Chapitre 16 -L'ondine à la harpe
Krélia se sentait tendue à l'approche de Giléanne. Ce n'était pas qu'elle avait la sensation que la boucle qu'elle avait créé en s'embarquant se refermait, bien que c'était là-bas que tout avait, en un sens, débuté. Ce qui l'effrayait était qu'elle se rapprochait dangereusement de son créateur et son emprise n'en serait que plus grande.
Comment allait pouvoir lutter une fois à terre et dans les griffes de la bête ?
Mais peut-être que, d'un autre côté, son créateur ne s'attendait pas à la voir revenir alors il la chercherait partout sauf là où elle se rendait. Krélia espérait sincèrement que ce serait le cas.
Sur ordre de Wiesse, elle ramena les voiles à l'aide de Vanilesse, ne laissant que la plus petite déployée. Le capitaine tourna légèrement le gouvernail, dirigeant son navire vers le chantier naval situé sur les quais quelque peu à l'écart des endroits réservés à l'amarrage.
La coque avait vaillamment tenu durant les vingt jours nécessaires pour rejoindre Giléanne depuis Lémolia mais il n'aurait pas fallu qu'un mauvais courant la racle ou que le trajet se prolonge davantage.
Déjà presque deux mois que Krélia avait embarqué. Elle avait peine à y croire.
À la fois, celui lui semblait bien plus récent mais aussi bien plus ancien. Pour elle, le voyage n'avait pas été de tout repos, comme pour la coque.
En plus de son habituel travaille de matelot, elle avait dû esquiver Léttan, qui n'avait cessé de faire des allusions aux révélations de Ibyse et elle avait dû développer des trésors d'ingéniosité pour y répondre sans se faire piéger par l'intelligent second. En plus de cela, il l'avait innocemment interrogé sur la magie à quelques reprises et s'était levé très souvent durant ses tours de garde.
Encore une fois, Krélia avait dû réfléchir pour parer ces tentatives mais, souvent, elle ne pouvait que se contenter de hausser les épaules. Si elle ne songeait qu'à cela, elle n'était pas mécontente d'accoster. Ils seraient en permission le temps des réparations et Léttan la laisserait enfin respirer un peu. Sauf si il s'acharnait vraiment et la suivait dans les rues de la ville, qu'elle serait forcée d'arpenter malgré les risques que cela représentait puisque tout l'équipage serait obligé de descendre pour qu'on puisse effectuer les réparations nécessaires sur le navire.
L'ancre descendit dans le bruit de chaîne mouillée que Krélia commençait à bien connaître et même à apprécier.
Elle descendit de la bôme depuis laquelle elle observait la ville s'étendant sur des kilomètres, ainsi que la silhouette de Kiney, la capitale, qui se dressait dans le lointain.
Avant que son équipage ne débarque, Wiesse en réunit tous les membres face à lui, un coffret de bonne taille au verni usé dans les mains.
« Je veux que tout le monde soit ici dans deux jours et, s'il s'avère que les réparations prennent plus de temps, votre permission se prolongera.
Tous acquiescèrent mais personne ne bougea ni même ne feignit de se diriger vers la passerelle. Suivant l'exemple de ses camardes, Krélia ne bougea pas mais sans comprendre et les sourcils froncés.
Ils semblaient attendre quelque chose mais quoi ? Aurait-ce un rapport avec le coffre que tenait Wiesse ?
La jeune fille comprit lorsque le capitaine souleva la couvercle, dévoilant des dizaines de petites bourses en cuir noir, toutes identiques et d'une qualité médiocre. Les salaires. Krélia n'y avait presque pas songé durant ces deux mois.
Pour elle, l'argent était secondaire. Elle avait surtout pensé à s'échapper en s'embarquant mais, visiblement, ce n'était pas le cas du reste de l'équipage à en juger par la fébrilité qui montait. Krélia ne les trouva pas cupides ou avars d'avoir ce comportement.
L'argent était ce qui faisait fonctionner le monde alors pourquoi porter un jugement négatif sur eux ?
Wiesse distribua les bourses, qui contenaient la paie exacte de chacun, une manière qui lui faisait gagner beaucoup de temps, en les lançant à ses hommes, deux par personnes, avançant le prochain salaire.
