1. Le garçon qui savait tout
14 février 2020
— Il a osé revenir ! Genre, il me jette comme une merde et il revient comme une fleur !
Je me retiens de lever les yeux au ciel. Mon existence ennuyante l'est encore plus quand Tiphaine est dans les parages.
La première semaine où Nasa avait disparu, les gens de notre classe pensaient qu'il séchait, se cachait quelque part et reviendrait d'une minute à l'autre. La deuxième semaine, j'ai commencé progressivement à perdre espoir. Je ne dormais pas, ne mangeait pas, avait perdu mon meilleur et seul ami.
Je suis subitement devenue la cible de l'école. Ma popularité est montée en flèche parce que j'étais « La pauvre, tu sais, Nasa Nozmenrre était son meilleur ami ». Fermez là, bande d'hypocrites. Vous passiez votre vie à le critiquer, et vous osez l'appeler Nasa.
Tiphaine, vous savez, la fille populaire qui met trop de maquillage et peine à parler d'autre chose que les garçons et Riverdale (bref, un cliché ambulant), a décidé de me « prendre sous son aile ». Comme je n'avais pas le courage ni même la force de caractère de l'en empêcher, cela fait trois mois qu'elle me colle aux basques parce que, je cite : « ça doit être penible de ne plus avoir de meilleur ami ». Je me portais bien mieux sans elle, merci.
— Aténa, tu m'écoutes ?
Je relève les yeux vers elle, essayant de cacher le fait que je suis passablement agacée et profondément ennuyée parce qu'elle raconte.
— Oui, oui... je marmonne en forçant un sourire.
— D'ailleurs ! Je voulais t'inviter à une fête, la semaine prochaine ! Mélina se débrouille pour nous dégoter tous les plus beaux mecs du lycée !
— Ouais, je viendrai. Carrément ! Je m'empresse de rajouter, apercevant le regard qu'elle m'envoie, celui qui signifie « Meuf, fais preuve de plus d'enthousiasme ».
— Bon, moi j'y vais, je rejoins Mélina. On fait un double date avec un gars qu'elle m'à présente, m'explique-t-elle en se remettant une couche de rouge à lèvres.
C'est vrai que nous sommes le 14 février. Habituellement, le 14 février, les gens normaux le passent avec leur copain, leur copine ou leur partenaire. L'année dernière, le 14 février, Nasa était venu chez moi. On s'était achetés du chocolat et on l'avait mangé dans ma chambre en nous moquant des comédies romantiques qui passaient à la télé.
Là, je suis juste vide et seule.
Tiphaine m'a claqué la bise et est partie en marchant vite. Je suis restée plantée au milieu de la rue.
— Pourquoi tu fais ça ?
Je tourne la tête en sursautant. Un garçon de ma classe, Lino, se tient à ma gauche, adossé contre le mur d'une maison.
— Faire ça de quoi ? Demandé-je.
— Rester avec Tiphaine et ses copines alors qu'elles t'insupportent, me répond t'il.
Je n'ai jamais entendu la voix de Lino auparavant. Il reste toujours dans son coin. Comme je ne suis pas forcément encline à me faire remarquer, surtout quand je suis seule, je n'essaye jamais rien. Par conséquent, je n'ai jamais essayé de lui parler.
Je sais qu'il se fait brimer. Le pire, c'est que je n'ai jamais rien fait pour arrêter ses harceleurs. J'ai laissé Nasa s'en occuper. Les gens acceptent mal le fait qu'il est un garçon.
« Tu as un vagin, tu es une fille, ne viens pas faire chier ».
Il a déjà dû se battre avec les profs pour qu'ils arrêtent de l'appeler par son dead name. Je le soutiens, de la manière la plus hypocrite qui existe, celle où on est d'accord sans le montrer. C'est à cause des personnes comme moi que les personnes comme lui se renferment et ne laissent personne entrer dans leur espace personnel.
— Ça se voit rien qu'à ta figure, que tu les méprise de toute ton âme. Il n'y a qu'elles pour ne pas s'en rendre compte, reprend Lino. Et puis, sans vouloir me jeter des fleurs, je sais très bien observer les gens. Je crois au fait qu'il y a deux types de personnes uniquement : les acteurs et les spectateurs. Je te laisse deviner le type duquel je fais partie.
Lino détourne son regard sombre le temps de remonter la manche de son sweat pour gratter son bras. J'entraperçois de longues marques rougeâtres tout du long de ses bras et je déglutis, soudainement prise de nausées. C'est horrible qu'il ait eu à faire ça, que quiconque ait eu à se faire du mal pour qui ils sont. C'est horrible qu'on soit tous responsables de ses cicatrices.
Avant la disparition de Nasa, je partais du principe que rien ne pouvait jamais m'arriver, ni à mes proches, que les mauvaises choses j'arrivaient qu'aux personnes extérieures.
Soudainement, je prends conscience que mon meilleur ami a disparu, est peut être mort, qu'un garçon trans de ma classe se fait harceler et doit supporter l'intolérance chaque jour, que cette fille brune assise à côté de moi en maths n'à pas de parents, qu'un garçon de la classe d'à côté a une mère dont le cancer est en phase terminale, que les deux mères de sa meilleure amie se sont faites tabasser dans le métro. Les drames arrivent à tout le monde.
Si Dieu existe, alors il est bien cruel.
Je cligne des yeux pour me faire revenir à la conversation. Il faut que j'arrête de divaguer, pour mon bien et celui des autres.
— Je pensais déguiser ça mieux, je bégaye avec un sourire en coin.
— Tu es aussi hypocrite qu'eux, déclare Lino. Je pensais que tu aurais valu mieux, puisque tu étais sa meilleure amie.
Il m'a regardé d'un air déçu, s'est frotté ses yeux fatigués avec ses poings et a tourné les talons.
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