41 : Marchand de sable

– Qu'est-ce qu'il a voulu dire par « Tu sais ce qui l'attend » ?

Comme Owen faisait la sourde oreille, Alicia se posta devant lui, les bras croisés :

– Belzébuth, il a parlé de moi, de ce qui m'arriverait si je restais ici.

Owen s'appuya sur la table couverte de brisures de vitres puis jeta au Passeur un regard lourd de sous-entendus.

– Vous devez rentrer chez vous, souffla-t-il.

– Ce n'est pas pressé !

Alicia écarta les bras en tournant dans la pièce :

– Nous avons plein de choses à faire, à découvrir ! Ce monde m'ouvre enfin ses portes !

– Vous avez du mal à respirer.

Elle s'arrêta net, interloquée.

– Vos muscles, vos articulations vous font mal, n'est-ce pas ? Vous êtes parfois dans un état de somnolence étrange et vous vous endormez subitement sans raison. Vous sentez des fourmillements dans votre corps, dans vos mains particulièrement, c'est pour ça que vous n'arrêtez pas de les tordre dans tous les sens, exactement comme ça.

Alicia décroisa ses mains comme prise en flagrant délit d'un crime dont elle ne connaissait rien.

– Je suis un peu fatiguée après tout ce qui vient de se passer, se justifia-t-elle.

Elle se mordit les lèvres en se balançant de gauche à droite. Ses épisodes de narcolepsie inexpliqués lui revinrent en mémoire.

Owen la considéra gravement. Il sortit de sa poche un drôle de parchemin qu'il lui tendit, avant de s'écrouler au fond d'une chaise à bascule. On aurait dit que la culpabilité personnifiée allongeait sur lui son corps de pierre.

Elle déplia lentement la feuille couverte d'une écriture moyenâgeuse. Owen se mit à réciter d'une voix monotone, tandis qu'elle déchiffrait ces mots :

« Toy, l'estranger de ce monde, pars vite et ne demeure.

Là-bas un cierge allumé garde ton âme,

Sa flamme expirée expire ton heure,

& ton estre enchaîné au repos te condamne.

Car ycy la vie de la vie est fumée,

Ycy l'oubli monnaye nos oripeaux,

Ycy nous ne nous réveillons jamais,

Folie nous gouverne & Plaisir creuse nos tombeaux. »

La jeune fille fronça les sourcils. La fin du texte rappelait étrangement la devise inscrite sur le frontispice du manoir. Le « cierge allumé » symbolisait peut-être le corps endormi qui l'attendait dans son monde. Mais ce n'était pas une raison pour prendre à la lettre cet avertissement sibyllin.

– Vous sortez ça de votre chapeau ?

Il secoua la tête :

– Le domaine de La Luna a toujours été un lieu de passage, mais un passage dangereux, sauvage et imprévisible. Vous n'avez pas voyagé de manière classique, Alicia. Vous êtes entre deux mondes. Et c'est en train de vous tuer. C'est le Livre qui m'a donné cette prédiction juste avant de...

Il se tut.

– Mais, s'insurgea Alicia, je ne peux pas rentrer chez moi, pas déjà !

Son quotidien de lycéenne défila devant ses yeux en flashbacks désaturés.

« Tout va redevenir comme avant, soupira-t-elle. Il n'y aura plus de magie, plus d'épreuves héroïques, je ne serai plus l'étrangère venue d'un autre monde, je serai... juste Alicia. »

Owen posa sur elle un regard sombre, plus soucieux qu'en colère.

Juste Alicia ? Est-ce que je dois vraiment vous rappeler tous les miracles que vous avez accomplis, même sans magie, rien qu'avec votre volonté, votre courage...

Il marqua une pause :

« Et votre sale caractère. »

Alicia esquissa un sourire. La tristesse qui lui serrait la gorge ne s'apaisa pas pour autant :

– Il n'y a vraiment aucun moyen de revenir ?

Owen désigna la lanterne brisée qui trônait sur une étagère :

– Sa lumière a été profanée, ce qui empêche les altermondiens... je veux dire les gens comme vous, de trouver le chemin vers notre monde, un peu comme une connexion rompue. Vous pensez bien que j'ai tout essayé pour la réparer ou la remplacer.

