Chapitre 17 - La colère de la banshee

Rëmar s'était à peine aperçu du départ de Krélia emmenée par Allonn, trop sonné.
Étendu sur les pavés de la ruelle légèrement rougis par le sang coulant de ses blessures, qui s'étaient déjà refermé, il avait murmuré de sincères excuses du bout des lèvres durant des heures, plus que navré pour ce qu'il avait fait car il s'était attiré la haine de sa sœur. Il avait continué à pleurer, à déplorer ses actes et à regretter durant des heures.
Ses remords le martelaient et la douleur insupportable rayonnait dans tout son corps. C'était pire que les brûlures au sel ou les plaies à l'argent.
Il n'avait pas cherché à se relever, restant allongé à terre à sangloter et à se reprocher ce qu'il avait fait. Il avait voulu disparaître à travers les rainures des pavés, se dissoudre avec les gouttes de pluie si il avait plu, s'effacer pour toujours.
Si ça lui était arrivé, ce goût amer, qui était celui du remord bien qu'il ne l'identifiait pas, ne serait plus là et cette souffrance, qui le frappait, se serait envolé avec, même si l'obscurité qu'il voyait lorsqu'il songeait à la mort l'effrayait. Il préférait ça à tout le mal-être qui l'avait saisi. Il voulait que ça s'arrête, que Krélia lui pardonne et que Léttan soit encore là. Il avait été gentil avec lui.
Il aurait pu rester encore longtemps à terre, puisqu'il n'avait nullement eu l'intention de bouger, si quelqu'un, un passant bienveillant, ne s'était pas arrêté. Inquiété par le corps gisant au sol et semblant comme écrasé par quelque chose de terriblement pesant, l'homme s'était rué vers lui.
Un soupir de soulagement avait franchi ses lèvres lorsqu'il avait constaté qu'un souffle régulier,mais comme douloureux, soulevait la poitrine de cet homme à terre. Il avait passé ses bras dans son dos pour le relever ou bien le transporter dans un dispensaire, n'importe où, Rëmar s'en était moqué et s'en moquait toujours.
C'était à cet instant que le spectre avait ouvert les yeux, si subitement que l'homme avait sursauté. Effrayé par le regard dérangeant et inquiétant, bien que larmoyant, il avait voulu reculer par réflexe mais il n'en avait pas eu le temps. Il ne savait pas et, sur le moment, n'avait pas su non plus, pourquoi il avait fait cela mais, se redressant subitement en s'emparant de la dague qu'il avait toujours sous son manteau, il avait plongé sa lame dans la poitrine de ce passant qui s'était porté à son secours.
D'abord, le remord l'avait de nouveau étreint, fort, violent, impitoyable et broyant son âme mais, ensuite, alors qu'il avait contemplé le corps se relâcher et le sang se rependre lentement autour de lui, le silence s'était fait dans son cœur et son esprit. Une paix intense l'avait envahi, faisant taire sa douleur et ses remords. C'était étrange.
Ça avait pourtant d'avoir tué Léttan et d'avoir pris conscience, du moins partiellement, du mal qu'il avait fait qui l'avait plongé dans cette pareille détresse et, cependant, ôter la vie à cet homme l'avait apaisé et l'avait laissé en paix. Il ne comprenait pas.
Était-ce mal ? Était-ce un moyen de se libérer de tout ce qui pesait sur lui ? Il ne savait plus et n'était pas resté longtemps à s'interroger sur cette question philosophique.
Malgré toutes ces incompréhensions, il s'était souvenu qu'être retrouvé à côté d'un cadavre avec l'arme du crime en main n'était pas une chose à faire. Il avait entendu parler des inquisiteurs qui n'aimaient pas ce qui était différent. Il les imaginait comme des grands hommes aux yeux méchants qui se dissimulaient dans l'ombre alors il n'avait aucune envie de tomber entre leurs mains.
Rangeant donc sa dague à sa ceinture sans prendre la peine de l'essuyer, il s'était relevé et avait quitté cette rue pour une autre dans laquelle il avait choisi une maison au hasard.
