. Peur que ça recommence, qu'on soit encore séparé par une mauvaise compréhension et peur que tu me blesses.

- Yhrice... Tu es si...si...

- Et toi, me pardonnes-tu ?

- Quoi ? Mais...

- Je t'ai menti, pas pour te tromper ou te manipuler mais pour être avec toi. J'ai abandonné la sorcellerie presque dès que je t'ai rencontré et...si il s'est passé ce qu'il s'est passé avec ce démon, c'était uniquement pour qu'il me laisse en paix. En paix avec toi. Tu es un inquisiteur, j'avais trop peur de ta réaction. Je voulais juste...

- Je comprends. Ce n'est pas toi qui as le plus mal agi. Je ne sais pas pourquoi j'ai fait ça. Je ne sais pas... C'était peut-être plus simple pour moi de t'oublier plutôt que d'affronter la vérité mais je suis désolé, tellement désolé. Je voudrais tant que tu puisses me pardonner. J'ai quitté l'inquisition. Je ne pouvais pas y rester après avoir découvert ce qu'ils faisaient et, pourtant, je t'y ai laissée. Je suis détestable.

- Allonn...

- Je n'ai pas fini. Je...j'ai parlé à une personne qu'on pourrait qualifier de créature maléfique, surnaturelle, et...je vois plus loin que ce qu'on nous apprend à l'académie de l'inquisition. Le monde n'est pas blanc ou noir, ce n'est pas aussi manichéen, c'est beaucoup plus complexe. Si seulement j'avais compris cela plus tôt...

- Si j'avais osé t'en parler...

- Ce n'est pas de ta faute.

- Ni de la tienne, nous sommes tous les deux coupables mais... Je...je voudrais que nous dépassions cela pour...pour oublier. Je veux te retrouver.

- Yhrice...j'ai peur de rêver et de me réveiller. Je t'ai cherché. J'avais l'intention de retourner les Caëlinnes et tout le monde de Léocie si besoin.

- Allonn...

Yhrice, qui était parvenue à se calmer un peu au fil de la conversation, tordit la bouche alors que ses yeux se remplissaient à nouveau de larmes.
Elle qui craignait tant de se heurter à la rigueur idéaliste d'un inquisiteur formaté par ses classes, elle pleurait en constatant,avec bonheur, qu'elle s'était totalement trompé. Il n'avait rien à voir avec ces hommes aveuglés par l'idée de la défense du Bien, tant qu'ils devenaient eux-mêmes des êtres aux âmes noires.
Ayant repris confiance en lui après leur conversation et que Yhrice lui ait accordé son pardon, ce qu'il peinait encore à croire, Allonn essuya ses larmes du bout des doigts, lui caressant doucement les joues. Yhrice sourit doucement à travers ses sanglots et elle saisit tendrement son poignet.
Il ramena ses mains vers lui, légèrement humides, et les essuya sur son pantalon puis il tendit le bras à Yhrice, pleurant toujours autant qu'elle. En voyant le geste arriver vers elle, la jeune fille eut d'abord le réflexe d'avoir un mouvement de recul, trop nerveuse et les nerfs à fleur de peau, mais ce n'était pas dû à Allonn, du moins, pas uniquement, mais à sa situation dangereuse en générale, puis, constatant qu'il ne faisait que l'inviter à une étreinte avec un sourire encore un peu timide, elle s'apaisa.
Elle se sermonna mentalement, se reprochant se surréagir de la sorte. Il s'agissait d'Allonn, de son Allonn, et, malgré les derniers événements, il était évident qu'il ne lui ferait jamais de mal et qu'elle n'avait rien à craindre.
Elle n'hésita pas longtemps, presque pas, avant de venir se blottir contre le torse de l'ancien inquisiteur. Ce dernier referma ses bras autour d'elle, l'enfermant dans un cocon bienveillant de douceur, de chaleur et de tendresse.
Un soupir d'aise gonfla la poitrine de Yhrice. Elle se sentait bien, enfin réellement calme, apaisée et tranquille depuis de nombreux jours. C'était comme si elle était de retour dans son foyer, en sécurité.
Elle enfouit son nez dans son épaule en s'accrochant à sa chemise, ne voulant plus le lâcher. Allonn posa son menton sur son épaule et il ne put s'empêcher de froncer le nez, gêné par l'odeur qui imprégnait la peau de la jeune fille, ce qui ne l'empêcha pas de la garder contre lui. Il refusait de rompre leur étreinte et de ne plus la sentir contre lui durant au moins les prochaines minutes.
Il se contenta donc seulement de murmurer une constatation sur un ton presque amusé :

