43 : La Fin ?

Épilogue.

– Alicia. Pourquoi êtes-vous ici, selon vous ?

L'étudiante gardait les bras croisés, emmitouflée dans un sweat à l'effigie de l'Étrange Noël de M. Jack, ses grands yeux noirs fixaient l'immonde peluche de hibou posée sur le bureau. Elle n'avait pas desserré les lèvres depuis son arrivée dans cette image d'Épinal qui sentait le produit à vitres et la tisane bon marché. Un paquet de mouchoirs, quelques croûtes abstraites au mur, une étagère remplie de livres sur l'hypnose et les psycho-traumatismes complétaient le morne tableau du parfait cabinet de psychothérapie.

– Parce que ma famille pense qu'il me manque une case depuis mon accident.

La femme tira un peu sur son col cheminé en aspirant une gorgée de tisane à la menthe. Elle reposa délicatement le gobelet sur le bureau. Les petites pattes d'oie de ses yeux bridés s'étirèrent avec son sourire :

– Vous pensez donc être ici sous la contrainte. Comme dans votre histoire, vous pensez encore être prise en otage contre votre volonté. Mais, en réalité, vous êtes absolument libre. Vous pouvez partir maintenant si vous le souhaitez. Allez-y, partez.

Alicia toisa la thérapeute qui retint un sourire, visiblement satisfaite de constater que sa patiente n'avait pas bougé d'un pouce.

– Vous restez. Parce que vous voulez des réponses, parce que vous doutez, au fond de vous, de la réalité de votre expérience. Et il n'y a aucun mal à ça. Mon travail est de vous guider pour résoudre vos doutes et vous conduire vers un état mental et physique plus sain. Je ne peux pas y arriver si vous ne vous ouvrez pas sincèrement à moi.

Un choc contre la vitre ravit brièvement l'attention d'Alicia. Une grosse mouche venait de s'y fracasser pour rejoindre l'air libre, en vain.

– Écoutez, continua la femme, personne ici ne vous jugera. Je ne pense pas qu'il vous « manque une case. Je veux simplement vous aider. Est-ce que vous me comprenez ?

L'étudiante hocha machinalement la tête, retenant tant bien que mal ses bâillements.

« Bien. La dernière fois, vous m'avez dit que, pendant votre coma, vous aviez en réalité voyagé dans un autre univers. Ce voyage serait survenu après avoir retranscrit et dessiné certaines rêveries plus ou moins étranges. Vous pensez que vos dessins ont pris vie ? Que vous avez créé ce monde ? »

– Non. Pas du tout, je l'ai trouvé. Il s'est imposé à moi.

La femme prit quelques notes sur son ordinateur. Elle acquiesçait sans s'arrêter, une expression compatissante tendait ses traits réguliers mais sévères.

– Tout à fait. C'est ce que disent souvent les artistes de leur création. Vous savez, l'inspiration est souvent décrite depuis l'Antiquité comme un phénomène miraculeux, divin. Vos personnages, d'une certaine manière, existent. Ils se sont incarnés.... dans votre imagination. On appelle cela un inner world. Vous dites « Le monde de la Luna », mais en réalité, vous n'avez pas vu grand-chose d'autre que le manoir, n'est-ce pas ?

– Parce que je n'ai pas pu en voir plus. Je devais rentrer chez moi.

– Oui...

Ses ongles rouges s'abattirent en cascade contre le verre de la table :

– Ou alors, c'est parce que vous n'aviez pas besoin d'en voir plus. Essayez un instant d'imaginer que ce manoir pourrait être la transposition sublimée de vos angoisses, de vos pulsions. (Elle se pencha dans un grincement de chaise interminable) Le comte sans visage, par exemple, comment l'appelez-vous, déjà ?

– Owen.

– Owen. Eh bien, Owen, dans ce monde, incarne une partie de vous. C'est cette partie qui se sent maudite, ostracisée, cette partie qui craint de se montrer, de s'épanouir. L'absence de visage, c'est l'hermétisme, l'incapacité de communiquer avec autrui. Est-ce que cette théorie vous semble si absurde ?

– Je... ne sais pas.

– La princesse Dahlia, continua-t-elle, avec l'épisode sanglant qui achève son histoire, serait plutôt l'expression du passage à l'âge adulte, de la puberté vers l'état de femme et tout ce que cela implique.