Il y était entré et, ne connaissant aucun autre moyen pour obtenir ce qu'il souhaitait et la plupart de ses rapports avec autrui n'ayant été fondés que sur la violence, il avait tué tous ceux qu'il avait trouvé là et s'était écroulé dans la plus haute pièce la plus misérable de la maison : un minuscule grenier encombré et poussiéreux.
Le soulagement apporté par les assassinats avait été de courte durée pour ne laisser à nouveau que toute cette détresse qui le transperçait. Il avait pleuré,hurlé, s'était blessé lui-même de ses ongles, s'était reproché ses actes, avait déploré sa bêtise puis avait terminé par plonger dans l'inconscience sans parvenir à se départir de sa détresse poignante et de son incompréhension.
Il ne comprenait pas comment assassiner des gens innocents, inconnus et au hasard pouvait le soulager autant tout en l'amenant au désespoir. Cette question, cette profonde inquiétude, cette incompréhension, ce doute qui le tourmentaient ne s'étaient pas estompé dans son sommeil, au contraire, tournant dans son esprit endormi sans apporter de réponse.
Comment entrevoir davantage la réalité du monde pouvait-il autant le faire souffrir ?
Il ne comprenait pas et il aurait préféré que Léttan ne lui explique pas tout le mal qu'il avait provoqué avec ces tueries. Il ne savait plus comment appréhender le monde. Il aurait souhaité ne jamais se réveiller. L'homme en compagnie de Krélia, et qui n'était pas Léttan, aurait dû laisser sa sœur le tuer. Ça lui aurait évité d'avoir à supporter tous ces tourments insupportables.
Seulement, il finit par se réveiller et pas d'un simple réveil calme où tous les éléments revenaient doucement à son esprit mais il fut brusquement tiré de son sommeil par quelque chose. Quelque chose qu'il reconnaissait et identifiait avec un violent coup à sa poitrine à cause de son cœur qui bondissait brutalement à l'intérieur.
C'était une voix résonnant dans ses pensées qui l'avait réveillé si subitement. La voix impérieuse et puissante de sa créatrice à laquelle il ne pouvait pas se soustraire. Durant les quelques jours qui venaient de s'écouler, il ne l'avait pas entendu, ce qui l'avait amplement satisfait, mais voilà qu'elle parlait de nouveau directement dans ses pensées.
Son premier réflexe fut de se saisir de sa dague passée à sa ceinture mais il suspendit son mouvement et laissa sa lame où elle était.
Valait-il mieux massacrer encore des innocents et ainsi allonger la liste de ses crimes ou bien se laisser dominer par sa maîtresse ? La détresse d'avoir semé la désolation ou la détresse d'être un esclave sans la moindre volonté ? Les deux possibilités promettaient une terrible torture l'une comme l'autre.
Pourquoi ne pouvait-il pas tout simplement disparaître et se débarrasser de toute cette douleur, toute cette incompréhension, toute cette peine ?
Les choses auraient été beaucoup moins difficiles et beaucoup moins douloureuses mais ce n'était pas aussi évident et il devait affronter la réalité, la réalité affreuse dans laquelle il avait lui-même créé la prison autour de lui.
Il devait faire un choix. Dans tous les cas, il souffrirait quoi qu'il décide dans cette situation actuelle alors il devait choisir en fonction de ce qui était le mieux pour tout le monde puisque le mieux pour lui n'existait pas, qu'il n'avait jamais existé.
Il croyait que c'était mieux pour lui de se salir les mains avec un flot de sang innocent plutôt que de subir l'influence indiscutable de sa créatrice mais,maintenant qu'il comprenait un peu mieux la marche du monde, il savait que c'était très mal, même si cette notion demeurait encore quelque peu obscure à ses yeux.
Il ne croyait plus autant que ça valait mieux pour lui alors il devait donc céder à la voix de sa maîtresse dans sa tête ? Ça semblait logique, pour sa psyché restreinte du moins.
