Chapitre 22 - Les tests
Krélia se réveilla tôt malgré son endormissement tardif.
La nuit avait été longue et compliquée, chargée en émotions négatives et en douleur. Elle était allée se coucher peu après le départ de Léttan et Vanilesse.
Welëom avait voulu exiger des explications sur ce qu'il s'était produit et sur Léttan en général mais elle avait esquivé ses questions en prétendant une extrême fatigue, ce qui n'était pas un parfait mensonge, et en lui rappelant, qu'étant un gentilhomme, il ne saurait retenir une jeune fille contre sa volonté. Reconnaissant son argument, Welëom s'était donc contenté de la raccompagner à ses appartement et il l'avait laissé après lui avoir souhaité une bonne nuit.
Krélia avait décidé de simplement s'écrouler sur le large lit à baldaquin et pas forcément dans le sens conventionnel mais, avant qu'elle puisse mettre son plan à exécution, l'écho s'était manifesté en lui signalant qu'il n'était pas question qu'elle s'endorme encore vêtue. Sa robe serait totalement froissé, ses cheveux prendraient la forme du chignon sans parler du maquillage qui risquait d'abîmer sa peau.
N'ayant pas eu le courage de se battre avec l'écho qui n'aurait pas abandonné l'affaire, Krélia s'était passé de l'eau sur le visage, avait peigné ses cheveux et avait enfilé une chemise de nuit immaculée et, enfin, elle avait pu se glisser sous les draps qui lui étaient à la fois inconnus et familiers.
Cependant, elle n'avait pu s'endormir immédiatement car l'écho était toujours présent et des souvenirs liés à cette chambre l'envahissaient et, pour la première fois, elle avait rêvé.
Elle ne se souvenait plus de quoi exactement. Elle avait vu Milinne, Léttan et une grande silhouette rouge.
Ce fut donc encore fatiguée et de mauvaise humeur qu'elle se réveilla.
Elle écarta violemment sa couverture qui vola hors du lit et se leva en grommelant. Les nœuds qu'elle découvrit dans ses cheveux en y passant la main lui apprirent qu'elle avait passé la nuit à se retourner.
En traînant des pieds, elle gagna le cabinet de toilette. Le baquet n'avait pas encore été vidé et elle s'aspergea le visage d'eau à présent froide. Elle ne se sentait pas plus réveillée ou mieux.
La jeune fille s'assit sur le rebord de la baignoire, face à la porte ouverte ou apparaissait la fenêtre de la chambre. Elle fixa ce carré de ciel bleu en se demandant si elle ne ferait pas mieux de s'enfuir immédiatement. On ne se lancerait pas à sa poursuite dans la minute, tout le monde penserait qu'elle dormait encore, ayant besoin de se remettre des événements de la nuit.
Pour la deuxième partie, ce n'était pas totalement faux. Elle avait réellement besoin de se remettre de tout cela mais, ici, elle n'y arriverait jamais.
Décidant donc que la réponse à son interrogation était oui, elle se leva et chercha des yeux le tas que formaient ses vêtements mais elle ne les trouva pas. Un domestique avait dû les prendre pour les nettoyer, elle espérait, et non pour les jeter.
Krélia jura. Elle n'allait tout de même pas s'enfuir par la fenêtre en robe et escarpins !
On frappa contre la porte donnant sur le couloir. Elle soupira d'agacement. Dès le matin, on venait la déranger !
Elle quitta le cabinet de toilettes pour se rendre dans le salon.
Avant qu'elle n'ouvre la porte, l'écho la retint en s'écriant subitement dans son crâne. Krélia stoppa, une main à sa tempe. Elle n'allait tout de même pas ouvrir en chemise de nuit, c'était indécent. Il fallait qu'elle se couvre d'un peignoir.
Krélia se moqua des recommandations de l'écho qu'elle tenta d'ignorer, les dents serrées, et elle tourna la poignée. Le domestique écarquilla les yeux en la découvrant de l'autre côté, se faisant la même remarque que l'écho, qui pestait. Elle osait se montrer ainsi et à un simple serviteur, qui plus était.