Le capitaine commenta, mi-sérieux, mi-railleur :
- Comme ça, vous vous saoulerez efficacement, ce soir. »
Quelques rires et sourires lui répondirent. Aucun doute que c'était le projet de certains et peut-être même de tous.
Sur ce sujet, en revanche, Krélia se montra moins compréhensive. Quel était l'intérêt de dépenser le peu de fortune qu'on gagnait à la sueur de son front en boisson seulement une heure après l'avoir obtenu ?
Peut-être pour se donner une quelconque illusion de liberté et de légèreté. Krélia l'ignorait. Elle savait seulement que l'alcool ne l'aiderait pas à fuir son créateur ni sa nature donc elle n'y accordait pas le moindre intérêt.
La jeune fille reçut son salaire juste avant Léttan, qui était le dernier. Elle rattrapa ses deux bourses au vol, manquant d'échapper la deuxième, et elle les examina. Le contenant n'avait rien d'exceptionnel, c'était le contenu qui intéressait. Elle ouvrit l'une des deux bourses et fit couler quelques pièces dans le creux de sa paume. Le salaire se composait d'une vingtaine de pièces de bronze, un salaire modeste dans la moyenne des revenus des Caëlins et rien de particulièrement précieux mais qui fascina Krélia.
Elle n'avait encore jamais eu d'argent, ni même n'en avait vu, et ces quelques piécettes sans grande valeur la captivaient et avaient une signification importante pour elle. Elle était payée pour un travail donc, elle avait sa place dans la société, elle n'était plus totalement en marge bien qu'elle demeurait un être à part, sans attache, ni famille, ni aucune ressemblance avec le reste du monde de Léocie.
Elle revint à la réalité en remarquant que ses camardes commençaient à gagner le quai. Elle se pressa de ranger ses pièces et de glisser ses bourses dans sa poche puis de les rejoindre. Alors que Wiesse allait s'entretenir avec le maître de chantier, l'équipage ne bougea pas.
Krélia leva la tête vers la ciel. La nuit ne tarderait pas à tomber et la jeune file aurait aimé trouver un endroit où dormir. Elle devrait avoir suffisamment d'argent pour se payer une petite chambre dans une auberge modeste.
Seulement, ce genre d'établissements étaient rares à Giléanne. Une ville très riche signifiait des services très chers, rien de surprenant à cela et, puisqu'elle allait peiner à dénicher un lit qui n'engloutirait pas tout son salaire, elle préférait démarrer ses recherches assez tôt.
Alors qu'elle s'éloignait pour s'engouffrer dans une ruelle latérale, Aolenne la rappela avec un large mouvement du bras :
« Eh, Krélia ! Viens avec nous ! Tu fais partie de l'équipage alors tu te joins à nous ! C'est moi qui paye !
- Qui paye quoi ? Demanda Krélia en revenant d'un pas vers eux.
- La première tournée à la taverne. Répondit Nialek.
- Donc, la première chose que vous faîtes en posant le pied à terre est de vous saouler.
- À Giléanne, oui, sourit Aolenne. Nous connaissons un endroit qui sert le meilleur hydromel de l'archipel !
- Je vois, soupira Krélia, et pour quelle raison viendrais-je m'enivrer avec vous ?
- Je suis bien d'accord, grogna Tinnam. Je n'ai pas envie d'avoir une sorcière à ma table.
Bien que le vieux marin ait marmonné à voix basse, tous l'avaient parfaitement entendu.
Léttan croisa les bras sur la poitrine avec une expression de contrariété, il n'appréciait pas vraiment les remarques de Tinnam sur la jeune fille. Lui, il attendait d'avoir de réelles preuves avant d'accuser Krélia de la sorte et la garder à l'œil durant ce temps de permission serait un bon moyen d'en obtenir un début.
Quant à Krélia, elle adressa l'un de ses terribles regards noirs qui terrifiaient à Tinnam qui se sentit glacé de la tête aux pieds. Il se déplaça, tentant de se soustraire à ce regard.
Vanilesse, plus proche de Tinnam et, surtout, plus jeune et donc contrôlant moins bien ses réactions, lui décocha un coup de pied au tibia, défendant Krélia à la grande surprise de cette dernière. Le vieux marin enserra sa jambe douloureuse avec un cri étouffé, sautillant sur place. Krélia sourit largement en retenant un éclat de rire.