De toute manière, il n'y avait plus personne à tuer puisqu'il avait déjà nettoyé cette maisonnée pour extérioriser sa détresse qui, après un léger apaisement, revenait le marteler de coups violents et, le temps qu'il venait d'utiliser pour résoudre cette hésitation avait été mis à profit pour annihiler ces barrières mentales qui étaient bien inefficaces.
Il n'avait plus à se poser de questions sur le Bien ou le Mal, le mieux ou le pire, puisque l'issue de cette lutte mentale était évidente. Il n'avait jamais gagné, il était trop faible. Son esprit était déjà écrasé sous un poids tellement plus imposant que celui de sa volonté.
Il ne chercha presque pas à s'opposer, seulement une légère révolte née d'un pur réflexe mais, sinon, il se laissa faire et se soumit même volontairement face à sa créatrice.
Krélia le détestant, il ne méritait pas cette douce liberté si agréable. Cette même liberté à cause de qui il avait tué tous ces gens,qu'il avait tué Léttan. Si il avait tant voulu chasser les ordres de la sorcière de son esprit, c'était pour conserver sa liberté qui lui avait paru si exquise.
Si il n'avait pas souhaité être libre, rien ne serait arrivé et cette détresse ne le torturerait pas. Certes, il verrait toujours le monde voilé et flouté, il ne comprendrait absolument pas, encore moins que maintenant, et il n'aurait jamais été plus qu'une marionnette sans la moindre conscience de ce qui l'entourait mais, au moins, il n'aurait pas suce qu'étaient les concepts de Bien et de Mal et ne souffrirait pas.
Il n'aurait pas dû chercher à se libérer la première fois, il ne se serait pas attiré la haine de Krélia.
Il ne fallut pas plus d'une petite minute pour que tout soit de nouveau noyé dans un épais brouillard, qui ne se levait que lorsque sa maîtresse y consentait,pour que sa volonté ainsi que son regard soient bridés. C'était comme si tout ce qu'il avait vaguement appris et compris ces derniers temps où il avait joui de sa pleine liberté avait disparu de sa mémoire. Il se souvenait seulement des visages et des noms des personnes importantes qu'il avait rencontré durant ce laps de temps : Krélia qui lui en voulait terriblement, Léttan qu'il avait tué.
Cette soumission totale n'avait rien de particulièrement agréable, c'était comme si son regard,son esprit, ses réflexions et tout le reste avaient été reconditionnés, réorganisés, refaits, ce qui était un peu le cas,mais, au moins, toute cette souffrance et toute cette détresse qui le torturaient il y avait encore juste quelques secondes avaient disparu, s'étaient évaporé, ne laissant dans ses pensées que la certitude que la chose la plus importante dans ce monde, l'élément principale qui guidait son existence, était sa mission.
Elle passait avant tout le reste : ses sentiments, son confort, son intégrité, physique comme mentale, sa vie et les vies des personnes qui auraient l'idée de s'interposer.
Les yeux vides de toute volonté et de toute émotion, il se releva en rangeant son arme et il sortit de la maison sans se préoccuper du sang à moitié séché dans lequel il marcha en réajustant son long manteau d'un rouge délavé.
Le regard passant sur les choses sans réellement les voir, il avança à travers les rues qui s'enchaînèrent sans qu'il ne s'en aperçoive, se dirigeant vers l'endroit que lui indiquait la voix dans sa tête. La sorcière ne lui avait pas donné le lieu où elle l'attendait avec précision. C'était plutôt comme si, appelé par elle, il était tiré vers elle. Au moins, il n'avait pas à réfléchir sur la direction à prendre ni n'avait aucun risque de s'égarer.
Passant donc de quartiers en venelles, il déboucha sur le port. Il y avait toujours autant de caisses et de tonneaux occupant presque toute la place disponible en un engorgement total mais, cette fois, il se s'interrogea guère sur toute cette concentration de marchandises bloquées sur le port.