S'impatientant qu'il ne lui explique pas immédiatement les raisons de sa présence et qu'il la fixe, hébété, à la place, et, cette fois, l'écho lui donna raison, Krélia lui demanda, presque agressive, d'une voix encore rauque de sommeil :
« Quoi ?
- Euh...pardonnez-moi. Je viens vous informer que vos parents vous attendent pour le petit déjeuner.
- Très bien. Eh ! Dîtes, les vêtements que je portais hier, qu'en avez-vous fait ?
- Ils ont été apporté au nettoyage.
- J'aimerais les récupérer.
- Très bien, mademoiselle, je vais vous les monter. »
Krélia hocha sèchement le menton puis referma la porte sur le domestique sans plus s'attarder sur cette conversation.
Elle marmonna contre le travail irréprochable des serviteurs qui avaient pensé à laver ses vêtements qui, soit-dit-en-passant, en avaient grand besoin mais cela la poussait à retarder son projet d'évasion. Elle allait donc devoir honorer l'invitation de ses...parents et se présenter au petit-déjeuner. Cette fois, elle en était certaine, les dieux, le sort, ou les deux s'acharnaient.
Contrariée, elle retourna à la chambre et ouvrit l'énorme armoire qui, sans exagérer, devait être aussi grande que la cabine de Léttan. Elle examina les robes alignées sur le portique. C'étaient les mêmes que la veille, précieuses et plus ou moins ornementées.
Toujours incapable de différencier les tenues d'apparats et celles de journées, elle chercha un vêtement ressemblant à celle qu'elle portait hier soir. Son choix se porta, rapidement puisqu'elle n'avait aucune envie de perdre du temps ainsi, sur une robe colombin au col haut qui dissimulait son cou et aux manches longues et vaporeuses qui ne le laissaient pas entrevoir ses plaies pour autant. Un large losange découpé au centre du dos exposait sa peau claire. La robe se resserrait à sa taille pour ensuite s'évaser pour former la jupe.
Cela ferait très bien l'affaire.
Krélia attrapa une paire de chaussures au hasard, comme la veille, provoquant l'indignation de l'écho, et alla se changer dans le cabinet de toilettes. Elle laissa tomber sa chemise de nuit à ses pieds et revêtit la robe dont elle noua le ruban plus foncé, couleur aubergine, qui fermait le col, sur sa gorge.
Puisque l'écho insistait en lui répétant qu'elle ne pouvait décemment pas sortir avec les cheveux lâchés et sans maquillage, Krélia s'assit à la coiffeuse avec l'habitude qui n'était pas la sienne. Elle entreprit de démêler ses cheveux avec maintes grimaces. Non mais vraiment, pourquoi s'infliger ça tous les jours ?
Elle avait hâte d'en avoir terminé avec cette mascarade et de se débarrasser de ce masque, de cet écho et de ces souvenirs ne lui appartenant pas qui continuaient à remonter.
Sa chevelure ordonnée, elle confectionna une tresse qui tombait sur son épaule droite. Comme la veille, elle se maquilla rapidement. Elle poudra son visage sans chercher à dissimuler sa petite plaie au front qu'elle n'avait plus, rosa ses pommettes, souligna ses yeux de noir, maquilla ses paupières de violet pâle et colora ses lèvres de carmin, couleur qu'elle jugeait toujours aussi peu distinguée, contrairement à l'écho et, au grand damne de ce dernier, elle ne prit pas de bijoux. Le reste était déjà bien suffisant.
La jeune fille quitta ses appartements.
À la lumière du jour, il lui fut bien plus aisé de trouver les escaliers. La demeure était également et logiquement plus animée et Krélia croisa plusieurs domestiques, hommes et femmes qui la dévisagèrent en la suivant du regard. Krélia feignit de ne rien remarquer.
Elle ne pouvait leur reprocher cette réaction. Après tout, ce n'était pas tous les jours que la fille de ses maîtres revenaient de l'autre côté.
Elle tourna dans un couloir et l'écho lui apprit, avec un ton affligé, que la salle à manger était dans la direction opposée. Krélia marmonna en suivant ces indications. Pourquoi les nobles avaient-ils besoin de bâtir des demeures aussi imposantes alors qu'ils n'étaient que trois dans leur famille ? C'était absurde !
