Chapitre 1 - Perte

Krélia restait au sol, recroquevillée dans l'herbe rase à plusieurs kilomètres d'Hawel, la maudite ville sainte, et non loin d'un des deux ponts permettant de passer de l'île princière à l'île royale.
Elle ignorait depuis combien de temps elle était dans cet état : le corps affreusement meurtri agité de violents tremblements incontrôlables, le visage, tout aussi blessé, ravagé de larmes de chagrin et de souffrance frappant chaque fibre de son corps et martelant son crâne.
À la douleur physique, émanant de ses nombreuses blessures infligées par le bourreau de l'inquisition et également de son cœur qui lui semblait s'être déchiré, s'ajoutait celle psychologique provoquée par une telle détresse qu'elle en était indescriptible. À présent, elle comprenait mieux pourquoi Chiraine avait été si affectée par la disparition de Vinam, son fiancé, pourquoi Frand avait préféré noyer son chagrin dans l'alcool plutôt que de l'affronter.
Elle comprenait car elle venait de perdre la personne la plus importante à ses yeux, le seul qui comptait et la douleur était insupportable, plus que les tortures de l'inquisition, plus que ses plaies à l'argent et ses brûlures au sel.
Léttan était mort. Elle le ressentait par le lien qu'elle avait tissé entre eux pour ne pas qu'il l'abandonne et qui s'était brisé avec une violence incroyable, rajoutant à sa douleur.
Elle ignorait depuis combien de temps elle était ainsi, recroquevillée sur le sol et secouée de sanglots et de spasmes de souffrance. Elle se laissa lourdement tomber sur le côté, se repliant davantage sur elle-même et dissimulant son visage torturé sous ses boucles rousses.
Elle voulait disparaître, elle voulait rejoindre Léttan. Ainsi, elle mettrait également fin à son existence d'être maléfique et supprimerait la menace qu'elle représentait pour le monde et ses habitants. Sauf qu'elle ne pouvait pas.
Premièrement car elle ne possédait aucune arme capable de la tuer, son poignard en argent lui ayant été confisqué lors de sa détention dans les sous-sols d'Hawel, et deuxièmement car, pour la même raison qui l'avait retenue sous les barreaux, la sorcière qui l'avait créée avait veillé à implanter en elle un grand et profond désir de vivre, une combativité qui la forçait à rester debout. Alors, même si,actuellement, sa seule envie était de mourir pour retrouver Léttan et tout cesser et qu'elle songeait sérieusement au suicide, elle savait, au fond d'elle, qu'elle ne passerait jamais à l'acte.
Cette idée tournait dans son crâne : Léttan était mort, jamais elle ne le reverrait. Si, avant, ils se trouvaient séparés par leurs natures différentes, à présent, ils étaient chacun dans un monde radicalement opposé, séparés pour toujours, arrachés l'un à l'autre.
De toute manière, même si elle se donnait la mort pour rejoindre son amour perdu et impossible, elle doutait qu'elle puisse le retrouver. Jamais Léddin, divinité gardienne des morts, ne permettrait à une créature maléfique comme elle, à l'âme damnée empreinte de magie démoniaque, de venir se reposer dans son royaume avec les humains qu'elle y accueillait. Se suicider serait donc parfaitement et totalement inutile. Cette réflexion termina de retirer toute envie d'attenter à ses jours de banshee à Krélia.
Elle ne voulait et ne pouvait pas mourir mais, ce qu'elle voulait, c'était Léttan. Elle souhaitait même ardemment sentir sur elle son regard de dégoût .Cela aurait signifié qu'il était toujours vivant. Comme elle aurait aimé le voir détourner ses beaux yeux verts mousse avec un éclat de répulsion au fond des pupilles une fois de plus.
Si seulement c'était encore possible...
Elle n'avait personne à qui adresser une prière pour formuler ce souhait, cette espérance, car les dieux ne l'écouteraient certainement pas, elle le savait.