Maintenant qu'il était retourné sous le contrôle totale de sa créatrice, il ne voyait pas d'intérêt à tout ce qui n'avait aucun rapport avec sa mission. Si ça ne pouvait pas l'aider à l'accomplir, alors il s'en moquait totalement. Il n'avait pas à s'y intéresser. D'ailleurs, sa maîtresse le lui aurait certainement interdit.
Ne se préoccupant donc absolument pas de tout cet encombrement, pas plus que de la jeune femme brune qu'il avait croisée ou du débardeur qu'il avait failli renverser, il marcha droit sur l'un des quais secondaires sur lequel il tourna.
Quelques navires de taille moyenne faits pour le transports de marchandises sur de courtes distances étaient amarrés. Comme la grande majorité des bâtiments caëliens, ils semblaient en sommeil et ne paraissaient pas avoir pris la mer ces derniers jours mais, encore une fois, toutes ces petites observations échappèrent totalement à Rëmar. Sa vision contrôlée du monde ne prenait pas en considération ce genre de détails qui ne lui étaient d'aucune utilité à sa mission. C'était toujours la mission.
Il fit encore quelques mètres sur les larges pierres gris foncé et il la vit. Depuis sa création,dont les premières heures étaient noyées dans une mélasse de souvenirs imprécis qui se mélangeaient sans lui apprendre beaucoup sur les premiers instants de sa vie, c'était la première fois qu'il se retrouvait face elle.
Sa créatrice.
Debout sur la jetée, droite et tremblante, les joues encore couvertes de larmes où se mêlaient rage et chagrin, ses grands yeux noirs brillants étaient fixés surs a banshee. Rëmar comprit pourquoi l'un de ses premiers souvenirs était celui d'une grande silhouette rouge.
Quelques pas supplémentaires et ils n'étaient plus séparés que par un seul mètre. Dans son esprit, la voix lui ordonna de stopper et de ne plus bouger.
Prudente, Sinave préférait conserver une certaine distance de sécurité avec le spectre. Bien sûr, elle savait que si, pour une raison ou pour une autre, il se libérait subitement et qu'il décidait de hurler, elle n'y survivrait pas en s'éloignant seulement d'un mètre mais les risques pour que cela se produise étaient vraiment très minimes. Sa prise sur l'esprit et la volonté de Rëmar était très forte et puissante.
Avec le manque de caractère qu'elle lui avait voulu, il peinerait à se libérer. La première fois où il avait réussi tenait du miracle alors une deuxième était hautement improbable. Elle ne craignait pas grand chose mais elle préféra tout de même garder le médaillon correspondant à Rëmar serré dans le creux de sa paume, au cas où et également car,venant juste de retrouver la soumission de sa dernière banshee, elle souhaitait s'assurer de bien reposer les bases de sa servitude.
Après avoir vu Yhrice la laisser sur place sans un regard de plus pour elle ou une hésitation, même si elle l'avait appelée, elle avait décidé, à travers ses larmes de fureur brûlantes, de ne pas rester ainsi.
Yhrice avait raison. Il était temps de cesser ces ridicules tentatives qui l'enfonçaient un peu plus à chaque fois. Plus question de subir les aléas de l'existence qui semblait se plaire à l'entraver dans son projet ou les rebellions de ses créatures. C'était elle qui décidait et qui gérait les choses, elle et personne d'autre.
Pour le moment, sa troisième banshee avait trop de volonté pour lui être utile et elle avait justement créé Rëmar dans le but précis de lui ramener Krélia alors se tordre l'esprit pour trouver des solutions de plus en plus compliquées et improbables, c'était terminé. Investie d'une nouvelle énergie et d'une nouvelle détermination, elle avait donc cherché la présence de Rëmar et, ayant constaté avec joie qu'il se trouvait à Giléanne, tout près d'elle, elle l'avait appelé.
Ça avait été simple. Tellement qu'elle se jugeait stupide d'avoir si rapidement abandonné. À présent, il était là, face à elle, immobile comme elle le lui avait ordonné, et le regard vide de pensées, attendant ses ordres qu'il exécuterait sans s'interroger une minute. Elle ne comptait pas lui ordonner autre chose que de reprendre sa mission où il l'avait suspendue en se libérant.
