8 : Le maudit
– Voulez-vous une tasse de thé, Alicia ?
L'adolescente sentit son cœur tomber au fond de son ventre comme une météorite de glace. Contenant tant bien que mal son émotion, elle s'efforça de sourire, incrédule :
– Comment ? Vous me connaissez ?
Gênés par l'éclat d'une petite lampe, ses yeux tentèrent de percer la pénombre du fond de la pièce. C'était un masque de théâtre nô, les sourcils relevés, mélancoliques. Ses pièces étaient articulées entre elles et s'animaient par à-coups, comme un automate déréglé.
L'excentrique propriétaire répondit sur un ton joueur :
– Mais vous me connaissez aussi, je me trompe ?
Les sourcils du masque basculèrent dans un déclic d'horlogerie.
Un cauchemar.
Alicia se mit à gratter nerveusement le velours d'un fauteuil aux motifs fleuris qui barrait sa route. Les énigmes de cet homme commençaient à l'irriter.
– Pardon, je ne me rappelle pas vous avoir déjà rencontré.
– C'est tout à fait normal, nous ne nous sommes jamais rencontrés.
Comme elle faisait mine de ne rien comprendre, il ajouta :
– Vraiment, je ne vous rappelle rien ? Je me serais donc trompé...
– Oui, c'est sûrement ça, je ne vous connais pas. Inutile de vous cacher derrière un masque.
Un signal d'alerte clignotait en lettres capitales dans son crâne. Fuir, il fallait fuir au plus vite cette maison et son propriétaire échappé d'un film d'horreur.
– Je ne vous imaginais pas de si mauvaise foi, soupira le maître des lieux, visiblement contrarié.
Alicia bondit sur place, comme si elle venait enfin de se réveiller :
– Excusez-moi, mais je dois...
– Partir ? Et où comptez-vous aller ? lança-t-il sombrement.
À cet instant, la porte du salon se referma en claquant et un courant d'air glacé s'engouffra dans la pièce, inclinant les flammes évanescentes de la cheminée.
– Croyez-moi, ici, je suis bien la seule et unique personne qui puisse vous aider à rentrer chez vous.
Alicia écarquilla les yeux : cet homme semblait en savoir beaucoup trop à son sujet. Par réflexe, elle fit défiler dans sa mémoire toutes les situations possibles où une héroïne de roman se retrouvait face à un inconnu hostile. Surtout ne pas montrer de signe de faiblesse !
– Très bien, répondit-elle en s'asseyant.
Tout d'abord, son hôte devrait montrer patte blanche.
– Qui êtes-vous ?
– Ah, c'est vrai ! J'ai si rarement l'occasion de me présenter, répondit-il sur un ton grinçant. Ce serait dommage de manquer une telle opportunité. (Il s'éclaircit la voix) Je suis le comte de La Luna. Quoique ! Les gens d'ici l'ont oublié et se contentent de me surnommer le magicien maudit. Curieux, n'est-ce pas ? Mais appelez-moi simplement Owen.
– Owen, répéta Alicia le plus calmement possible (même si elle avait envie de hurler face à l'incohérence de cette situation). Je crois que je vous ai dessiné.
– La mémoire vous revient ?
Alicia sourit, sans doute à cause de la nervosité. Pourtant, elle ne sentait plus ce besoin urgent de fuir, elle voulait absolument comprendre :
– Où suis-je ? osa-t-elle encore demander.
– Nulle part, partout.
Le visage blême de la jeune fille perdit encore un peu de sa couleur. L'homme le remarqua peut-être, car il se reprit et dit :
– Vous êtes dans le manoir de La Luna, lui-même situé dans une région appelée la Contrée.
Bien loin de lui faire voir plus clair, cette réponse achevait de la désorienter.
– Et... vous savez pourquoi je suis là ?
– Parce que j'ai besoin de votre aide, Alicia Meril.
Le sérieux qu'il témoignait piqua sa curiosité. Tout compte fait, cette rencontre n'était peut-être pas le fruit du hasard.
– Mon aide ? répéta-t-elle. Ça veut dire que vous m'attendiez ?
CLIC. Les lèvres du masque se retroussèrent en un mystérieux sourire.
– Disons que je savais que vous viendriez.
Elle prit quelques secondes pour réfléchir.
– Si vous pouvez m'aider à rentrer chez moi, je suis prête à vous écouter...
Le comte fit très lentement quelques pas dans sa direction pour s'assoir sur un fauteuil en velours vert. Là, il retira délicatement son masque.
Alicia ne put s'empêcher de bondir au fond de son siège en lâchant un juron.
– J'étais certain que vous vous montreriez compréhensive, finit-il par dire, sans se préoccuper de l'effroi de son invitée.
Elle pouvait enfin voir à quoi il ressemblait.
– Je dois vous avouer que je ne suis pas exactement comme tout le monde, mademoiselle Meril. Et sans doute l'avez-vous déjà remarqué, puisque vous n'osez plus me regarder.
Alicia releva la tête, confuse. Mais elle avait du mal à soutenir la vision d'un spectacle aussi bizarre, aussi inhumain.
– Voyez-vous, dit-il avec sa courtoisie particulière, dont s'échappaient par moment des accents sombres, j'ai été l'injuste victime d'une malédiction. Non, ce n'est pas un second masque que vous voyez là, mais bel et bien mon visage, du moins ce qu'il en reste : rien.