Elle s'arrêta devant une porte ouvragée et, rattrapée par les habitudes à respecter l'étiquette qui lui revenaient en l'agaçant, elle cogna quelques coups pour s'annoncer. On l'invita à entrer et elle eut, comme la veille, simplement envie de faire demi-tour surtout, qu'à présent, elle savait qu'Eral se méfierait et qu'il surveillerait la moindre de ses attitudes pour repérer toute chose suspecte.
Sachant que repartir alors qu'elle avait manifesté sa présence serait presque un aveu, elle poussa la porte qu'elle referma dans son dos.
Il ne s'agissait pas d'une salle à manger immense avec une longue table encadrées de chaises, celle-là ne servait qu'à recevoir les invités, mais une pièce de taille modeste, surtout comparée à celle de l'habitation, toute de bois clair du sol au plafond.
Les meubles étaient foncés, formant un élégant contraste. La table était circulaire et entourée de trois chaises rembourrées aux dossiers et aux assises recouvertes d'un épais tissu amarante. Un divan assorti meublait un angle et le mur du fond était entièrement vitré de fenêtres à croisillons encadrées de rideaux légers jaune clair.
Quelques tableaux auxquels Krélia ne s'intéressa pas décoraient les murs.
Eral et Ulina se tournèrent vers elle et elle se sentit mal.
Sans un mot, elle prit place sur la chaise libre, raide et mal-à-l'aise. Sentant le regard d'Eral l'examiner sous tous les angles, elle préféra se concentrer sur la table dressée.
Une assiette encadrées de plusieurs couverts étaient placées devant chaque chaise. Une théière en porcelaine fine trônait au milieu des denrées : une panière de croissants, une brioche aux amandes caramélisées, des œufs aux tomates et une coupe de fruits.
« Comment vous sentez-vous aujourd'hui ? S'enquit Ulina,
- Mieux, merci.
Marmonna Krélia en baissant le menton.
Cette réponse suffit à Ulina. En fait, elle se serait enjouée de n'importe quelle réponse tant qu'elle venait de sa fille.
Elle versa du thé à Krélia dans la tasse assortie à la théière puis elle lui servit des œufs et une part de brioche. Visiblement, elle connaissait ses goûts. Du moins, ceux d'avant, car Krélia n'avait jamais goûté l'un ou l'autre.
Comme elle gardait les mains sur les genoux, Ulina lui fit signe de manger. Krélia préféra obéir pour éviter de paraître encore plus suspecte qu'elle ne l'était déjà.
Elle tendit les doigts vers sa fourchette mais elle suspendit son geste en s'apercevant que le couvert était en argent. Elle alla pour reposer sa main mais elle n'en fit rien, remarquant le regard d'Eral toujours posé sur elle. Évidemment, il savait parfaitement que l'argent aidait à détecter les maléfices. Il avait dû exiger que la table soit dressée ainsi avec des arrières-pensées. Si elle ne prenait pas cette fourchette, elle ferait un aveu silencieux mais, si elle le faisait, elle signalerait sa nature plus sûrement que si elle l'avait crié.
Elle ne pouvait pas non plus hésiter durant de longues minutes.
Finalement, elle repoussa son assiette en secouant négativement la tête.
Elle déclara :
- Je n'ai pas faim. J'ai l'estomac noué, sûrement à cause de tous ça.
- Ce n'est pas grave mais buvez au moins votre thé.
Conseilla Ulina avec un doux sourire.
Krélia acquiesça et prit sa tasse qu'elle porta à ses lèvres.
Du coin de l'œil, elle observa discrètement la réaction d'Eral. Ce dernier contractait les mâchoires, apparemment contrarié que ses doigts n'aient pas touché l'argent. Il avait prévu cela comme un premier test avant les autres mais ce n'était pas très grave que cela ait échoué. Il se décrispa et prit une bouchée d'œufs qu'il mâcha longuement, les mains jointes sous le menton, tout en réfléchissant.
Il se demandait si sa fille avait réellement dit la vérité où si ça n'avait été qu'un prétexte pour éviter de saisir le couvert en argent. Si c'était vraiment le cas, elle n'était donc pas ou plus sa fille comme il le craignait.