En parallèle, elle avait l'intention de tenter elle-même de soumettre Krélia. Là aussi elle avait abandonné beaucoup trop vite.
Elle prit le temps de bien maîtriser l'esprit de la banshee durant quelques minutes.
Devant elle, figé, Rëmar la détaillait, fasciné de découvrir enfin réellement qui lui avait donné la vie, qui l'avait mis dans le monde de Léocie. Il aurait pu la trouver belle, même très belle, si une brusque et lourde couche de haine ne s'était pas refermé sur son cœur, seule partie épargnée par la domination de Sinave, en la voyant.
C'était à cause d'elle si il était ici et que tout était arrivé. Il y avait également la manière dont elle le regardait avec un air neutre, détaché, indifférent. Elle ne manifestait aucune compassion ni aucune sympathie à son égard. Son besoin ivre et fou de vengeance l'empêchait de le voir autrement qu'un objet, un outil servant à l'assouvissement de son brûlant désir.
En effet, un besoin viscérale de vengeance éclipsait la compassion qu'elle aurait normalement dû avoir à l'égard du jeune homme tout juste sorti de l'adolescence qui, engagé sur une voie dangereuse et peu recommandable, avait été tué de ce large coup de lame qui, en plus de l'avoir touché au cœur, avait laissé cette longue cicatrice en travers de son visage et dont le corps à peine inhumé, d'ailleurs, personne n'était présent à la cérémonie, avait servi au sortilège.
Elle aurait pu avoir de la peine mais ce n'était pas le cas. Il n'était qu'un outil qui lui permettait d'accomplir son dessein. Rëmar ne s'en rendait pas réellement compte, soumis, écrasé, l'esprit ne s'ouvrant que sur ce qui était toléré par Sinave.
Constatant que l'obéissance de sa banshee était totale et ne risquait pas de se briser pour une quelconque raison, Sinave relâcha un peu sa concentration ainsi que le médaillon, dont les contours s'étaient imprimés dans sa peau, et observa Rëmar plus en détails.
Il était semblable au matin de son invocation, son visage à présent neutre avait perdu toute trace de la détresse qu'il éprouvait quelques minutes auparavant et il portait toujours les fripes qu'elle lui avait trouvées, à l'exception du long manteau blanc qu'il avait échangé pour un autre d'une teinte rouge non uniforme.
Elle fronça d'abord les sourcils, ne comprenant pas l'utilité de faire ça, puis écarquilla les yeux en s'apercevant que c'était toujours le même vêtement et que cette couleur rouge était causée par de nombreuses projections de sang incrustées dans le tissu. Yhrice avait donc raison dans ses reproches et elle n'avait pas seulement inventé un mensonge horrifique pour lui prouver son manque de contrôle sur les choses.
Peut-être avait-elle créé Krélia pour tuer mais il n'y avait qu'une victime, une seule cible. Là, il s'agissait d'un véritable massacre sanglant, horrifiant. Elle ne comprenait pas ce qui avait pu se passer dans le mental inachevé de la banshee masculine.
Choquée et dépassée, elle secoua la tête de gauche à droite et déclara dans un souffle, horrifiée :

« Tu es un monstre. »

Sinave ne faisait pas référence à la nature damnée de Rëmar qu'elle connaissait, évidemment, et qui ne l'avait jamais choquée comme elle l'était actuellement, la main sur la bouche et les yeux agrandis d'effroi. Elle parlait de son esprit détraqué et de ses actes monstrueux.
Il était monstrueux de part sa naissance mais avait plongé totalement et sans scrupule dans la monstruosité morale et, de toute évidence, s'y complaisait.
Où avait-elle fait erreur dans la conception de sa créature ? Était-ce d'avoir réduit sa volonté qui l'avait prédisposé à la folie meurtrière ?
Face à elle, Rëmar reçut cette phrase, ce jugement, cette accusation comme un violent coup qui le fit plus enrager qu'il ne lui fit mal.