Tout ce qu'elle pouvait faire était pleurer en revoyant le visage du jeune homme dans ses pensées, se laisser envahir par cette douleur dévorante et consumer de l'intérieur par le chagrin et la colère. Une colère dirigée contre le destin, la fatalité, pour lui avoir pris la seule chose positive dans sa vie misérable de banshee, et contre le monde et le temps qui continuaient à tourner, à filer en semblant se moquer de la disparition de Léttan alors que, pour elle, tout paraissait s'être arrêté, plus rien n'avait d'importance, son décor avait perdu toute couleur, toute saveur, toute vie.
Son corps meurtri réagit à ces violentes émotions, qui se mélangeaient en balayant, détruisant tout, en de brutales vagues, et un hurlement commença à enfler dans sa gorge, montant de sa poitrine. Pour une fois, Krélia ne chercha pas à lutter contre.
De toute manière, il n'y avait rien à quelques kilomètres à la ronde, peut-être une ou de uxfermes isolées au milieu de leurs cultures. Elle ne risquait pas de faire beaucoup de dégâts et elle s'en moquait. Léttan était mort, plus rien n'avait d'importance et pourquoi permettrait-elle que d'autres personnes poursuivent paisiblement leur existence alors que la seule qui comptait s'était arrêté ?
Accueillant ce cri qui continuait à gonfler comme un exutoire à son profond chagrin, elle ouvrit la bouche et s'arqua en arrière sous la violence du hurlement qui jaillit soudainement. Ses yeux se révulsèrent pour devenir uniquement blancs, révélant sa véritable nature maudite.
Des oiseaux s'envolèrent en poussant des piaillements effrayés. Certains tombèrent, tués par la force de ce cri effroyable et affreusement strident, pourtant, ils se trouvaient relativement éloignés de Krélia qui émettait toujours ce son mortel, les bras écartés.
Elle hurla durant plusieurs minutes avant de se laisser tomber dans l'herbe, essoufflée, la tête vibrante et de nouvelles larmes ruisselant sur son visage.
Elle resta sans bouger durant quelques instants, éprouvée par ce hurlement, le plus long qu'elle ait jamais poussé mais il ne l'avait nullement purgé de sa détresse poignante et de son chagrin.
Les épaules tremblantes, elle s'assit sur ses genoux et regarda autour d'elle sans s'attarder sur les nombreux cadavres d'oiseaux que son cri avait laissé en se retirant au fond de sa poitrine ni sur les éléments situés en périphéries de son regard brouillé à cause des larmes qui s'accumulaient aux coins de ses yeux.
Qu'allait-elle faire maintenant ? Le plus logique serait de reprendre son projet de fuite des Caëlinnes que l'inquisition et qu'un certain ex-inquisiteur l'avaient forcée à abandonner.
À ce moment là, elle prévoyait de quitter l'archipel pour Vran, pays de l'est, grâce à l'équipage de pirates du Fleuret dont le capitaine était originaire de cette nation ravagée par la guerre avec ses deux voisins. Idée d'autant plus pertinente à présent qu'elle était officiellement une fugitive de l'inquisition, que Earl De Livès avait été informé de sa capture et de son évasion mais elle ne voulait pas partir, elle ne le voulait plus.
En restant, elle prenait des risques et s'exposait au danger. Elle serait traquée par l'inquisition de toutes les îles et pas seulement car un aristocrate fortuné l'aurait ordonné mais car elle représentait un sujet d'étude des plus intriguant. L'inquisition mettrait un grand zèle et beaucoup de moyens dans sa poursuite mais elle s'en moquait parfaitement comme du reste.
Elle pourrait très bien se faire de nouveau emprisonner à Hawel pour y subir d'autres tortures et études toutes aussi douloureuses, cela lui importait bien peu. Sans Léttan, plus rien ne lui semblait avoir de l'importance.
À présent qu'il n'était plus là, qu'il avait disparu, qu'il était mort, elle se sentait totalement perdue, n'avait plus le moindre repère et avait l'impression que plus rien n'avait de sens. C'était étrange de constater qu'il suffisait qu'une seule chose, une seule personne, ne soit plus là pour que tout s'écroule, que le monde se transforme radicalement, que tout change.