Il voulait réagir comme son épouse et croire simplement que leur cher enfant était de retour et profiter de cette chance, de ce bonheur, mais il savait que personne ne revenait ainsi. Il y avait forcément une explication bien moins heureuse et beaucoup plus sombre. Son instinct et ses connaissances d'inquisiteur le lui confirmaient.
Le petit déjeuner se déroula calmement. Ulina fut la seule à parler. Krélia resta aussi silencieuse que possible, se contentant de marmonner des réponses aux quelques questions de sa...mère qui s'enquit surtout de son état.
Quant à Eral, il demeura pensif et sourd aux paroles de son épouse qui cessa bien vite de tenter de communiquer. Son regard d'un turquoise limpide examinait régulièrement Krélia à la dérobée, cherchant la moindre chose pouvant lui fournir des réponses ou des explications.
Lorsque le repas fut terminé, Eral frappa dans ses mains pour appeler les domestiques qui vinrent débarrasser la table avant de sortir avec des révérences.
Krélia serra les dents, l'appréhension augmentant et tombant sur ses épaules. Eral voulait certainement effectuer les tests le plus tôt possible pour ne pas rester davantage dans l'incertitude, ne pas continuer à côtoyer une créature maléfique, savoir enfin quoi penser après une nuit à se questionner.
En effet, Eral posa les mains sur la table et déclara :
- Milinne, si vous n'y voyez pas d'inconvénient, nous allons passer aux tests dont je vous ai parlé hier soir.
Bien que, dans la formulation, la phrase ressemblait à une proposition que Krélia était parfaitement libre de décliner, la jeune fille savait très bien que ce n'était qu'une forme de politesse et qu'il s'agissait en réalité d'un ordre qu'il ne serait pas bon de refuser pour l'apparence convaincante qu'elle cherchait à donner. Donc, Krélia acquiesça malgré sa forte envie de dire non et de partir aussi loin que possible de l'ancien inquisiteur.
Eral se leva et lui fit signe de le suivre. Krélia obéit, les muscles raidis et les ongles enfoncés dans ses paumes.
Ulina lui adressa un sourire encourageant et l'inquiétude dans son regard n'échappa pas à Krélia. Elle ne craignait pas que son époux fasse du mal à leur fille mais plutôt ce qu'il risquait de découvrir. Elle se doutait qu'on ne pouvait pas revenir mais, si sa fille, lui était à nouveau arrachée, elle redoutait de ne pas y survivre.
Eral ouvrit la porte à Krélia et il la referma derrière eux puis il passa devant elle. Il la guida à travers les couloirs et un escalier jusqu'à son bureau situé un peu à l'écart des pièces où vivait la famille.
Il fit entrer Krélia à l'intérieur et verrouilla la porte. À cette constatation, Krélia se sentit encore plus mal-à-l'aise et angoissée. Aucun moyen de s'échapper sauf si elle se jetait par la fenêtre haute et étroite dissimulée par des rideaux vert clair.
Le plafond était peint de motifs jaunes et vert entre les poutres vernies. Un fin tapis ne représentant rien de particulier recouvrait presque toute la surface du sol. Une large bibliothèque chargée occupait l'espace à droite de la porte, un divan le côté opposé et un imposant bureau de bois rouge, encadré de deux hauts fauteuils en cuir vert foncé, était placé devant la fenêtre.
Eral s'installa et fit signe à Krélia d'en faire de même. La jeune fille obtempéra, de plus en plus inquiète. Les muscles contractés, elle s'enfonça dans le profond fauteuil.
Eral l'examina quelques minutes puis il ouvrit un tiroir de son bureau dont il tira quelques objets : un poignard en argent, un sachet de sel et d'autres choses qu'elle ne connaissait pas et qui devaient être des instruments d'inquisiteur.
Krélia déglutit. Là, elle se sentait vraiment mal.
- Nous allons débuter. Êtes-vous prête ?
- Non.
- Il n'y a aucune raison pour que ça se passe mal, n'est-ce pas ?