Comment osait-elle lui dire cela ? Comment osait-elle ainsi porter un jugement sur lui et ses actes ?
Il était vrai qu'il se reprochait ces morts, il en souffrait tellement, pourquoi en rajoutait-elle en se permettant de poser sur lui son regard accusateur ? De quel droit le jugeait-elle ainsi en se mettant dans une position supérieure à la sienne, comme si elle valait mieux que lui ?
Ce n'était absolument pas le cas, au contraire. Après tout, c'était elle qui l'avait créé et qui avait voulu qu'il soit un esprit incomplet qui ne comprenait que peu de choses.
La seule responsable de toute cette horreur, de tous ces meurtres, c'était elle. Elle qui n'avait pas cru bon de lui inculquer le fonctionnement du monde ni les notions de Bien ou de Mal, concepts qui lui restaient opaques bien qu'il ait saisi une certaine différence entre les deux. Sans compter que, si il avait tué et massacré tous ces pauvres gens innocents, sans savoir réellement ce que cela impliquait dans toute son horreur, c'était uniquement pour lui échapper et faire taire sa voix qui résonnait sans cesse dans sa tête. Tout était de sa faute.
Si il était un monstre, un assassin odieux aux mains aussi rouges que son manteau, c'était car elle l'avait voulu ainsi. L'abomination qu'il était était celle qu'elle l'avait poussé à devenir.
Tout était de sa faute et, pourtant, elle l'accusait et le regardait avec une lueur de dégoût choquée. Comment osait-elle ? C'était elle ! Elle la fautive, elle la responsable, elle le monstre qui l'avait mis dans ce monde sans rien lui en expliquer. Pas lui, elle !
Alors comment osait-elle le juger ? Comment ? Comment ? Comment ?
La colère qui monta soudainement face à ce regard accusateur, qu'elle aurait dû plutôt se retourner devant un miroir, le submergea en une vague si brutale qu'elle expulsa la présence de cette détestable sorcière de son esprit d'un coup haineux et brisa sa soumission.
Prise par surprise par cette libération à laquelle elle ne s'attendait absolument pas et sonnée par la violence avec laquelle elle avait été chassé de l'esprit de la banshee masculine, Sinave tituba légèrement sur le quai. L'expulsion, qui s'apparentait presque à une attaque, était tellement brusque qu'elle se répercuta sur son physique.
Ainsi, elle ne songea pas immédiatement reprendre l'ascendant sur Rëmar si bien que ses doigts effleuraient à peine le médaillon lui correspondant qu'il la percuta violemment, la jetant à terre et la glaçant de son aura de ténèbres. Fermement accroché au tissu fin de sa robe, il chuta à terre avec elle.
Sinave poussa un cri de douleur, à la fois à cause de l'impact avec les pierres du quai et de l'aura de Rëmar. Ce dernier, se cramponnant fermement au bras droit de Sinave d'une poigne glacée, la tint à sa merci, la dominant de quelques centimètres.
À moitié étourdie par ces deux chocs successifs, Sinave grommela un juron. C'était tout de même la deuxième fois qu'elle se retrouvait mise à terre et menacée par un homme, bien qu'elle ne pouvait pas vraiment classer Rëmar dans cette catégorie. Ce qui ne lui convenait absolument pas, elle qui s'était en partie tournée vers la sorcellerie pour ne jamais avoir à se soumettre devant quelqu'un.
Elle n'eut pas davantage le loisir de s'apitoyer sur elle-même et sur les malchances qui s'accumulaient car le poing de Rëmar, qu'elle reçut à moitié sur la joue gauche, à moitié sur la pommette,l'assommant presque sur le coup tout en répandent des aiguilles de glace dans le côté gauche de son visage délicat, s'abattit sur elle.
Il ne ressentit aucun scrupule à la frapper de la sorte. Après tout, il ignorait que, d'un point de vue morale, frapper une femme, qui plus était à terre, lorsqu'on était un homme était très mal toléré, honteux. C'était Sinave qui s'était elle-même mise dans cette situation en choisissant de ne pas lui inculquer ce genre de principes, ni aucun autre, qui régissaient le monde.