Où qu'elle pose les yeux, elle n'observait que l'absence de Léttan, ce manque de lui sans plus rien reconnaître.
Qu'elle se moque bien de l'inquisition et de ce qu'il pouvait se passer pour elle, elle n'allait tout de même pas rester, ici, dans cette plaine à quelques kilomètres d'Hawel, roulée en boule à terre et secouée de sanglots, qui refusaient de se tarir, bien qu'elle s'en moquait, qu'elle n'avait plus d'envie, plus rien.
Ce dont elle était certaine était qu'elle ne quitterait plus les Caëlinnes, elle abandonnait définitivement ce plan. Ainsi, elle respectait le souhait de Léttan, peut-être en un sens son dernier désir, qui n'avait eu aucune envie de partir de son archipel natale mais Krélia ne lui avait pas laissé le choix, et elle avait également la sensation de demeurer proche du jeune homme car c'était tout ce qu'il lui restait de lui : un souvenir qui imprégnait les terres et les mers de ce pays.
La jeune fille serra ses bras autour d'elle en enfonçant ses dents dans sa lèvre inférieure sans parvenir à faire cesser ses larmes.
Que pouvait-elle faire ? Que lui restait-il à part son chagrin qui la rongeait ?
Elle ignorait même ce qu'il était arrivé à Léttan. Elle avait seulement ressenti sa mort à travers le lien avec lequel elle l'avait attaché.
Quels événements avaient bien pu se produire pour arriver à la mort de l'ancien second de l'Oiseau des vagues ? Était-ce de sa faute à elle ? La distance entre eux avait-elle eu raison de lui à cause de ce lien ? L'avait-elle tué ?
C'était tout à fait possible et, si cela s'avérait effectivement être le cas, comment parviendrait-elle à vivre en sachant qu'elle était responsable du décès de l'homme qu'elle l'aimait, de la personne la plus importante en ce monde à ses yeux ? La réponse était fort simple : elle ne le pourrait pas.
Sa nature damnée pesait en permanence sur ses épaules et la tourmentait, telle une plaie à vif qui, pourtant, n'était rien comparée à celle qu'avait laissé la disparition de Léttan, mais, si elle avait indirectement provoqué son décès, elle ne le supporterait pas. Elle devait savoir, elle devait en avoir le cœur net.
Il ne lui restait donc plus qu'à se rendre sur les lieux du drame pour découvrir ce qu'il s'était passé. Pour ce faire, elle devait trouver l'endroit exacte.
La dernière fois qu'elle avait vu Léttan, ils se trouvaient à Eurinnge dans la ville des forbans, cité secrète aménagée à même la falaise dans une crique par les boucaniers de tous horizons, puis Allonn l'avait assommée et traînée dans une barque.
En toute logique, Léttan s'y trouvait encore sauf que, lorsque le lien s'était si violemment brisé, l'envoyant à terre, elle avait un comme un flash, une vision qui s'était imposé dans son esprit qu'elle n'avait pas su, sur le coup, identifier mais, le choc, sans être apaisé ou passé, étant quelque peu atténué après ces dernières minutes, elle devrait pouvoir se concentrer et reconnaître les lieux.
Elle n'avait pas la moindre envie de se replonger dans cette image qui risquait de remuer le poignard dans la plaie mais elle se força à revoir cet endroit sur les parois de ses paupières closes. Elle espérait ne pas se tromper en visualisant l'endroit qui lui était apparu lorsque la douleur l'avait soudainement saisie, la tuant presque. Le plus petit détail pourrait l'envoyer à l'opposée du bon emplacement où s'était déroulé cette tragédie qui l'avait détruite.
Si elle se souvenait correctement, ce dont elle ne pouvait être certaine avec cette détresse qui obscurcissait tout, il y avait une plage qui longeait les flots vers une ville qu'elle crut identifier comme Giléanne.