Le calme redescendant sur le petit groupe du navire, Aolenne revint au sujet d'avant l'incident :
- Alors, Krélia, tu nous accompagnes ou non ?
- Je n'en vois pas l'utilité.
Déclara la jeune fille, son hilarité pour le geste de Vanilesse immédiatement retombée.
Elle alla pour s'éloigner de nouveau sans plus se soucier de l'invitation de ses camardes.
Léttan suivit son exemple, prenant la même direction qu'elle, à la recherche d'un relais de poste pour envoyer une lettre à sa famille. À présent qu'il s'était réconcilié avec les siens, il préférait les tenir au courant de ses déplacements et du reste surtout, qu'il leur avait promis de le faire.
Refusant visiblement de les laisser partir et ayant décidé de trinquer tous ensemble dans la convivialité, Aolenne les rattrapa.
Il leur passa un bras autour des épaules à chacun, maintenant le gauche à quelques centimètres de celles de Krélia, et insista :
- Allez, venez ! C'est moi qui régale, je vous ai dit, et puis c'est important que l'équipage soit ensemble, pour renforcer les liens et tout ça !
- D'accord, je viens mais, après, tu me fous la paix. »
Accepta Krélia à contrecœur puisque Aolenne ne la laisserait pas en paix tant qu'elle n'aurait pas bu avec eux. Léttan accepta pour les mêmes raisons. Il se contenterait d'un verre ou deux puis il irait se charger de ce qu'il avait prévu une fois qu'Aolenne les lâcherait.
Ayant remporté l'adhésion des deux récalcitrants pour la soirée, Aolenne les ramena vers les autres. Vanilesse adressa un large sourire à Krélia, heureux de la voir se joindre à eux.
D'un commun accord, l'équipage se mit en chemin le long du quai principal en se dirigeant vers l'est.
Krélia était la seule à ne pas connaître la taverne où ils se rendaient. Elle ne se questionnait pas, espérant simplement qu'elle n'aurait pas à attendre des heures pour qu'Aolenne la libère. Au besoin, elle pourrait lui expliquer qu'elle n'avait pas l'intention de s'attarder d'un coup ou d'un simple contact.
Tout en suivant ses compagnons de voyage, elle regarda les navires amarrés. Beaucoup n'avaient pas bougé depuis sa dernière visite, pas étonnant avec la fuite des marins qui craignaient de s'embarquer à cause des disparations, qui duraient malgré l'intensification de la chasse aux sorcières.
Ils s'arrêtèrent face à un bâtiment en bois peint de bleu et aux fondations de pierres qui faisait face à l'océan barré par les mats des navires. Il faisait deux étages et était équipé de fenêtres à croisillons foncés. Le nom de l'établissement était inscrit à la chaux blanche entre le haut de la porte et les carreaux des fenêtres du second étage, dissimulées de moitié par la chaume du toit : L'ondine à la harpe.
Un sourire en coin souleva les lèvres de Krélia à ce nom, repensant à Ibyse et certaine que l'ondine représentée serait bien différente de celles de la réalité.
De la musique s'échappait de l'intérieur. La soirée n'en était qu'à ses débuts mais l'ambiance semblait déjà bien animée.
Les muscles de Krélia se tendirent. Elle avait quelques appréhensions avant d'entrer. Après tout, elle n'avait jamais mis les pieds dans un endroit comme celui-là où le seul principe était de se détendre à l'aide d'alcool et de festoyer comme si les problèmes n'existaient pas. Rien que ce concept gênait Krélia puisqu'elle était incapable de feindre que tout allait bien dans son existence.
Aolenne poussa la porte décorée d'un vitrail aux couleurs foncées qui représentait une ondine aux cheveux d'or et aux écailles d'argent qui jouait de la lyre. Il y avait une inexactitude dans le nom de la taverne.
Krélia entra à la suite de ses camarades en promenant son regard sur la salle toute de bois et éclairée par des lampes à huile suspendues ci et là, dont la combustion enfumait légèrement l'atmosphère. Une cible avait été improvisée sur l'un des poteaux soutenant le plafond et des tables étaient éparpillées entre les autres avec leurs chaises.