En posant sa question, Eral se pencha vers Krélia par-dessus son bureau. Sans le vouloir, la jeune fille se plaqua contre le dossier du fauteuil face au regard perçant d'Eral qui ne laissait rien transparaître de ses soupçons.
Malgré son appréhension qui augmentait, Krélia ne put s'empêcher de remarquer l'ironique de la situation. D'habitude, c'était elle qui mettait les gens mal-à-l'aise de son regard impénétrable.
Se reprenant, car, bien qu'elle détestait ce qu'elle était, elle n'y pouvait rien et elle refusait de s'écraser face à cet homme dont elle se moquait, elle ne baissa pas les yeux qu'elle riva dans le regard d'Eral.
Ce dernier sentit en frisson remonter le long de son échine. Il y avait quelque chose au fond des pupilles de sa fille qui le glaçait de l'intérieur, une chose sombre qu'il n'y avait pas avant car, jusqu'ici, ses yeux avaient toujours été d'un turquoise limpide.
L'ancien inquisiteur se renfonça dans son fauteuil, l'air à nouveau pensif.
Quelques minutes s'écoulèrent dans le silence puis Eral s'empara de l'un des instruments dont Krélia ignorait l'utilité.
Il s'agissait d'un genre de petit bol en cuivre poli et au fond gravé d'un pentagramme.
Il posa l'objet juste devant Krélia qui leva un sourcil, circonspecte. Malgré sa crainte, elle devait avouer qu'elle était intriguée par toute cette procédure, qui risquait tout de même de la démasquer et de l'envoyer au bûcher.
Devant l'expression interrogative de celle qu'il ignorait être ou non sa fille, Eral expliqua :
- Ça s'appelle un démolabe. Par un procédé, dont je vous épargne les détails, il détecte un contact avec les démons.
- Vous pensez que je suis possédée ?
En posant sa question, Krélia s'efforça de retenir un sourire amusé. Elle, possédée, c'était des plus cocasses comme hypothèse.
Aux explication d'Eral sur le fonctionnement de l'instrument, elle commença à se sentir plus à l'aise et rassurée. Pour le moment, elle ne craignait rien.
Par contre, elle observait le couteau en argent avec appréhension du coin de l'œil. Lorsque Eral l'utiliserait, elle serait nettement mois amusée. Elle tenta de se composer une attitude dégagée malgré son corps raidis par l'angoisse.
Eral sortit un autre couteau en fer, une simple lame normale et banale en continuant son explication :
- Cela nécessite un peu de sang.
Krélia acquiesça sans rien manifester.
Elle ne se sentait absolument pas effrayée à l'idée de se blesser pour fournir quelques gouttes de sang, tant que ce n'était pas avec la lame en argent.
Préférant à tous prix éviter de toucher Eral qui comprendrait alors immédiatement, elle lui fit signe de lui donner le couteau. Ce qu'il fit.
Krélia commit sa première erreur à cet instant. Erreur qui, bien évidemment, n'échappa pas à Eral qui fronça les sourcils en constatant l'aisance avec laquelle la jeune fille tenait l'arme qu'il lui tendait. Personne ne lui avait jamais enseigné à se battre et certainement pas lui. Sauf que son créateur avait appris la maniement des armes à Krélia, chose à laquelle cette dernière n'avait pas songé.
Les sourcils froncés, Eral regarda la jeune fille s'entailler le bout de l'indexe. Elle reposa le couteau sur le bureau et, le doigt au-dessus du démolabe, elle pressa les lèvres de sa plaie l'une contre l'autre, en faisant couler un fin filet de sang particulièrement rouge et foncé, teinte peu singulière qui fit réagir Eral qui n'en montra cependant rien.
Il ne laisserait pas passer le moindre détaille suspect et il venait déjà d'en relever deux allant dans le sens qu'il soupçonnait.
Le sang se répandit dans le petit bol, emplissant le pentagramme. Il y eut un bruit de mécanique qui s'enclenche puis plus rien. Krélia releva le regard vers Eral pour voir sa réaction.
Il observait l'appareil, un sourcil levé, plutôt perplexe. Il pensait obtenir des résultats avec le démolabe qui n'avait rien détecté. L'instrument était resté inerte. Ce qui n'innocentait pas Krélia pour autant. Il y avait encore d'autres tests à lui faire passer.