Si c'était bien le cas, que les lieux où son amour était passé rejoindre le royaume de Léddin se trouvaient effectivement à quelques kilomètres du plus grand port des Caëlinnes, comment y était-il arrivé et pourquoi s'y trouvait-il ? Était-ce elle qu'il était venu chercher ?
Elle ne pouvait le deviner et ne le saurait sûrement jamais puisque celui qui aurait pu lui répondre s'en était allé pour toujours.
Quelles que soient ses interrogations, qui ne feraient que lui rappeler ce qu'elle avait perdu, découlant sur toujours plus de souffrance et de larmes, elle savait où se rendre, pour commencer. Là, elle verrait bien si cet endroit était le bon et, sinon, elle chercherait une autre possibilité où se diriger. Ainsi, elle pourrait peut-être s'occuper l'esprit avec quelque chose qui l'aiderait à tenir debout et à ne pas se laisser totalement submerger par sa tristesse mais pas à se remettre ou à oublier.
Se redressant, elle inspira profondément à plusieurs reprises, tentant de reprendre le contrôle de son corps qui manifestait toujours le choc et la tristesse par encore plus de larmes et de tremblements. Elle essuya ses joues,geste inutile puisqu'elle continuait à pleurer malgré ses efforts pour se reprendre mais elle ne le faisait que pour se prouver qu'elle se maîtrisait plus ou moins, puis elle ramassa la rapière qu'elle avait laissé tomber à côté d'elle, volée à Welëom.
Se moquant des violentes secousses imprimées à l'arme par sa main incertaine, elle glissa la lame entre le bracelet d'argent emprisonnant son poignet droit et sa peau pour faire levier. Elle ouvrit plusieurs entailles dans sa chair, qui se refermèrent bien rapidement sans laisser de trace,avant de venir à bout du premier bracelet puis elle passa au second. Les menottes tombèrent dans l'herbe.
Krélia soupira de soulagement. Cela ferait une douleur en moins à supporter. Elle frotta ses poignets où les menottes avaient laissé la peau craquelée, boursouflée et terriblement douloureuse, comme presque tout le reste de son corps qui ne devait plus posséder un seul espace, même minuscule, où il n'y avait pas de brûlure, de cloque, de craquelure ou de boursouflure violacée. Seul son visage avait été relativement épargné. En effet, seulement le côté gauche et une bonne partie du front étaient brûlés au sel et sa joue droite portait une plaie craquelée.
Pensant qu'elle pourrait les revendre pour une belle somme, elles étaient tout de même forgées en argent, elle rangea les menottes dans la profonde poche intérieure de la cape mais elle abandonna la rapière au milieu des brins d'herbe, n'ayant rien pour la transporter, pas même une ceinture où la glisser, et, resserrant les pans de sa la cape autour d'elle, elle se mit en route en chancelant et sans cesser de sangloter.
Chaque mouvement envoyait des ondes de souffrance dans l'ensemble de son être et elle sentait la faiblesse de ses muscles, prêts à lâcher. Il y avait également la faim qui dévorait son estomac et le vertige qui lui donnait la nausée, lui faisait tourner la tête et floutait sa vision en plus des larmes, mais elle continuait d'avancer, pas après pas, de plus en plus difficiles.
Elle devait gagner cette plage au plus vite pour savoir. Savoir ce qu'il était arrivé à Léttan, savoir si elle aurait sa mort sur la conscience en plus de celle de Vanilesse.
Peut-être même qu'elle était la seule au courant de son trépas. Dans ce cas, il fallait qu'elle l'enterre ou qu'elle le rende à la mer, comme il était de coutume chez les marins, qu'elle s'occupe de sa cérémonie funèbre en tous cas, qu'elle lui rende un dernier hommage. Elle ne pouvait pas attendre et se remettre de ses blessures, car jamais elle ne pourrait réellement surmonter la mort de Léttan.