Le Passeur se leva en chancelant et porta son poing contre sa poitrine.

– Comment ?

Owen se pétrifia.

– C'était vous ?

Le sorcier tenta de se justifier comme il le pouvait auprès d'Owen dont la respiration s'alourdissait de seconde en seconde.

– Il a.... il a... fulminait-il.

– Fait un rêve, coupa Alicia.

Tous se tournèrent vers la jeune fille.

– J'ai reconnu le signe. J'ai lu... beaucoup de choses sur le sujet avant de venir ici. Qu'a-t-il dit d'autre ?

Le comte compressa ses tempes migraineuses. Il tentait tant bien que mal de garder son calme.

– Le Passeur, soupira Owen, a souvent des visions. Il a simplement vu une puissance maléfique tenter de pénétrer dans notre monde. Et il a fait en sorte de l'en empêcher en coupant... le lien.

Il laissa retomber son front sur son poing, les yeux rivés sur le sol, telle une statue de Rodin.

Le sorcier secoua la tête d'un air désapprobateur. C'est alors qu'il présenta à Owen un étrange poignard au manche finement sculpté.

– Qu'est-ce que..., murmura le comte, intrigué.

Pendant près d'une minute, l'homme fit de grands gestes comme s'il lui racontait une histoire passionnante.

– Non, trancha Owen, je ne veux plus avoir affaire à la magie.

L'autre insista.

– Ce n'est pas mon combat ! éclata-t-il en se relevant brusquement.

– Est-ce que je peux savoir ce qui se passe ?!

Alicia frappa du pied sur le sol. Il y avait assez de mystère comme ça ! Owen fit la grimace et expliqua d'un air blasé :

– Il dit qu'il n'a plus la force de protéger qui que ce soit, qu'il est temps pour lui de transmettre sa magie, que nous nous en sommes montrés dignes...

– Est-ce que ça veut dire que je pourrai trouver un moyen de revenir ? s'enquit-elle.

– Plutôt trouver de nouvelles convoitises, de nouvelles menaces. La magie est de plus en plus malade et corrompue. Les chasseurs pullulent et les démons comme Belzébuth se réveillent. Il est trop dangereux de se retrouver entre deux feux.

– Mais justement, nous pourrions nous défendre et protéger les autres ! Le Passeur et le loup ne sont pas les seuls à être persécutés et chassés pour leur magie, n'est-ce pas ? La Luna pourrait devenir... une terre d'asile.

Owen ricana.

– Quoi ? rétorqua-t-elle. Vous préférez retourner vous enfermer dans votre manoir et prétendre que tout ça ne vous regarde pas ? Après tout ce que vous avez vécu, après avoir été rejeté et traité de monstre. Si un nouveau chasseur se présente, si un nouveau Belzébuth débarque, vous ne lèverez pas le petit doigt ?

Owen serra les dents, piqué à vif. Mais il n'en démordait pas :

– La dernière fois que quelqu'un m'a offert des pouvoirs, je l'ai amèrement regretté.

Les paupières d'Alicia se fermèrent un instant. Elle les rouvrit cependant, car elle sentait ses yeux chauffer, comme s'ils allaient se mettre à fondre. Il lui semblait qu'elle commençait à avoir de la fièvre. La prédiction d'Owen refit surface dans sa mémoire.

– Faites comme vous voulez. Moi je suis volontaire.

Et elle fit un pas en avant.

– Quoi ?!

Le Passeur posa une main protectrice sur l'épaule de la jeune fille.

– C'est de la folie....

Owen se tourna vers le vieil homme avec une expression indignée :

– Vous n'allez quand même pas accepter ? Cela pourrait l'empêcher de revenir chez elle ! Techniquement, cela ferait d'elle une enchanteresse ! Est-ce que vous réalisez une seconde ?!

Le Passeur désigna le cœur d'Alicia et serra le poing.

Owen se calma comme un enfant réprimandé par son professeur.