Un long comptoir se dressait dans le fond devant une autre ondine à taille réelle gravée dans le bois de la paroi. Des tonneaux s'alignaient sous la gravure et, juste à côté du comptoir, s'élevait un escalier craquant menant à un simple couloir percés de quelques portes face à une balustrade donnant sur le reste de la pièce et peinte de coquillages.
Quant aux murs, des fresques écaillées s'étalaient dessus. Il s'agissait principalement de scènes marines : des navires naviguant ou des cités sous-marines.
Il y avait beaucoup de clients qui profitaient de la nuit et un homme jouait du violon avec enthousiasme à côté du comptoir et il se servait de son vieux chapeau pour récolter quelques piécettes pour sa musique. Visiblement, le lieu était populaire, à moins que ce ne soit dû qu'aux tarifs peu abordables dans la ville de Giléanne.
Peut-être également que l'immobilité des navires et, par conséquent, le chômage forcé des marins, jouaient sur la fréquentation des tavernes.
Krélia et tout le reste de l'équipage ne s'intéressa pas très longtemps à la clientèle de l'établissement, du moins, pas à toute mais ils se focalisèrent particulièrement sur quelques personnes aux visages connus.
Quelques hommes, certainement enthousiasmés par la bière, battaient la cadence de la musique du violoniste en frappant dans leurs mains, encourageant, à grands renforts, une jeune fille qui dansait debout sur une table avec des déhanchements proches de l'indécence. Ses longs cheveux noirs ondulaient au rythme de ses mouvements et, à la lumière des lampes à huile, ses yeux prenaient une teinte foncée.
Un verre à la main, installée au comptoir, Léanisse surveillait sa sœur du coin de l'œil, veillant à ce qu'aucun des hommes qui la déshabillaient du regard ne dépasse le stade du fantasme.
Drämen, lui, était attablé quelque peu à l'écart, son œil valide baissé sur son verre de liqueur qu'il remplissait de temps à autre et son regard légèrement luisant indiquait que l'ivresse totale ne tarderait pas pour lui. Régulièrement, il regardait furtivement Léanisse mais, soit cette dernière ne remarquait rien, soit elle l'ignorait superbement.
Les marins échangèrent des regards hésitants, se demandant si, finalement, ils allaient passer la soirée dans cet établissement.
Avant qu'ils ne se décident, une exclamation stridente s'éleva par-dessus les notes du violon :
« Eh ! Regardez qui est là !
Tous les visages se tournèrent vers leur petit groupe.
Alowen sauta de la table, forçant ses spectateurs à s'écarter et se précipita vers eux. Sans ralentir avant, elle se jeta au cou de Léttan qui vacilla en arrière. Krélia leva les yeux au ciel.
Décidément, il semblait que les filles légèrement instables aient un faible pour le charmant second.
Alowen le lâcha, et, leur faisant face les poings sur les hanches, elle leur lança :
- Alors ? Vous venez trinquer avec nous ?
- Pourquoi pas ?
Accepta Aolenne avec un grand sourire avant d'aller rejoindre la masse des spectateurs acclamant Alowen qui reprit sa danse provocante, toujours sous l'œil attentif de sa jumelle.
Krélia grommela en le voyant faire. Les hommes ne pouvaient-ils pas réfléchir avec leur tête plutôt qu'avec autre chose ?
Puisque Aolenne avait pris la décision pour eux tous, le reste de l'équipage se dispersa dans la taverne. Tinnam se posta aussi loin que possible de Krélia, Vanilesse s'attabla à une table libre et Léttan s'invita à celle de Drämen qui lui renvoya un regard surpris.
Krélia resta à l'entrée. Se demandant où et avec qui s'installer. À cette interrogation, l'écho dans son esprit se révolta.
Comment ? Elle qui était fille de seigneur et qui descendait de haute de lignée, qui avait du sang bleu dans les veines, elle allait se mêler à cette populace de bas étage ? Il n'en était pas question ! Elle valait bien plus que ce répugnant parterre sans noblesse.