Il n'inventait pas. À la place de son visage, on pouvait voir comme un espace vide, une surface blafarde qui s'habillait selon les ombres et ne laissait place à rien d'autre.
– Je vous en prie, n'ayez pas peur, supplia-t-il soudainement.
Alicia fronça les sourcils et répondit en s'efforçant de braquer ses yeux sur le non-visage de son hôte :
– Non, non, je n'ai pas peur. Mais si c'est une blague ce n'est pas drôle !
– Une blague, répéta-t-il dans un murmure, vous pensez que c'est une blague ? Après tout, ça vaut peut-être mieux pour moi...
Cette repartie la laissa muette. En le voyant baisser la tête à son tour, presque inconsciemment, elle comprit, elle sentit à quel point il était mal à l'aise. Son infirmité était peut-être bien réelle. Mais cette histoire saugrenue de malédiction... c'était un peu difficile à avaler.
– Et... admettons que je vous croie, reprit-elle. Qu'est-ce que je dois faire pour vous aider ?
Le prétendu comte releva le menton :
– Un dessin. Juste un dessin.
– Quel genre de dessin ?
– Vous le savez bien, répondit-il avec douceur. Un visage.
Alicia sentit sa mâchoire s'allonger. C'était comme si deux cymbales avaient frappé chaque côté de son crâne. Cet homme serait-il l'incarnation de son dessin ? Dans ce cas, elle était peut-être la responsable de cette malédiction qu'il venait d'évoquer !
– Un visage, se répéta-t-elle en évitant de le regarder.
Ce que le comte lui demandait paraissait si important, si extraordinaire...
– Non.
– Je vous demande pardon ?
Alicia se mordit la lèvre inférieure. Si sa vie était un film, la musique d'orchestre féérique qui se jouerait dans cette scène aurait été instantanément vaporisée par un bruit de disque rayé. Les doigts gantés du comte se crispèrent : la réponse d'Alicia venait de faire un nœud dans son scénario.
– Je... je suis désolée. J'y arriverai pas. Ça fait des mois que j'ai pas touché un crayon. À part pour... vous.
Elle déglutit difficilement.
« Ce que je veux dire, c'est que je suis loin d'être la personne qu'il vous faut. Je... je ne suis pas douée pour ça. Vraiment pas. »
– Et pourtant je vous assure que vous êtes bien la seule personne capable de le faire, Alicia.
Mince ! Et si c'était vraiment sa faute ? Et si tous les monstres difformes et manchots de son carnet allaient prendre vie pour lui demander des comptes ? Cette idée loufoque fit naître une goutte de sueur sur son front.
– Je ne comprends pas. Pourquoi moi ?
– Vous verrez.
Autant le reconnaître tout de suite, ce comte avait l'art et la manière d'attiser sa curiosité.
– Bon. Je veux bien essayer, mais je ne vous promets rien.
Les épaules de l'homme se relâchèrent.
– Si vous êtes parvenue jusqu'ici, répondit-il avec entrain, je suis certain que vous n'aurez aucun mal à...
Sa voix s'éteignit. Il semblait fixer quelque chose sur le mur, derrière elle. Alicia se retourna et aperçut un drôle de cadran aux rouages compliqués avec, à son centre, une fleur noire.
– Il se fait tard ! s'exclama-t-il en se levant d'un bond. Vous devez rentrer immédiatement !
Il répéta plus bas, comme pour se convaincre lui-même : « Immédiatement ».
Alicia allait répliquer qu'elle ne savait pas comment retrouver son chemin quand le comte l'interrompit en levant la main vers un chandelier. « Il est complètement fou », pensa Alicia. Mais, soudain, l'incroyable se produisit : après un tremblement, la bougie se décrocha du chandelier et flotta dans l'air jusqu'à l'homme sans visage.
– Quoi ?! s'écria-t-elle en clignant des yeux.
Son étonnement redoubla quand elle entendit le comte murmurer :
– Chez le Passeur.
À ces mots mystérieux, la flamme de la bougie s'intensifia.
– Votre seul souci dorénavant est de suivre cette bougie. S'il vous arrivait quoi que ce soit, dites seulement que vous êtes mon invitée et, pour le prouver, montrez cette carte.
D'un mouvement habile, il fit sortir de ses doigts une carte de jeu qui représentait un as de trèfle.
– Votre bougie s'en va, lança-t-il à la jeune fille qui ne réagissait pas, médusée par ce qu'elle voyait.
En effet, la bougie flottante s'apprêtait à passer la porte, maintenant grande ouverte. Alicia attrapa la carte d'un geste mécanique tout en balbutiant :
– Vous... ça y est je suis folle.
Le comte la poussa littéralement vers la sortie :
– Je suis vraiment navré de ne pas pouvoir vous raccompagner. Mais je vous promets que, si vous le souhaitez vraiment, nous nous reverrons très bientôt.
Alors, après un dernier regard circonspect vers l'homme sans visage, Alicia partit rattraper la bougie qui flottait dans le couloir. La lourde porte d'entrée s'ouvrit à son approche puis se referma dans un craquement pour la laisser de nouveau seule face à la forêt. Pas le temps d'hésiter ou de paniquer, cette petite flamme était son seul billet de retour. La jeune fille s'aventura donc dans le bois, telle une somnambule, pied nus et l'air hagard. En marchant, elle ne pouvait penser à rien d'autre que cette extraordinaire rencontre. Le magicien maudit, siffla-t-elle entre ses dents. Elle commençait à comprendre pourquoi.
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