5 : Rêves bizarres
À vrai dire, ce nouveau carnet était une aubaine car l'ancien arrivait à sa fin.
Elle aimait son odeur particulière et le velouté de ses pages. Il dégageait une aura inspirante, presque ésotérique. C'est pourquoi elle l'avait immédiatement adopté et s'en servait pour retranscrire les rêves étranges qu'elle faisait depuis quelques jours. Il y avait notamment ce rêve où elle avait croisé deux enfants d'un autre temps qui l'avaient prise pour une « princesse ». Mais en voyant qu'elle ne possédait pas de « jolie robe », ils s'étaient aussitôt ravisés et avaient poursuivi leur chemin sur une route inconnue. Elle aurait tellement voulu les suivre, en savoir plus, repousser le moment du réveil. Une simple hibernation, après tout, ça ne serait pas si mal.
De fines gouttes de pluie argentines se mirent à serpenter lentement le long de la vitre. Comme si le tableau n'était pas assez morose, la chambre d'Alicia s'assombrissait de minute en minute. Et pour couronner le tout, l'ampoule du plafonnier ne cessait pas de grésiller. Alicia devait la remplacer depuis longtemps mais elle trouvait toujours autre chose de plus important à faire, comme espionner l'hiver par la fenêtre ou nourrir son carnet de nouvelles fantasmagories :
CARNET D'ALICIA
J'ai encore rencontré quelqu'un en rêve ! Je marchais dans le même sous-bois que la dernière fois. Des rayons de lumière dorés et horizontaux sublimaient la végétation. Je me sentais si bien dans cette atmosphère ! C'était féérique. Quand soudain, une voix a aboyé derrière mon dos :
« Hé toi ! Ne bouge plus ! »
Des bruits de pas ont fait trembler le sol. Je me suis retournée, paniquée. Devant moi se dressait un colosse tout droit sorti d'un western : long manteau abimé, bottes et chapeau aplati... Je me souviens très bien qu'il portait en bandoulière une espèce d'énorme fusil perfectionné ainsi qu'une paire de révolvers accrochés à sa ceinture. Son attitude bestiale jurait un peu avec les détails futuristes de son attirail. Quant à son visage, il était effrayant ! Le coin de sa bouche grimaçait, laissant entrevoir une rangée de dents pointues. Ses petits yeux enfoncés brillaient par-dessus l'ombre de son chapeau et une balafre lui coupait la face du nez jusqu'à la joue. Il a agité une cage en fer vide et m'a demandé, de sa voix gutturale :
– Z'auriez pas vu passer un chat noir, par hasard ?
J'ai secoué la tête. Il a grogné puis s'est lancé dans une drôle de confession :
– Je suis chasseur de monstre. Ce chat est la seule bête qui ait réussi à m'échapper ! J'le croyais mort depuis tout ce temps, mais faut dire que ces démons-là crèvent pas facilement. Justement, on l'a vu réapparaître près d'ici. J'te souhaite pas de croiser son chemin, petite... ce chat... c'est le diable en personne !
Puis il a reniflé l'air avant de continuer sa route, à l'affut des moindres bruits ou mouvements suspects de la forêt. Ensuite je ne me souviens plus, je crois que j'ai continué à marcher. Le décor est devenu plus ténébreux.
C'est alors que j'entends appeler :
– Mademoiselle, mademoiselle !
Je me retourne (encore !) et je vois un drôle de personnage en costume de saltimbanque accourir vers moi. Ses membres élancés et sa maigreur extrême lui donnent l'air d'une araignée. Son visage est à demi couvert par un masque. Après avoir repris son souffle il s'incline solennellement en retirant son bonnet dans un vacarme de grelots.
– Je suis ménestrel, me dit-il avec orgueil. Auriez-vous l'amabilité de me prêter votre précieux avis sur la chanson que je compose actuellement ?
Je lui réponds alors que je ne connais rien à la musique et que mon avis ne l'aidera sûrement pas. Mais à ma grande surprise il s'exclame :
– Justement, c'est parfait ! Tenez-vous prête.
Il se racle la gorge, fait quelques accords sur sa mandoline bariolée et entonne son chant d'une voix expressive, caricaturale, qui me donne une furieuse envie de rire. Son ton et ses paroles, pourtant, se veulent sombres :
« Derrière ses cheveux ébouriffés
Il cache quelque tare effrôôyable
Un secret, un vice impardonnable
Mais qu'a-t-il donc fait pour mériter
Une chôôse qu'on n'voit même pas dans les fables ?
Une punition de Dieu ou un cadeau du Diââble ?... »
Il s'interrompt brusquement :
– Alors ? Bien sûr, ce n'est que le premier couplet. Mais jusque-là, trouvez-vous que le personnage soit fidèlement représenté ?
Je lui réponds que je ne peux pas le conseiller, car je ne connais pas la personne dont il parle. Face à cet aveu, je vois ses yeux lancer des éclairs et sa peau virer au rouge.
– Comment ça ? C'est impossible ! s'étrangle-t-il. Vous ne pouviez pas me le dire plus tôt ? Je n'ai pas de temps à perdre en représentations gratuites, moi ! Je suis un artiste, un vrai. Au service des princesses, mademoiselle, des princesses !
Et tout en pestant il est parti.
Sa chanson, elle, ne m'a pas lâchée de la journée. C'était un drôle de personnage. Il faudrait que je le dessine... Si seulement j'en étais capable.
C'est bizarre, j'ai eu l'impression d'être plongée au cœur d'un genre de... conte ? Et c'est comme si mes nuits effaçaient mes jours. Lorsque je rêve, je ne reconnais plus rien, j'ai l'impression d'être une étrangère. À chaque fois, on dirait des fragments d'histoires liés entre eux comme les pièces d'un puzzle. J'en suis même à me demander si ces histoires viennent bien de moi. C'est une idée absurde et carrément effrayante, mais je ne peux pas m'empêcher d'y penser... Dans tous les cas, je n'ai jamais attendu avec autant d'impatience le moment de m'endormir. Celui du réveil, par contre, est devenu un véritable supplice.
https://youtu.be/3telNzQgVl8
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Merci pour vos commentaires si bienveillants. Chapitre après chapitre, c'est un plaisir de discuter et de découvrir vos univers respectifs !
Pour prolonger l'expérience, je vous propose une petite ambiance musicale qui correspond bien à ce passage : "Come little Children", Erutan.
Macabrement vôtre,
A Gothgirl
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