Il voulait extérioriser la haine et la colère que la sorcière lui avait inspiré et lui faire payer ses paroles, la punir pour avoir osé le juger alors que c'était elle la responsable de tout.
Il ne put cependant pas abattre son poing à une nouvelle reprise car ce fut comme si une force invisible le retint, la force de l'esprit de Sinave qui, de sa main libre, avait saisi le médaillon associé à Rëmar, sauf que, poussé par toute cette fureur, l'écraser fut beaucoup moins aisé qu'habituellement. D'ailleurs, elle ne put reprendre son contrôle,ses défenses renforcées par la rage s'avérant bien plus efficaces qu'à l'accoutumée et elle fut à nouveau repoussée.
Souhaitant seulement gommer ce regard accusateur de son visage si doux, si beau, il dressa de nouveau le bras mais il constata que ceux de Sinave étaient dressés devant elle alors, d'un geste empli de toute cette fureur et de toute cette haine, il les balaya d'un mouvement latérale.
Avec la violence, la cordelette du médaillon, que la sorcière tenait toujours fermement entre ses doigts, craqua et le bijou lui échappa pour aller rebondir plus loin sur le quai mais Sinave ne s'en préoccupa absolument pas, plutôt focalisée sur les phalanges de Rëmar qui fusèrent de nouveau vers elle. La douleur explosa dans son visage en même temps que sa lèvre inférieure.
Le goût du sang coula sur sa langue avec le liquide chaud, lui donnant la nausée mais c'était toujours le cadet de ses soucis. Fragile comme elle l'était, face à cette masse de colère pure qui ne demandait qu'à déferler sur elle dans toute sa brutalité, elle ne tiendrait pas longtemps et il n'y aurait pas beaucoup de coups avant qu'elle ne succombe. Il fallait qu'elle se libère si elle ne voulait pas se retrouver morte sur le port de Giléanne.
Ne pouvant compter que sur sa force physique pour se débarrasser de Rëmar, qui n'était pourtant pas si musclé, il ne lui restait que sa magie pour se défendre. Seulement, il lui était impossible dans sa situation de s'emparer de ses fioles et ingrédients dans son sac.
Il lui restait toujours le signe qui servait à se téléporter dans le lieu souhaité sur le front.Les ingrédients étaient tous présents sur sa peau mais le signe était défait. Il n'en restait que de larges traînées brunâtres mais peut-être que le tracer avec les doigts sur la toile de l'air suffirait.
Luttant pour rester consciente malgré les coups de Rëmar qui pleuvaient sur elle, elle effectua les signes de son indexe tremblant, priant les dieux qu'elle avait reniés pour que ça fonctionne. Durant quelques secondes, rien ne se produisit mais elle n'avait plus la force ni le courage de déplorer cet échec qui allait certainement lui coûter la vie ni même d'en faire la constatation.
Toutes les pensées qu'elle parvenait à formuler étaient concentrées sur sa survie et donc sur un moyen d'échapper à Rëmar et à sa fureur qui se déchaînait toujours plus.
Au lieu de chercher du secours et un moyen de fuir dans la magie des démons, puisque sans les éléments adéquats, son message n'avait visiblement aucune chance d'arriver à destination dans la dimension démoniaque, elle puisa dans celle qui coulait toujours dans ses veines en permanence de part ses fréquentations des pouvoirs des démons.
Elle ne sut comment elle fit mais, cette fois, elle réussit et disparut. Surpris et perdant l'équilibre, Rëmar bascula vers l'avant et il dut se rattraper de ses paumes au sol.
Les yeux écarquillés, ne comprenant pas ce qu'il s'était passé, il fixait l'endroit où Sinave était étendue à sa merci juste quelques secondes auparavant en clignant des paupières, incrédule. Pour une fois, il sut même faire une réflexion cohérente et se dit que, après tout, elle était une sorcière et que ce devait expliquer certaines choses.