Elle jeta un bref coup d'œil aux notes de la séance précédente :

« Quant à votre ennemi, Belzébuth, il symboliserait... les démons qui vous poursuivent. L'âpreté du monde extérieur qui vous persécute et veut vous voler votre pouvoir, en vous modelant à son image. Tout comme la lune est le revers du soleil, ce monde de la Luna... »

– La Contrée, corrigea Alicia.

– La Contrée, oui, est le miroir inversé de votre petit monde à vous. Et c'est vous qui en êtes l'architecte. Vous l'avez bâti en vous inspirant des contes et des histoires dont vous vous êtes nourrie. Est-ce que cela vous parle ?

Alicia sentit un léger picotement dans la paume de sa main.

– Peut-être. Non.

Elle déplia discrètement ses doigts : pas l'ombre d'une marque, rien.

De son côté, la thérapeute frappa sur son clavier comme si la réponse d'Alicia recelait un grand intérêt. Puis elle circula à nouveau dans ses notes :

– Ce carnet, sur lequel vous décriviez vos péripéties, pourrais-je le voir au prochain rendez-vous ?

Un temps. Alicia plongea dans les yeux d'ambre de son interlocutrice pour les passer au crible. Elle n'y débusqua rien, aucune émotion particulière, juste un intérêt vague et une douceur rassurante dans la courbe de ses cils.

– Je ne le trouve plus. Il a disparu.

En effet, plus aucune trace du carnet depuis son retour.

La femme prit un air rêveur, son petit doigt était resté appuyé sur la touche « entrée », comme s'il venait d'activer le détonateur d'une mine. Alicia se pencha pour observer l'écran. La barre glissait indéfiniment dans le vide.

Une vibration continue l'arracha enfin de son inertie. Sur le rebord de la fenêtre, la mouche à l'agonie s'était transformée en toupie vivante. La femme se décolla du clavier miné pour ouvrir la fenêtre d'un geste désinvolte, presque mécanique. Et avec le même air d'indifférence, elle la questionna de nouveau :

– Vous pensez que quelqu'un aurait pu le trouver, par inadvertance, ou bien... vous le dérober ?

L'insecte n'avait plus la force de se remettre sur ses pattes et se mit à vrombir dans un sursaut de rage infernale. À ce moment, Alicia se recroquevilla de douleur. La sensation de brulure dans sa main lui mordait la chair jusqu'à l'os.

– Excusez-moi, je... je ne me sens pas très bien. Je crois que j'ai besoin de repos. Je peux vous régler maintenant ?

Les sourcils de la psy se haussèrent exagérément, lui donnant l'air d'une vieille chouette déplumée.

– Bon... comme je vous l'ai dit, vous êtes libre.

Elle l'enveloppa d'un regard bienveillant et frappa contre le rebord de la fenêtre avec une remarquable précision.

« À la semaine prochaine ! »

La mouche ne mouftait plus.

Au moment où Alicia rejoignit la salle d'attente, une tête se pencha dans l'encadrement de la porte :

– Oh, Alicia ! Si par hasard vous retrouviez ce carnet, n'hésitez pas à me l'apporter. Il serait très intéressant que nous l'étudions ensemble.

Elle ponctua en plissant les paupières d'un air candide.

Alicia esquissa un sourire désabusé : jamais elle n'avait fait mention d'un « carnet » pendant leurs entretiens.

– Bien sûr, répondit la jeune fille. Je n'y manquerai pas. Au revoir !

*

En ouvrant la porte de sa chambre étudiante, la jeune fille sentit sa nuque se hérisser. Elle avait un mauvais pressentiment. Elle observa la paume de sa main avec stupéfaction : un léger trait rosé était imprimé dans sa peau. Depuis qu'elle avait emménagé dans cette nouvelle ville, elle avait parfois la sensation d'être suivie, épiée. À chaque fois, elle sentait une sorte de fourmillement dans la paume mais jamais rien ne se passait. Elle s'enferma à double tour et accrocha son parapluie au porte-manteau quand son regard se figea. Elle resta un instant le souffle suspendu face au miroir qui renvoyait son reflet. Un miroir renversé. Les conclusions de la psy dansaient la gigue dans son crâne. Tout ceci n'était peut-être qu'une monstrueuse hallucination après tout.

Elle fit tourner son téléphone entre ses doigts fébriles et pianota rapidement dessus. Le signal sonore retentit, une fois, deux fois, puis un crachotement se fit entendre au bout du fil.