– Il dit que votre cœur est assez fort, grommela-t-il. Je n'en doute pas ! Mais...

Le Passeur, Alicia et même le loup le dévisagèrent avec impatience.

Vaincu, il soupira en se laissant tomber sur la chaise à bascule :

– Vous êtes tous complètement fous.

Le soir tombait déjà. Ou bien était-ce le brouillard qui faisait perdre la notion du temps. Le Passeur tira les rideaux et les plongea dans l'obscurité. Il tendit sa main noueuse au-dessus de quelques bougies qui s'embrasèrent aussitôt. Sa silhouette spectrale glissait sur les murs comme une ombre chinoise. Il s'était revêtu d'un col hérissé de plumes duquel pendaient de lourds colliers d'os et de perles, s'entrechoquant inlassablement et lui donnant l'air d'un immense oiseau de mauvais augure.

Tout à coup, le Passeur brandit son poignard et... s'approcha de l'arbre centenaire qui traversait la roulotte. Son écorce était balafrée d'entailles. En y regardant de plus près, les entailles formaient des idéogrammes mystérieux. Le Passeur commença à graver quelque chose sur le tronc. Cela ressemblait à une tête de loup. Une larme de sève ambrée jaillit de l'écorce meurtrie. Owen tourna la tête, la mine renfrognée. Alicia, quant à elle, retenait son souffle, attentive au moindre bruit, au moindre murmure du vent ou craquement du bois.

D'un geste souple et flegmatique, le Passeur retourna la lame et s'écorcha la main qu'il plaqua immédiatement sur le tronc, comme pour colmater sa blessure. Sans prévenir, ses yeux se révulsèrent et il sembla entrer en transe. Soudain, un souffle traversa la pièce, éteignant d'un seul coup toutes les bougies.

Le son régulier d'un lointain tam-tam parvint à leurs oreilles. On aurait dit une musique venant d'un autre monde. Alicia sursauta : une petite lumière flottait timidement devant ses yeux. Elle ne put s'empêcher de tendre la main vers elle. Aussitôt, une vibration d'aile chatouilla la pulpe de son doigt, la lumière clignota et s'écarta vivement avant de retrouver son calme. Au même moment, de nouvelles lucioles apparurent dans toute la pièce, gravitant autour d'eux comme de microscopiques étoiles. Ce spectacle magnifique et paisible dura quelques instants quand un craquement s'éleva de l'arbre : les symboles tracés sur l'écorce s'illuminèrent et le son du tam-tam redoubla d'intensité.

Il ne manquait qu'un détail.

Le Passeur fit signe à Alicia de s'approcher. Sans prévenir, il saisit sa main et la plaça sur le tronc à la place de la sienne. À ce moment, le loup poussa un hurlement qui fit frissonner les entrailles de la nuit : la deuxième partie du rituel venait de commencer. Plus question de faire marche arrière.

Alicia sentit le symbole se réchauffer au contact de sa paume. Une sève éblouissante et presque impalpable déborda de l'écorce puis glissa entre ses doigts. Alicia fronça les sourcils. La chaleur se transformait en brûlure et se propageait dans les veines de son bras comme un étrange venin. Elle laissa échapper un gémissement, serra les dents, lutta de toutes ses forces mais un violent vertige la secoua et les lucioles se mirent à tourner dans tous les sens. La sensation était trop inconnue, trop désagréable. Elle  allait abandonner quand une deuxième main vint à son secours en se plaquant sur la sienne. Alicia croisa le regard en biais d'Owen. Un demi sourire désabusé flottait sur ses lèvres. Il caressa du pouce le dos de sa main et elle sentit son vertige se dissiper peu à peu.

Ainsi partagée, la sensation devint tolérable, presque enivrante. La sève rayonnait au creux de sa poitrine comme une énergie solaire irradiant ses cellules. Alicia ferma les yeux, prit une grande inspiration pour accueillir au mieux cette énergie. Bientôt, la lumière faiblit et les lucioles s'éteignirent une à une. Owen et Alicia reprirent leur souffle, incapables de lâcher leurs mains.

Le rituel était terminé.

– Alors ? demanda-t-il, les yeux brillants.

