Déliquescence dans le pacifique


Qu'est-ce qu'on mange ? J'aimerais tellement pouvoir me reposer cette question comme si je ne le savais pas encore... Comment avons-nous pu être aussi imprudents ?

1974, l'île de Nauru est en passe de devenir le pays le plus riche du monde. Les fêtes de millionnaires ont remplacé les après-midi pêche, l'alcool coule à flots, on y joue au golf, et l'on raconte même que certains se servent de billets de dollars comme papier toilettes...

Je vis sur l'île de Nauru depuis ma naissance. Selon mes ancêtres, Nauru signifie « je vais à la plage ». "Na u ru" était notre formule la plus courante autrefois ; les Nauruans n'avaient pour seul ressource que du poisson et quelques arbres fruitiers. Je m'en souviens si bien. Quand je n'avais encore que sept ans, mon père allait pêcher avec mon grand frère, et ils quittaient tous deux la maison en criant "na u ru !"
L'un des plus grands évènements de l'histoire de notre île à été l'acquisition de notre Independence. Mais à présent, je regrette amèrement cette victoire et son cadeau empoisonné. Du haut de mes quinze ans je ne pouvais pas vraiment comprendre, mais tout le monde était si heureux ; l'île chantait jour et nuit, et ses plages s'embrasaient du soir au matin, comme une étoile tombée dans l'océan.

Acquérir notre indépendance, cela signifiait obtenir les droits sur les entreprises australiennes qui devenaient alors le bien de notre jeune nation. Ces droits étaient très importants car notre île était une vraie mine d'or, enfin, de phosphate, mais on ne faisait pas la différence.
Le phosphate est un minerai qui alimente toute l'agriculture de la planète sous forme d'engrais ; nous travaillions tous à son exportation et la richesse envahissait de pléthore la vie de chaque Nauruans.
Très vite, le PIB par habitant s'était élevé de telle sorte qu'il était trois fois supérieur à celui des Etats-Unis.
Bien sûr, nous nagions dans le bonheur, l'île a vite été submergée par les caprices de chaque individu la peuplant. Comme dans chaque foyer, mon père se permit de se payer près de six ou sept véhicules, je ne m'en souviens plus très bien. Chose tout de même bien étrange pour une île ne comportant qu'une seule route de trente kilomètres à peine...
D'ailleurs, il fut arrivé qu'une de nos voitures fût tombée en panne sur cette route, et nous en avions cure de la faire réparer si l'on en avait d'autres, alors il n'était pas rare d'en voir en train de rouiller sur le bas-côté.
Peu de temps après, j'ai quitté mes parents pour avoir ma propre maison. L'eau courante ainsi que l'électricité était entièrement payée par l'Etat, et chacune de nos maisons disposaient d'une ou plusieurs femmes de ménage.
Dix ans plus tard, les bateaux de pêche ont été changés pour d'immenses yachts luxueux, et plus jamais je n'ai entendu un habitant crier na u ru.
Pour me nourrir, je faisais comme tout le monde : Je réfléchissais à ce qui me ferait plaisir, puis je faisais importer un plat déjà tout préparé par des chaines de restaurants gastronomiques ou de fastfoods.
L'île a investi le reste de sa fortune dans l'immobilier ; des buildings furent construits à Melbourne et à Washington, et elle s'offrit aussi des terres dans divers pays du Pacifique, des spectacles entièrement financés par l'État, un golf luxueux sur l'île et enfin, sa propre compagnie aérienne, recouvrant la majeure partie de l'Océanie.

Evidemment, dit comme ça, ça semble bien trop beau pour être réel, mais ça l'était. Nous vivions dans le luxe et l'allégresse, et dépensions sans aucune limite.
Cependant, dès les années 1990, l'épuisement des réserves minières, une mauvaise gestion des finances publiques et la dégradation de la santé publique entraînent une paupérisation de la population et du pays en général. C'est la faillite nationale.

Je n'avais que 37 ans, et comme une grande partie des habitants de l'île, ma santé s'est fragilisée à cause de notre hygiène de vie.
Je pourrais aller me faire soigner, l'hôpital fonctionne encore, mais je n'ai plus un sou....

30 ans après l'âge d'or de l'exploitation du phosphate sur l'île de Nauru, l'usine est laissée à l'abandon et déverse sa pollution sur la plage.
Si autrefois, au sommet de son existence, Nauru fut le pays au plus haut revenu annuel moyen par habitant juste derrière l'Arabie Saoudite, il connaît maintenant une longue décente aux enfers...
Les dirigeants qui se sont succédé à la tête de l'entreprise nationale ont mené une gouvernance extravagante, matérialisée par des investissements douteux et n'ont pas assuré l'avenir du pays. Avec une gestion sérieuse, même avec l'épuisement des ressources de phosphate, l'argent accumulé aussi facilement aurait suffi à pérenniser le futur de l'État.

Quant à la population, l'opulence des années de richesse a engendré de mauvaises habitudes alimentaires. Le pays recouvre aujourd'hui le plus fort taux d'obésité de la planète.
Les investissements à l'étranger ont été revendus, mais, ne suffisant pas à rembourser nos dettes, la République de Nauru commence alors à blanchir de l'argent et à vendre des passeports.
Beaucoup d'hommes Russes armés, mais ne ressemblant à aucune force militaire, vont et viennent sur l'île. Ils seraient dit-on, la cause de dizaines de milliards de dollars blanchis sur l'île. Nous avons même appartenu à la liste noire des paradis fiscaux. L'île ne vécut plus que d'activités inégales...

Aujourd'hui j'ai 65 ans, et l'île de Nauru, autrefois terre prospère, a perdu de sa superbe. Misère, obésité morbide et détresses écologiques sont devenu le quotidien de ses habitants.
Aujourd'hui, la quasi-totalité du territoire de Nauru ressemble à un désert de pierres. La surexploitation du phosphate sur l'île a dégradé l'environnement, presque toute la surface du territoire a été creusée, et la déforestation a tué de nombreuses espèces d'oiseaux.
Le système de sociétés-écrans n'existe plus et l'île de Nauru a été retirée de la liste noire, mais les faux passeports circulent encore dans le monde.

Les habitants de Nauru auraient dû être riches, mais il ne nous reste rien. Une lueur d'espoir est cependant apparue, des géologues avaient affirmé qu'il existerait de nouvelles sources de phosphate. Mais c'est une fausse bonne nouvelle ; compte tenu de nos dettes, nous ne profiterons plus jamais de ces ressources.

Qu'est-ce qu'on mange ? Quelle question... Du poisson évidemment ; les bleus. Ce sont des poissons-lait il me semble. Ce sont les seuls qui sont restés ici et ne sont pas morts. Chaque jour les habitants se lèvent et vont à la plage en criant lamentablement Na u ru... Mais ce « Na u ru » ne résonnera plus jamais comme avant, comme il y a 40 ans...

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