Krélia grogna pour la faire taire mais elle continuait à s'indigner dans son esprit. La jeune fille se frappa le front du plat de la main pour tenter d'instaurer le silence dans son crâne. Le coup sembla fonctionner car elle n'entendit plus rien que la musique et le reste du brouhaha de la salle.
En le voyant commander un verre, elle choisit de s'asseoir avec Vanilesse.
S'approchant de lui par derrière, elle lui arracha son verre des mains et le vida d'une traite. Si l'alcool lui brûla la gorge, il ne lui fit aucun autre effet.
- Eh ! S'écria Vanilesse.
- T'es trop jeune pour boire de l'alcool, déclara Krélia, et la prochaine fois, je te l'éclate sur le crâne plutôt que l'avaler, est-ce clair ?
Vanilesse baissa la tête et pinça les lèvres, se sentant terriblement coupable sous le regard de Krélia et à son ton péremptoire. Il avait l'impression de se faire réprimander par sa mère.
Un lourd soupir de tristesse souleva sa poitrine à cette pensée. Krélia prit place à côté de lui.
Ses souvenirs provoquant une montée de colère en lui, il rétorqua, grinçant :
- Qu'est-ce que ça peut te faire que je me saoul ?
- Et toi ? Répliqua Krélia. Qu'en as-tu à faire que Tinnam m'insulte ?
La véhémence de Vanilesse retomba immédiatement à cette question, stupéfiait que Krélia la lui pose. Ça lui semblait pourtant évident.
Il répondit :
- Bah...parce que je t'aime bien.
Ce fut au tour de Krélia de tomber des nues, ne s'attendant absolument pas à une telle déclaration.
Elle peinait à assembler ses pensées et à vraiment réaliser. Vanilesse l'aimait bien. Quelqu'un l'appréciait réellement. Comment était-ce possible, elle qui était l'une des pires créations du monde de Léocie ?
Elle fixa le petit mousse, se demandant il se moquait d'elle, si c'était le cas, elle ne garantissait pas qu'il ressortirait de la taverne entier, mais il paraissait parfaitement sincère.
La jeune fille balbutia, hébétée :
- Mais...mais pourquoi ? Je suis la pire personne qui soit ! Il n'y a pas plus antipathique !
- Je sais mais je pense que c'est parce que tu me rappelles ma grande sœur.
- Ta sœur ? (Vanilesse acquiesça sombrement). Que lui est-il arrivé ?
- Elle a été brûlée (Krélia se raidit violemment). Comme toutes les autres femmes de ma famille, mes deux sœurs, ma mère, ma tante et ma cousine. Je ne dis pas qu'elles n'étaient pas sorcières, ce serait mentir mais ils n'étaient pas obligés de me forcer à regarder... Je n'avais que dix ans. Je suis resté en cellule pour qu'ils s'assurent que je n'étais pas un sorcier moi aussi. Je dois avoir un employeur qui peut témoigner que je suis normal et je dois régulièrement me présenter à l'inquisition. »
Krélia détailla Vanilesse avec un regard différent.
Jamais elle n'aurait pu deviner qu'il portait une histoire pareille. Elle lui aurait bien posé une main réconfortante sur l'épaule mais, comme toujours, elle n'en fit rien, ce qui était bien mieux pour le petit rouquin. Elle se contenta donc d'un sourire désolé.
Comment lui dire qu'elle le soutenait et partageait son chagrin ?
Elle était incapable de comprendre ou de se mettre à sa place. Elle qui n'avait personne, qui était seule sans personne se rapprochant d'elle, elle ne pouvait imaginer ce qu'on ressentait lorsqu'on perdait quelqu'un de proche. Elle ne le savait pas et ne le saurait sans doute jamais, comme lorsque Léttan s'inquiétait pour son frère. Encore quelque chose qui lui montrait cruellement sa différence, qu'elle n'était pas comme les autres, qu'elle ne le serait jamais, quoi qu'il advienne.
En tous cas, le récit du passé de Vanilesse lui confirmait une autre chose : elle n'avait vraiment pas envie de tomber entre les griffes de l'inquisition.
La jeune fille détourna le regard, mal-à-l'aise de ne pouvoir offrir sa compassion au jeune mousse qui semblait l'attendre ou au moins d'en avoir besoin.