Mais il déchanta aussitôt quand il vit Alicia faire un pas en arrière avant de s'écrouler sous ses yeux. Owen plongea pour la rattraper.

– C'est trop pour son corps !

Il lança un regard désespéré au Passeur :

– Vite ! Il faut faire quelque chose !

Incapable de se relever ou de parler, Alicia se sentait flotter au milieu d'un grand lac sombre et gelé duquel s'élevaient des voix nébuleuses, incompréhensibles.

La silhouette d'Owen se pencha vers elle et dissipa un instant le fourmillement sombre qui voilait sa vision.

– Alicia, le Passeur va vous renvoyer chez vous, votre temps est compté.

Non... non... pas déjà !

Le parfum des plantes brûlées vint piquer ses narines. Au fur et à mesure que sa tête s'alourdissait, une impression morbide se déposa sur elle, comme un voile sombre.

« Ici nous ne nous réveillons jamais, la folie nous gouverne et les plaisirs sont nos tombeaux. »

Contrastant avec le givre humide de la forêt, une douce et improbable chaleur flottait dans la pièce. Les restes de bougies éparpillées au milieu du désordre n'y étaient pour rien. Infirmes, il semblait que leur faible lumière ne faisait qu'étirer à l'infini les ombres des objets contre les murs.

Alicia saisit la main d'Owen :

– Attendez !

Elle avait du mal à reprendre son souffle :

– Je veux....qu'on se fasse une promesse. Promettez-moi....qu'un jour nous nous reverrons.

Les mâchoires d'Owen se serrèrent. Il porta sa main à ses lèvres.

– Je vous le promets, répéta-t-il d'une voix faible.

Mais il était incapable de soutenir son regard.

Le shaman se mit à frapper son tam-tam de manière lente et décousue. On aurait dit qu'une pluie d'été invisible tombait dans la roulotte. Pourtant, Alicia ne l'entendait pas. Elle ne pouvait pas même se souvenir de sa présence.

« Ici nous ne nous réveillons jamais, la folie nous gouverne et les plaisirs sont nos tombeaux. »

Voilà ce qui arrivait en prenant la fuite, en refoulant ses pouvoirs. Après tout, elle s'était adaptée à la magie, avait affronté des djinns, le chasseur, Belzébuth... Mais, en réalité, elle avait aidé Owen à régler ses problèmes pour mieux oublier les siens. Elle était une demi-voyageuse, à cheval entre deux mondes. C'est pour ça qu'elle ne pouvait pas rester...

Alicia releva lentement la tête et elle découvrit les yeux rougis du comte perdus dans le vide. Une douleur sourde lui transperça la poitrine.

– Au... au revoir, Owen.

Elle arrivait à peine à parler tant les sanglots lui serraient la gorge.

Owen tremblait de la tête aux pieds. Ce moment qu'il avait repoussé par tous les moyens, au point de la mettre en danger, ce moment était venu. Il allait devoir la laisser partir, perdre pour toujours la seule source de couleur dans son monde peint en noir et blanc. Cette pensée aurait pu l'anéantir. Pourtant, il ne put s'empêcher d'esquisser un sourire. Il avait pour une fois la certitude que ce qu'il faisait était bon. Il le faisait pour elle. Et cela suffisait à faire naître dans sa poitrine gelée une boule de chaleur étrange mais enivrante. Ça ressemblait donc à ça, le bonheur ?

– Au revoir, fantastique Alicia Meril, articula-t-il enfin.

Alicia se souleva aussitôt pour joindre ses lèvres aux siennes. Et la voyageuse, fermant les yeux, s'endormit.


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Bonjour à toi qui t'aventures aux frontières de cette histoire.
Et oui, Le Conte de la Luna touche à sa fin
TIC TAC TIC TAC
Encore un tout petit chapitre et il sera temps de laisser Alicia et Owen tracer leur chemin, à l'encre invisible cette fois...

Pour une ambiance musicale, j'ai choisi la chanson « Alicia » d'Emilie Simon dont les paroles troublantes de similitude ont bercé l'écriture du roman ✨🎼

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