Il se redressa, s'asseyant sur les genoux, puis il baissa son regard bicolore sur ses phalanges que les coups sauvages avaient écorché aux os, mais qui cicatrisaient déjà avec une grande rapidité, et surtout sur le sang qui coulait entre ses doigts en des sillons vermillons.
Du sang rouge, comme celui de toutes ces personnes qu'il avait tuées, comme celui de Léttan, comme celui de toutes personnes dans ce monde, sauf lui, le monstre, le meurtrier. Même si il était vrai que la responsable de tout ce carnage était Sinave, qui l'avait créé ainsi, le sang rouge de ces personnes innocentes tuées de manière si atroce était sur ses mains à lui, pas à elle.
Il aurait dû comprendre qu'assassiner des gens était mal.
La douleur l'étreignit de nouveau en lui broyant les os maintenant que la colère s'était retiré avec Sinave qui avait également emporté sa haine, ne laissant rien à Rëmar que cette insupportable souffrance.
Comment vivre à présent qu'il savait tout le mal qu'il avait fait, toute l'horreur de ses actes odieux, toutes les vies qu'il avait brisé ?
Lui qui avait massacré toutes ces personnes, ces familles, pour conserver sa liberté, il se retrouvait prisonnier de ces remords qui le tuaient à son tour, sort parfaitement mérité.
Il voulait oublier pour se débarrasser de toute cette douleur qui le rendait fou. Pour ce faire, il devait s'en aller loin de la scène où s'était joué cette tragédie qu'il avait perpétré pour ensuite la subir à son tour. Pour lui, ce devait être suffisant. Il ne comprenait pas que la marque de ses actes était indélébile et resterait toujours.
Se relevant, il examina les navires à la recherche d'un qui serait prêt au départ au milieu de tous ceux qui hibernaient le long des quais.
Finalement, il en trouva un. Un petit avec une cale tellement minuscule qu'on ne pouvait s'y tenir debout mais Rëmar s'en moquait. Il voulait seulement partir pour chasser la souffrance des remords alors il se glissa dans cette minuscule cale en rampant à moitié pour ensuite se recroqueviller derrière une caisse.

Il ne sut combien de temps le voyage dura.
Bercé par le mouvement des vagues sous la coque, il passa tout le trajet replié sur lui-même à sangloter de rage, une rage dirigée contre lui-même, et à revoir les massacres qu'il avait laissés dans son sillage à lui donner envie de s'arracher les yeux.
Il quitta cette torpeur de douleur lorsque le navire accosta et qu'il se fit découvrir par l'un des marins descendu inspecter la marchandise.
Le spectre lui bondit dessus, le paralysant d'effroi par la seule force de son aura glacée, puis, profitant de la panique qu'il causa parmi l'équipage en surgissant sur le pont, il bondit sur une petite plage de galets noirs et, ne voyant pas d'autre chemin à emprunter, il gravit de longs escaliers raides creusés dans une immense falaise coiffée d'une épaisse forêt touffue.
Arrivée en haut, il s'arrêta quelques secondes pour reprendre son souffle puis se dirigea au hasard vers le sud-ouest en longeant la falaise.
Il progressa sur plusieurs kilomètres rapidement en observant tout ce qui l'entourait sur cette île qui semblait encore très sauvage.
La douleur l'emprisonnait toujours et il ne se sentait pas mieux, souffrant toujours de ses terribles erreurs. Il s'arrêta et regarda l'horizon. Il avait trop mal.
Le Bien, le Mal, à quoi servaient de telles notions à part faire souffrir ? Il ne le savait pas et ne voulait pas le savoir.
Déterminé et souhaitant que tout cesse, également car il préférait ceci à l'idée de retomber dans la servitude contre laquelle il n'avait plus de moyens de résister, il fit un pas en avant et laissa sa jambe entraîner le reste de son corps.
Les yeux clos, il chuta rapidement, le vent sifflant à ses oreilles.
Il poussa un hurlement de douleur intense qui se perdit en une myriades de bulles d'air lorsque l'eau chargée de sel se referma sur lui.

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