Krélia porta son indexe à ses lèvres pour stopper la petite hémorragie mais il n'y avait déjà plus rien.
Eral ramena le démolabe vers lui et le laissa sur le côté du bureau puis il promena le regard sur les autres objets. Son choix se porta sur le sachet de gros sel. Krélia se sentit beaucoup moins à l'aise.
Tous ses muscles se contractèrent, emplissant son corps de douleur et son cœur se mit à tambouriner follement contre sa poitrine, tétanisée et effrayée. Son ongles s'enfoncèrent dans le cuir vert des accoudoirs, y laissant des marques de griffures.
Eral ouvrit le sachet et en fit couler une parti du contenu dans ses paumes et l'oxygène se bloqua dans les poumons de Krélia.
L'ancien inquisiteur fit rouler les grains dans sa main en ordonnant :
- Milinne, veuillez me tendre votre bras.
Tout augmenta dans le corps de Krélia : la cadence de son cœur, le rythme de sa respiration, la contraction de ses muscles et la peur, profonde, lancinante, paralysante. Son regard se riva sur le sel reposant dans la paume d'Eral.
Elle en avait déjà expérimenté les effets et refusait de recommencer. Sans compter que plus rien n'empêcherait Eral et l'inquisition de l'envoyer au bûcher, si son créateur ne la repérait pas avant qu'on ne l'allume.
Elle se leva brusquement, très raide. De la sueur roulait dans son dos et ses mains s'agitaient de spasmes nerveux.
Elle secoua négativement la tête et prétendit, la voix rendue rauque par sa gorge soudainement fort sèche :
- N...non. Je...Je me sens mal. Il faut que...que j'aille m'allonger.
La jeune fille se dirigea vers la porte, les mains serrées l'une dans l'autre pour les empêcher de trembler.
Le poing refermé sur le sel, Eral se pressa de la suivre et, alors qu'elle ouvrait la porte, la clè étant heureusement restée dans la serrure, il la referma violemment. Krélia tira sur la poignet mais Eral était plus fort et la porte ne s'ouvrit pas même d'un millimètre.
Elle s'affolait vraiment et perdait totalement son sang-froid.
Sans lâcher le sel dont certains grains s'échappèrent tout de même d'entre ses doigts, Eral la saisit par le bras. Il ne perçut pas son aura de ténèbre, protégé par des gants et la manche de Krélia. Cette dernière se débattit, tentant de glisser son poignet hors de l'étau des doigts d'Eral qui ne fit que le resserrer.
Elle grogna. Elle devait s'échapper. Elle tira sur son bras, se déboitant presque l'épaule sans s'en soucier mais Eral ne la libéra toujours pas.
De son poing serré, il remonta la large manche de Krélia et, ouvrant les doigts, il plaqua le sel sur la peau de la jeune fille. Krélia poussa un hurlement de douleur qu'elle s'efforça de contrôler. La puissance du cri fit reculer Eral, qui se plaqua les mains sur les oreilles, et trembler la fenêtre ainsi que le lustre.
La jeune fille scella fermement les lèvres l'une contre l'autre, oubliant momentanément sa douleur, le hurlement emplissant son crâne.
Le silence revenu, elle se laissa glisser au sol, les doigts crispés autour de l'endroit où le sel était entré en contact avec sa peau.
Eral s'efforça de se reprendre et il obligea Krélia à dévoiler sa blessure malgré ses efforts pour la garder dissimuler. Une large brûlure aux contours irréguliers rougissait sa chaire et de grosses cloques blanchâtres la parsemaient. Il la gifla violemment, faisant basculer sa tête sur le côté.
- Je savais que personne ne pouvait revenir d'entre les morts !
- Et vous aviez raison ! »
Rétorqua Krélia, laissant de côté sa douleur, l'échangeant contre de la hargne. Pas question de se laisser conduire au poste de l'inquisition.
N'ayant plus besoin de se donner de fausses apparences, elle envoya un coup de pied brutal en plein sur le torse d'Eral qui chuta en arrière. Krélia se pressa de bondir sur ses pieds et de courir vers la fenêtre mais, Eral, rapide, saisit le bas de sa robe, la freinant.