De toute manière, elle n'avait rien pour se soigner ou se nourrir et elle n'allait pas rester sur place à regarder le temps passer en pleurant alors autant marcher. Ainsi, elle occupait son corps à quelque chose, bien qu'elle le poussait également dans ses dernières limites sauf que, à part encore plus de douleur et d'épuisement, elle ne risquait pas grand chose.
Se dirigeant vers le pont, duquel elle n'était guère éloignée, elle avançait vers Léttan et le nord.
Ensuite, il lui resterait encore presque la moitié de l'île royale à traverser vers le sud pour atteindre sa destination. Ce trajet serait long, surtout dans l'état lamentable où l'avait laissée sa détention. Un laps de temps trop long.
Le corps de Léttan, tout ce qu'il restait de lui, aurait certainement commencé à subir les détériorations de la nature et ne correspondrait donc plus au souvenir qu'elle conservait du jeune homme mais cette idée ne la ralentit pas. Elle ne cherchait pas à le retrouver pour graver une dernière image de Léttan, d'ailleurs, elle souhaitait se rappeler de lui en vie, plein de vigueur et heureux de naviguer sur les flots, mais pour offrir à son cadavre la décence qu'il méritait amplement.
De plus, elle ne craignait pas la vue d'un corps. Etant née pour semer la destruction, elle ne redoutait guère tout ce qui était lié à la mort, mais peut-être que se retrouver face au cadavre de Léttan la bouleverserait.
En revanche, Milinne se sentait beaucoup moins assurée et elle le fit savoir dans un murmure, bien moins véhémente qu'à son habitude, semblant peut-être compatir à la profonde peine de Krélia, bien qu'elle ait toujours dénigré Léttan par ses paroles.
Krélia ne l'avait pas entendue depuis qu'elle s'était échappé d'Hawel. La jeune fille défunte accusait certainement le coup de la vérité et des révélations de Welëom, qui avait avoué qu'il n'avait fait que la manipuler et se servir d'elle pour obtenir davantage de pouvoir, d'influence et de fortune.
Krélia ne se posa pas la question, s'en moquant, ayant d'autres préoccupations que l'amour bafoué d'une aristocrate décédée trop naïve. De toute manière,la nouvelle de la mort de Léttan ayant retiré tout intérêt à toutes choses.
Quoi qu'il en était, elle ne se soucia pas de l'avis de Milinne, encore moins qu'auparavant, et, les yeux larmoyants et fixés sur l'horizon sans véritablement le voir, elle continua à mettre un pied devant l'autre, titubante et tremblante, chaque pas étant une épreuve.
Elle continua, tirant sur ses muscles déjà courbaturés, augmentant la douleur qui vibrait dans son corps, jusqu'à s'écrouler sur le minuscule chemin qu'elle parcourait. Sa joue heurta la terre mais elle ne sentit presque pas la douleur de la chute, en ayant déjà trop emmagasiné, pourtant, elle s'égratigna les genoux, les paumes et de petits éclats de pierres se logèrent sous sa peau.
D'une manière pesante, elle se redressa et son vertige se fit encore plus violent si bien que tout devint obscure. Cette subite manifestation la surprit, bien qu'elle aurait dû s'y attendre à force de puiser dans ses réserves, et elle sursauta, manquant de défaillir à nouveau.
Dans son esprit, Milinne lui conseilla de s'arrêter et de se reposer, de dormir un peu avant de s'écrouler, morte à son tour, et c'était les premiers mots bienveillants et la première attention que la jeune fille adressait à Krélia qui, pourtant, n'avait jamais rien fait pour le mériter. Cette dernière en fut sincèrement étonnée mais elle ne l'écouta pas davantage et se releva en prenant appuie sur ses paumes.
Elle vacilla et, durant un instant, elle se demanda si elle n'allait pas s'affaisser de nouveau mais elle se rétablit sur ses jambes et, les bras serrés autour d'elle, elle reprit sa progression, pantelante. Milinne répéta son conseil en y mettant plus de fermeté mais Krélia l'ignora toujours.