- Tu sens l'alcool.

- Je sais. Je suis désolée. C'est tout ce que j'ai trouvé pour me nettoyer.

- J'ai toujours une chambre à la taverne. Tu pourrais te reposer un peu correctement.

Yhrice acquiesça, espérant également qu'ils prolongeraient leurs retrouvailles dans cette chambre.
Se détachant à regret, Allonn se releva en lui tenant les mains, l'entraînant sur ses pieds à sa suite. Elle renifla une dernière fois et s'essuya les yeux d'un revers de la manche puis elle suivit Allonn, sa main dans la sienne. Il l'amena sur le port, toujours aussi encombré de marchandises mais vide de présence humaine.
Se glissant à travers les caisses, il la guida à sa suite alors qu'elle ne cessait de se retourner pour vérifier ses arrières,surveillant qu'il n'y avait personne derrière eux, inquiète, et ne pouvant pas oublier la menace d'Olaphas planant au-dessus d'elle malgré la présence d'Allonn à ses côtés. D'ailleurs, elle ignorait si elle devait l'entretenir de ce problème.
Elle craignait sa réaction mais, surtout, qu'il veuille la protéger. Le connaissant, il serait capable de se lancer à la poursuite d'Olaphas pour la défendre et la sauver or, aussi héroïque que cela soit, il ne ferait jamais le poids face à un démon, un démon immortel qui plus était. Elle ne voulait pas le mettre en danger, pas alors qu'une seconde chance leur était offerte.
Peut-être n'était-ce pas une bonne idée de recommencer à lui dissimuler des choses, retombant dans les travers qui les avaient séparé, mais c'était pour sa propre sécurité, par pour elle, uniquement pour lui.
Devant elle, Allonn poussa la porte décorée du vitrail sur lequel le regard de Yhrice s'attarda sur l'ondine représentée. Un léger sourire étira ses lèvres alors qu'elle songeait à Ibyse. Elle se demandait comment se portait l'ondine sans nageoires et elle aurait bien souhaité la revoir.
À l'intérieur, la salle était largement occupée par de nombreuses personnes attablées mais l'ambiance était plus calme, moins chauffée, qu'en soirée. Ils n'eurent donc pas besoin de jouer des coudes pour se frayer un passage jusqu'aux escaliers craquants qu'ils gravirent.
Allonn fit entrer Yhrice dans la chambre et la laissa quelques minutes pour aller chercher de quoi se laver auprès du tenancier, peut-être contre ses dernières pièces. En attendant qu'il revienne, Yhrice fouilla dans le tas de vêtements laissés au sol mais ils n'étaient presque que taillés pour des hommes. Elle dénicha tout de même une robe à bretelle, trop légère pour la saison mais elle n'allait passe plaindre. Elle n'aurait qu'à mettre quelque chose par-dessus pour se garder un peu plus au chaud.
Sans croupir davantage dans sa robe déchirée imbibée de l'odeur d'alcool, elle la retira, la laissant glisser à ses pieds. Elle l'écartait d'un coup de pied lorsqu'Allonn la rejoignit, les bras chargés d'une bassine remplie d'eau où flottait une éponge et d'un nécessaire pour se raser.
Son regard balaya Yhrice de haut en bas, s'arrêtant sur sa nudité. Ce n'était nullement la première fois qu'il la voyait ainsi, bien au contraire, il l'avait vue à de nombreuses reprises, mais il s'apercevait d'à quel point elle était amaigrie et aussi de combien elle lui avait manquée.
Il posa les affaires sur le petit tabouret, seule surface qui pouvait réellement supporter des objets, et il se tourna vers la jeune fille qu'il prit dans ses bras sans lui permettre d'ouvrir la bouche.
Relevant le visage, elle appliqua ses lèvres sur les siennes, leur premier baiser depuis qu'ils s'étaient retrouvé. Avec, ils scellaient leur pardon, acceptaient mutuellement leurs excuses et décidaient d'oublier, de seulement s'aimer en effaçant ces derniers événements. Ils ne voulaient plus y penser, plus se torturer avec ça, juste être l'un à l'autre.
Passant ses mains derrière les cuisses de Yhrice, il la souleva contre lui pour l'amener jusqu'au lit où il s'allongea sur elle.