La jeune fille tomba vers l'avant. Son crâne manqua de peu le rebord du bureau auquel elle se rattrapa. Ses doigts heurtèrent le manche du couteau en argent, heureusement de bois. Elle s'en empara et, se retournant vivement, elle en menaça Eral de sa pointe.
L'ancien inquisiteur jura en son fort intérieur. Il n'avait rien pour se défendre.
D'un mouvement rapide, elle changea de prise en main sur le couteau pour en brandir le pommeau avec lequel elle frappa Eral au front. Il tomba à terre, sonné.
Sachant qu'elle n'aurait que peu de temps, Krélia s'élança. Elle ouvrit la porte et se rua dans le couloir. Elle courut aussi rapidement qu'elle le put malgré sa robe qui entravait ses mouvements, bousculant des domestiques surpris, alors que l'écho hurlait dans son esprit.
Elle avait agressé son père, comment avait-elle osé ?
Krélia l'ignora et elle se précipita dans ses appartements qu'elle avait gagné par réflexe.
Elle s'efforça de reprendre son souffle, sachant qu'elle n'avait que peu de répit. Elle découvrit ses vêtements lavés et pliés sur l'un des divans.
Alors que des pas s'approchaient de sa position, elle les ramassa et les coinça sous son bras puis, le couteau toujours serré dans sa main, elle s'élança à travers la pièce et bondit par la fenêtre du fond. La vitre vola en centaines d'éclats qui lui lacérèrent la peau en de nombreux endroits.
Elle atterrit sur l'herbe du jardin qui n'amortit pas sa chute, au contraire. Pour se relever, elle prit appui sur ses bras. Le gauche se déroba, envoyant des ondes de souffrance, et elle retomba durement. Ses os s'étaient brisé. Qu'importe.
Krélia se releva et traversa le jardin au pas de course alors qu'Eral se penchait à la fenêtre. Son bras cassé la faisait atrocement souffrir mais elle l'ignora et franchit la haie. Elle s'éloigna encore, forçant sur ses muscles ainsi que sur sa blessure et approchant de ses limites.
Elle s'arrêta dans une ruelle contre le mur de laquelle elle s'adossa, éprouvée par les dernières minutes. Elle laissa tomber ses vêtements à terre à côté d'elle et s'occupa de son bras. La main droite tenant fermement son avant-bras, elle remit violemment son os en place. Krélia grogna en serrant les dents.
Elle s'assit à terre et attendit. Les coupures causées par les éclats de la fenêtre se refermèrent, peu profondes.
De son bras valide, la jeune fille défit sa tresse, laissant retomber ses boucles désordonnées dans son dos et elle se servit du ruban pour essuyer le maquillage de son visage puis elle en enveloppa la lame du couteau en argent.
Son bras eut besoin de plusieurs minutes pour se ressouder.
Lorsqu'il fut guéri, Krélia se releva et défit le ruban de sa robe dont elle fit glisser les manches de ses épaules.
L'écho, silencieux depuis qu'elle avait quitté le domaine des De Livès, s'insurgea. Elle n'allait tout de même pas se déshabiller en pleine rue, on pourrait la voir ! Comme toujours, Krélia l'ignora et sa robe tomba à ses pieds.
Elle déplia ses vêtements fraichement nettoyés et l'écho fit à nouveau entendre son désaccorde. Elle n'allait tout de même pas remettre ces fripes !
À présent moins fort, l'écho se fit facilement chasser par Krélia qui se revêtit de son pantalon de cuir, de la chemise de Léttan trop large pour elle, de ses bottes courtes et de son foulard qu'elle noua sur sa gorge. Elle se sentait mieux, moins déguisée. Elle était à nouveau Krélia et non plus Milinne.
Elle dissimula le couteau en argent sous sa chemise et elle se dirigea vers le port qu'elle peinait à trouver. Encore une fois, l'écho se manifesta en grommelant. Pas question de retourner sur ce vieux rafiot.
Krélia sourit doucement. Si, c'était exactement ce qui était prévu.
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