9 : La roulotte du Passeur

Au bout d'un certain temps, la bougie qui fondait à vive allure finit par disparaître dans une flaque de cire. Alicia se retrouva dans le noir absolu. On pouvait presque entendre les battements de son cœur. Heureusement ses yeux s'habituèrent à l'obscurité et elle put apercevoir les contours d'une masse sombre au milieu d'une clairière. Flottant devant cette masse, une lanterne perça la nuit froide pour dévoiler progressivement une toiture puis une habitation tout entière. Finalement, une grande roulotte en bois apparut, fondue au milieu des arbres et prête à tomber en ruine. La lumière qui émanait de ses volets grignotés par la moisissure indiquait cependant qu'elle était occupée. Si l'on se donnait la peine de regarder au-dessus de la porte bariolée, on pouvait apercevoir une pancarte sur laquelle on déchiffrait le mot :

« Passeur »

Confiante, Alicia grimpa jusqu'à la porte et frappa. À l'intérieur, un chien s'agitait et poussait des petits glapissements d'excitation. Quoiqu'assez décrépite, cette habitation semblait rassurante. La porte s'ouvrit enfin et un homme à la peau noire se présenta. Malgré un âge avancé, son corps noueux et sec avait la robustesse des chênes centenaires. Il était vêtu de draps et sur sa poitrine pendaient plusieurs colliers de plumes et d'os qui lui donnaient des airs de sorcier vaudou.

Comme s'il s'attendait lui aussi à sa visite, l'homme la fit entrer sans prononcer un seul mot.

Le regard de la jeune fille parcourut avec stupéfaction l'intérieur de l'étrange roulotte. Elle fourmillait d'objets aussi exotiques que mystérieux. Le moindre espace était occupé jusqu'au plafond d'où pendaient des bouteilles remplies de graines et de plantes exhumant une forte odeur d'épices qui chatouillait les narines. 

Un tronc d'arbre traversait la maisonnette, servant de reposoir à toutes sortes d'accessoires et de talismans. Alicia suivait des yeux le Passeur qui fouillait tranquillement dans les étagères chargées de masques et de statuettes. Il semblait faire l'inventaire de tous les flacons qui lui tombaient sous la main. En attendant, la jeune fille s'émerveillait devant l'animal du vieil homme qui venait lui renifler timidement les pieds. Ce n'était pas un chien, mais une sorte de loup au pelage verdâtre, presque luisant. Ses yeux jaunes cernés de blanc ressemblaient à deux topazes flamboyantes. Alicia lui tapota la tête sans se méfier de sa puissante gueule sertie de crocs pointus.

Un tintement cristallin attira son attention : après avoir déplacé une corbeille remplie de bâtons sculptés, le sorcier avait extirpé d'une étagère trois petits flacons qu'il brandissait vers la lumière des bougies rabougries.

Le premier récipient était rempli d'un liquide bleuté au fond duquel flottaient des pétales de fleurs. Il l'ouvrit, s'en mit sur les doigts et avança vers Alicia. Cette dernière resta interdite tandis que le vieil homme lui appliquait cérémonieusement la potion sur les oreilles, les paupières et les lèvres. Puis il lui présenta une paillasse montée sur des planches en bois. Avec le deuxième flacon il déposa de la poudre noire au creux de sa main sombre et noueuse, avant de l'éparpiller sur la couverture rêche. Il répéta ce mouvement trois fois sous le regard à la fois curieux et méfiant de la jeune fille. Ses gestes semblaient respecter un rituel précis, son expression était appliquée et grave. Pas une fois il n'avait brisé le silence, ce qui avait contraint Alicia à faire de même.

Enfin, il alluma la petite bougie d'une lampe ronde, négligemment posée sur un tabouret. Dans la lampe, il versa le liquide de la troisième bouteille : le tout se mit à crépiter comme un minuscule feu d'artifice. Quand, d'un geste, le vieil homme l'invita à s'allonger, Alicia sentit un étrange parfum encombrer ses sens. De l'encens, ou peut-être autre chose...

– Je ne suis pas sûre que tout ça va m'aider à rentrer chez moi...

L'homme montra une nouvelle fois la paillasse avant de s'agenouiller devant un tambour dont le fût sculpté représentait des allégories indéchiffrables. Les jambes d'Alicia prirent soudain la consistance légère et creuse du bois flotté. Mais elle n'arrivait pas à s'en inquiéter. Elle se retrouva bientôt allongée, dans un état de semi-conscience tandis que bourdonnait dans ses oreilles le rythme saccadé des percussions. La dernière chose qu'elle vit fut le reflet des innombrables bougies dansant sur le plafond.

Qui peut dire ce qui lui arriva ensuite ? C'était comme si on avait éteint la lumière, comme si elle avait cessé d'exister. Soudain, un vertige ralluma sa conscience et elle sentit son corps tomber dans le vide. Le choc provoqué par cette chute vertigineuse la réveilla instantanément. Imitant le plongeur qui jaillit de l'eau, elle se redressa en poussant une inspiration rauque. Son cœur martelait jusque dans ses tympans et il lui fallut quelques secondes pour comprendre qu'elle avait regagné sa chambre. Aucune transe, aucun voyage astral n'arrivait à la cheville de l'expérience qu'elle venait de vivre.

Alicia plaqua sa main sur sa bouche pour réprimer un cri d'excitation et de frayeur. Toutes les émotions qu'elle avait tenté de contrôler débordèrent d'un coup et elle sauta du lit comme s'il était couvert de charbons ardents.

– Respire, respire, répétait-elle sans s'arrêter de piétiner sur place.

Ses yeux habitués à la pénombre firent le tour de la pièce.

L'appartement baignait dans une paisible somnolence, on ne voyait aucun désordre particulier et les volets fermés indiquaient qu'il faisait toujours nuit.

Une pensée lui traversa soudain l'esprit. Elle jeta un coup d'œil à son réveil qui affichait une heure du matin. De prime abord, cela ne semblait pas si incohérent. À un détail près : elle avait atterri et était revenue d'un endroit inconnu, probablement reculé.

« Même si j'étais inconsciente à l'aller et au retour, réfléchit-elle, il a sûrement fallu du temps pour voyager, mais personne n'a pu m'emmener et me ramener en si peu de temps. »

Ce qu'elle venait de vivre... et si ce n'était qu'un rêve ? Un rêve de la même trempe que ceux qu'elle avait fait il y a quelques jours. Cette conclusion se présentait comme une évidence. Pourtant, Alicia n'arrivait pas à s'en convaincre. Comment son propre cerveau avait-il osé lui jouer une telle illusion ? L'ahurissement céda la place à la consternation.

Non, non, non, ce n'est pas possible.

Le doute et l'espoir torturaient son cœur. Elle ne put se résoudre à fermer l'œil de la nuit, reportant son aventure dans son carnet pour être certaine de ne rien oublier. Elle scruta le paysage urbain qui s'étendait par la fenêtre. Était-ce réel ? Des images hantaient son esprit, de la silhouette sombre du comte et son visage vide jusqu'à la roulotte mystérieuse du Passeur, tous ces souvenirs valsaient devant ses yeux.

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