Elle ne voyait pas pourquoi la noble se souciait de son état et paraissait ainsi s'inquiéter pour sa santé. Elle doutait de pouvoir mourir d'épuisement et n'avait donc que faire des paroles sensées qu'on lui prodiguait, surtout celles d'une défunte, et même si elle mettait sa vie en danger en s'acharnant de la sorte, elle continuait, sa seule pensée se dirigeant uniquement vers Léttan.

La nuit tomba et Krélia n'avait pas stoppé un instant, du moins, pas volontairement, car elle avait chuté à plusieurs reprises mais ses blessures s'étaient toutes refermé et elle s'était relevé à chaque fois, chancelant un peu plus, pourtant, elle n'avait pas songé à s'arrêter durant ces heures qu'elle passa à avancer. Milinne avait fini par se taire, lasse de constater que ses conseils ne rencontraient que l'indifférence et aucune considération.
D'après les évaluations de Krélia et si elle continuait sa route au même rythme fatiguant,elle atteindrait le pont et donc l'île royale avant le levé du soleil. Milinne grommela qu'elle ferait mieux de dormir, au moins, quelques heures, mais elle n'insista pas, sachant très bien que Krélia ne lui adresserait que mépris.
Alors qu'elle se dirigeait comme elle le pouvait dans l'obscurité, Krélia aperçut quelques lumières plutôt faibles qui perçaient les ténèbres et semblaient se trouver non loin de son chemin. Déviant légèrement de la ligne imaginaire qu'elle suivait, les yeux dans le vague de l'obscurité,elle se dirigea vers ces lueurs et elle déboucha dans un petit hameau composé d'une ferme, de deux granges, d'une chaumière et d'une petite chapelle de bois au toit de tuiles brunes et au clocher pointu pourvu d'une girouette en forme de croissant de lune.
Krélia se dit qu'elle ferait mieux de faire immédiatement demi-tour et de continuer son chemin mais elle mourrait de faim et pourrait certainement dénicher un peu de nourriture ici.
Préférant éviter qu'on ne la surprenne, craignant que l'inquisition n'ait vent de sa présence dans les environs si il y avait des témoins de son passage, elle ne s'approcha pas des bâtiments aux fenêtres éclairées donc des habitations. Elle entra donc dans l'une des deux granges où elle ne trouva que des bottes de foin empilées jusqu'au plafond. Ne se décourageant pas, elle passa à la deuxième qui, elle, servait de rangements aux outils agricoles et autres charrues.
Dépitée, elle ressortit mais elle ne s'en préoccupa pas longtemps. Elle pourrait supporter la faim et plus rien n'avait d'importance à part retrouver Léttan, comprendre les circonstances de sa mort et lui rendre les derniers hommages.
Cependant, elle s'approcha de la chapelle qui était également plongée dans le noir. Derrière, à côté d'une petite porte destinée au prêtre qui y officiait, bien que Krélia doutait que quelqu'un soit chargé de s'occuper d'un si petit hameau si peu habité, étaient entreposées quelques caisses. Elle souleva le couvercle de la première, qui n'était pas scellé, et piocha un morceau de viande fumée dans lequel elle mordit avec avidité, vraiment affamée et ayant besoin de retrouver des forces.
Elle déglutit et prenait une deuxième bouchée lorsque la lumière d'une chandelle l'éclaira, brièvement car elle se pressa de reculer en se dissimulant de moitié derrière les caisses, lâchant la denrée qui tomba au sol.
Cette réaction d'animal apeurée et craintif, qui ne lui ressemblait guère, s'expliquait par deux raisons. La première était la même pour laquelle elle avait évité les maisons éclairées et la seconde était que, dans son état, blessée, éprouvée et épuisée, elle savait qu'elle ne pourrait pas se défendre.
Elle se tassa sur elle-même alors que l'homme, qui était arrivé par derrière, levait sa chandelle pour tenter de la distinguer. Krélia recula, se renfonçant dans l'ombre.
Avisant le morceau de viande, on lui demanda d'une voix douce et chaude :

« Avez-vous faim ? »

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