Étendu sur le lit avec l'envie de dormir, les paupières lourdes, Allonn regardait Yhrice passer l'éponge sur sa peau, se débarrassant des dernières traces d'encre et de l'odeur d'alcool.
Même si voir sa peau blanche et propre lui rappelait qu'elle était totalement vulnérable sans la moindre protection contre Olaphas, qui pouvait donc parfaitement savoir où la trouver, cela lui faisait du bien. Elle essaya aussi de laver ses cheveux puis, ayant terminé, elle passa la robe.
Le corsage alezan était fermé par des lacets en croix et la jupe, rayée de la même teinte, d'amarante et de couleur beurre frais,formait des vagues autour de ses jambes. Par-dessus, elle passa une chemise d'homme brune, trop longue, qu'elle noua sur son ventre et dont elle retroussa les manches sur ses coudes. Maintenant qu'elle était propre, vêtue de vêtements en relativement bon état et avec Allonn, elle se sentait mieux.
Allonn lui sourit en se levant pour faire un peu de toilette à son tour. Il se rasa puis échangea sa chemise sale pour une noire.
Assise sur le lit pour remettre ses bottines, Yhrice demanda à Allonn :

- Qu'allons-nous faire maintenant ?

- Je me posais la question.. Après tout, je ne suis qu'un ancien inquisiteur et toi...

- Une sorcière certainement recherchée ?

- Oui. Je ne sais pas ce qu'il reste concrètement pour nous. Je crois que nous risquons tôt ou tard de nous heurter à quelque chose, l'inquisition ou autre chose.

- Autre chose... Répéta Yhrice en songeant à Olaphas. Que peut-on faire alors ? Fuir ?

- Ce serait une solution, tu as raison, mais ça sera pareil sur chaque île de l'archipel.

- Il va falloir s'expatrier ?

- Je...je crois que c'est le mieux à faire.

Yhrice se prit le menton dans la main en réfléchissant, les dents enfoncées dans sa lèvre inférieure.
Après tout, rien ne la retenait spécialement aux Caëlinnes, au contraire. Elle avait plutôt des raisons qui la poussaient à les quitter : un démon, une sorcière à moitié folle, l'inquisition. Son père vivait toujours à Augâne mais elle n'avait jamais été proche de lui et ne l'avait pas vu depuis des années. Quant à la famille qu'il lui restait à Frékilia, elle n'en conservait que de vagues souvenirs d'enfance.
La seule personne qui comptait pour elle l'accompagnerait alors il n'y avait rien qui la rattachait à l'archipel donc elle acquiesça et accepta :

- Très bien.

-Mais il y a un endroit où j'aimerais me rendre avant.

- Où ça ? Demanda Yhrice, étonnée par cette volonté.

- J'ai rencontré un homme, un prêtre, dans sa chapelle dans un hameau non loin du pont pour rejoindre l'île royale, qui m'a aidé. Je n'ai jamais rencontré une personne aussi compréhensive et bonne. Je souhaiterais le revoir. »

Yhrice écarquilla d'abord les yeux, stupéfaite par cette demande, puis elle acquiesça.
Allonn sourit doucement à son tour, soulagé et heureux, puis il vint s'asseoir à côté de Yhrice à qui il prit la main pour y déposer un baiser.

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