Ses yeux tombèrent sur Alowen qui continuait à se déhancher sous les acclamations enthousiastes et alcoolisées des clients, et notamment d'Aolenne. Soudain, la jeune fille cessa de se donner en spectacle et descendit à nouveau de la table pour se diriger vers le marin en ondulant du bassin.
Elle se plaqua contre Aolenne en lui murmurant quelque chose à l'oreille puis elle le repoussa gentiment vers le comptoir où il se rendit. Alors qu'il se plaçait à côté d'elle, Léanisse se mit à rire en secouant la tête de gauche à droite en portant son verre à ses lèvres.
Le sourire émerveillé et idiot d'Aolenne disparut alors qu'il se vexait et il lui demanda, bien plus attiré par sa sœur que par elle :
« Qu'est-ce que t'as, toi ?
- Tu t'es fait avoir comme un idiot.
- Et pourquoi, je te prie ?
- Tu n'es pas du tout son genre, à Alowen.
- Tu n'es pas dans sa tête, que je sache.
- Elle t'a volé ta bourse.
Lui apprit Léanisse sans le regarder et en buvant une gorgée de liqueur qui lui brûla la gorge.
Les yeux d'Aolenne s'agrandirent alors qu'il s'empressait de tâter ses poches, de fouiller sa doublure et de vérifier sa ceinture pour constater que, effectivement, il n'avait plus son salaire tout récemment récupéré.
Il jura et Léanisse rit à nouveau de son rire grave avant d'insister en répétant :
- Vraiment pas son genre.
Alowen les rejoignit, un sourire satisfait sur son visage si semblable à celui de sa jumelle par ses traits et si différent par leur expression. Elle adressa un clin d'œil à Aolenne comme si de rien n'était et s'accouda à côté de sa jumelle.
Le marin croisa les bras sur sa poitrine, les mâchoires contractées en un air de contrariété qu'il adressa à la pirate, qui ne s'en soucia absolument pas.
Elle lui demanda innocemment en battant des cils :
- Un problème, mon mignon ?
- Rend-moi mon argent.
- Tu t'en es aperçu ? À moins que Léanisse n'ait vendu la mèche mais tu aurais dû t'en douter. Tu n'es pas mon genre. La jolie rouquine aurait plus de chances que toi.
- Je m'en moque ! Rend-moi ma bourse !
- Désolée mais nous vous avons laissé partir alors il me faut bien un petit dédommagement.
- Saleté de pirate !
- Ce n'est pas en me flattant que tu obtiendras ce que tu veux. Ça t'apprendra à réfléchir avec ton cerveau.
- Tu as de la chance que je ne frappe pas les femmes.
- Quelle belle démonstration de galanterie virile mais battons-nous si tu veux ou mieux, va prévenir la garde marine, terrestre ou les deux ! »
Aolenne serra les poings en grinçant des dents, ne trouvant rien à répliquer aux paroles d'Alowen qui ne semblait effrayée par rien et ne jamais se laisser démonter. Le marin tourna les talons furieux et sortit de la taverne en en claquant la porte, faisant trembler le vitrail.
Krélia sourit. Au moins, il retiendrait la leçon. Quand elle pensait que c'était lui qui avait insisté pour venir se détendre ici, elle trouvait que le sort avait un grand sens de l'ironie.
La jeune fille repoussa sa chaise et se leva après avoir adressé un petit signe de la main à Vanilesse, qui y répondit joyeusement, puis elle quitta la taverne sous le regard de Léttan.
Le vent s'engouffra dans ses larges marches.
Avec la tombée de la nuit, l'humidité montait des eaux du port et elle resserra sa chemise autour d'elle. Elle ne savait toujours pas où elle pourrait dormir alors, avec toujours cette idée en tête, elle pénétra dans une petite rue se dirigeant vers le nord et le cœur de la cité.
Elle croisa une patrouille équipée de lanternes. À leurs tuniques jaunes, elle les identifia comme des membres de la garde terrestre. Rien à voir avec l'inquisition donc, pas la moindre inquiétude à avoir pour Krélia.
Elle les croisa sans s'angoisser. Contrairement à deux soldats qui se retournèrent sur son passage avant de se presser de venir à sa hauteur.
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