– Maman, est-ce que...

– Allô, ma chérie, comment vas-tu ? Tout se passe bien ?

Alicia se pressa les tempes.

– O-oui, articula-t-elle. Je me demandais si, par hasard, tu avais vu ou déplacé mon carnet.

– Ton carnet ?

– Oui, tu sais, mon carnet à dessin, noir, avec des dorures.

La quinquagénaire répondit par un bruit de bouche révélateur.

– Non, ça ne me dit rien.

Alicia aurait pu lui parler chinois, cela aurait eu le même effet. Elle allait raccrocher quand sa mère s'écria d'une voix stridente qui lui vrilla les tympans :

– Mais au fait, j'y pense ! Tu as eu un cadeau ! J'avais complètement oublié de te le donner. C'est le monsieur de la bibliothèque qui est passé boire le thé à la maison, pendant que tu étais... enfin tu vois ! Pendant ton séjour à l'hôpital ! Un homme charmant. Il t'a offert ce livre, Le Seigneur des machin-chose, attends, je t'envoie une photo.

Le Seigneur des anneaux, rectifia Alicia.

Une vibration acheva de torturer son oreille.

Elle ouvrit immédiatement le fil de la conversation, s'attendant à découvrir une édition intégrale ou un coffret collector. Elle voyait déjà exactement quelle place lui donner sur son étagère quand la photo s'afficha.

Dans le cadre, les ongles manucurés de sa mère tenaient un livre jeunesse à la couverture aussi laide que barbante. Le visage d'Alicia s'allongea de déception.

« Lord of the flies », lut-elle en clignant des yeux, incrédule.

Elle avait étudié ce livre en cours d'anglais. Pas vraiment son meilleur souvenir. Une envie de bâiller la prit rien qu'en songeant à ces heures interminables.

Elle remercia sa mère puis se laissa tomber sur son lit.

Le ronron entêtant du ventilateur semblait aspirer ses pensées. Il faisait encore chaud sous les toits à cette période de l'année.

Rêveuse, elle afficha une nouvelle fois la photo. Ses yeux fixaient la couverture à la recherche d'un indice, une révélation. Pourquoi ce livre ? Qu'est-ce que cela voulait dire ? Peut-être que le vioc perdait juste la boule. Ou alors, il y avait quelque chose qu'elle n'avait pas bien compris.

Ses doigts moites se faufilèrent dans son bon vieux sac de lycée, à la recherche d'un cahier. Sa couverture était remplie de gribouillages et de citations écrites dans la langue de Shakespeare.

Elle parcourut un tas de polycopiés avant de retrouver le cours qui l'intéressait.

« Lord of the flies », déchiffra-t-elle, est un roman de l'auteur britannique William Golding publié en 1954, et paru en France en 1956. Son titre est une traduction littérale du nom hébreu (בעל זבוב) pour désigner une divinité païenne ou, selon la tradition chrétienne, le démon, Belzébuth. »

Une pointe de fer en fusion sembla graver sa peau à vif. Les feuilles s'éparpillèrent sur le sol comme un jeu de cartes. Terrorisée, Alicia tourna sa paume de main tremblante vers le plafond. La cicatrice rosée s'était largement étendue.

Au même moment, l'image du bibliothécaire s'imposa dans son esprit et un frisson d'angoisse rampa le long de son dos.

Elle le revit dans son complet croisé, avec sa coiffure impeccable et son large sourire qu'il ne quittait jamais. Le cours des événements défila dans sa mémoire : son arrivée soudaine dans la ville, puis le carnet, puis les rêves qui s'intensifient.

Comment aurait-elle pu voyager dans un autre monde sans un coup de pouce, sans une connexion, même infime, avec la magie ?

– Non, murmura-t-elle...

La douleur dans sa main devenait insoutenable. Elle redoubla d'effort pour rassembler ses souvenirs. Un courant d'air glacé se substitua à la chaleur humide de la chambre. Le bruit du ventilateur cessa pour laisser place au discret bruissement des pages qui se tournent. Le bibliothécaire était là, lui tendant son cadeau en souriant.

Faites en bon usage.

Dans un frisson, elle revit les yeux brillants sous les lunettes, deux yeux en amandes plissés, deux yeux verts qui lui donnaient tout l'air...

D'un chat.

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