40 : Dans la gueule du loup II

« Amène-toi ! »

En réponse, les corbeaux prirent leur envol et se mirent à tournoyer comme des vautours. Le bruissement de leurs ailes produisait un murmure, une incantation terrifiante et incompréhensible :

« Relfus av tenev'hell, reiner av Yrpsē'hell, relfus av tenev'hell, reiner av Yrpsē'hell...»

Alicia frémit :

– Qu'est-ce que c'est ? Qu'est-ce que ça veut dire ?

– C'est une langue bannie, une prière.

Il jeta un coup d'œil par l'encadrement de la porte.

– Et c'est de très mauvais augure.

Au-dessus de leur tête, les corbeaux se désintégrèrent en une nuée de mouches bourdonnantes puis, petit à petit, formèrent une grande et monstrueuse silhouette sombre faite de crocs et de griffes acérées. Cette gargouille, insaisissable derrière le brouillard, Alicia l'avait aperçue par flashs sur le portail du manoir et sur son lit. C'était donc ça la véritable apparence de Belzébuth.

– Enfin ! s'exclama le chasseur, les narines palpitantes d'excitation.

La silhouette faisait face à la roulotte, ses yeux phosphorescents braqués sur l'ouverture.

Owen, Owen, sors de ta cachette.

La voix de Belzébuth semblait faite d'un mélange de lave et de ferraille puisées dans les profondeurs de la terre. Sa vibration métallique se propageait encore quand un nouvel essaim se projeta du démon pour fondre sur la roulotte... Alicia alla s'emparer de la jarre mais Owen fit un geste pour la retenir. Comme prévu, l'attaque fut violemment repoussée par les gri-gris cloués au-dessus de chaque ouverture. L'essaim s'éparpilla avant de se reformer puis cogner rageusement les planches de la cabane.

Le rictus du chasseur se transforma en grimace.

– C'est MOI ton adversaire, rugit-il.

Il chargea ses deux pistolets de balles rondes en argent et tira sur Belzébuth des deux mains, avec une précision implacable. Le démon se protégea en sacrifiant ses essaims qui semblaient tout droit échappés de l'enfer. Les impacts étaient si puissants qu'ils percèrent l'armure grouillante de larges trous aux contours rougeâtres. Mais Belzébuth n'en sembla pas le moins du monde affecté et les trous se colmatèrent aussitôt.

– Démon, tu ne me reconnais pas ?

Une lourde odeur de roussi venait réchauffer l'air glacial.

Pourquoi devrais-je me souvenir d'un cloporte dans ton genre ?

En réponse, le chasseur tourna la tête pour lui présenter sa joue balafrée.

Belle décoration, ricana-t-il. Tu en veux une autre peut-être ?

Les deux ailes racornies dans son dos se relevèrent et il se pencha en avant comme un tigre prêt à bondir :

« Laisse-moi arranger ça ! »

Le chasseur le vit disparaître dans la brume. Il passa rapidement en revue les troncs torturés des arbres qui ressemblaient à des coulures d'encre de chine au milieu du frimas. Chacun d'entre eux pouvait dissimuler la bête. Une, deux, trois secondes s'écoulèrent dans un silence absolu quand soudain, un éclair : le chasseur eut à peine le temps d'entrevoir la lumière de deux grands yeux en amande passer devant lui que les contours du paysage se brouillèrent pour ne laisser qu'une seule teinte rouge vif. Il regarda avec incrédulité son propre sang éclabousser la neige et, avec cette vision, sentit la douleur lancinante des tissus et des nerfs qui se déchirent. Belzébuth avait ciblé l'articulation de son bras droit. Mais cette attaque venait de créer une ouverture. Le chasseur riposta aussitôt en tirant de l'autre main sur Belzébuth qui fut projeté sur plusieurs mètres avant de s'écraser au sol. Ils se toisèrent un instant, le temps de reprendre leur souffle. Le bras ballant et meurtri du chasseur dégoulinait de sang mais la douleur ne semblait pas l'atteindre. Bientôt, la respiration rauque de Belzébuth s'alourdit, il entreprit quelques bonds en direction de la roulotte mais à chaque fois les coups de feu du chasseur le forcèrent à reculer.

– C'est moi ton adversaire ! hurla-t-il, écumant de rage.

Malheureusement, la peau de Belzébuth semblait quasiment impénétrable et le pouvoir de régénération de ses essaims infini.

Un dernier coup de feu résonna dans la clairière. Le chasseur était à court de munitions. Mais pas à court d'arme. Il troqua son pistolet contre une lourde chaîne accrochée à sa ceinture. Un grappin aussi tranchant qu'un dard de scorpion tournoyait au bout de la chaîne. Il utilisait le tout comme un grand fouet mais la chaîne était difficile à manier d'une seule main. Belzébuth l'esquiva sans grande difficulté et se retrouva devant la roulotte en l'espace d'un battement d'ailes.

Il s'arrêta brusquement.

Owen était sur le seuil et se tenait face à lui, les bras croisés. Les anciens compagnons se dévisagèrent un instant avec un goût de déjà-vu aux lèvres. La première fois qu'ils s'étaient rencontrés, c'était également sur le seuil d'une porte. Sauf que l'un n'avait pas de visage, et l'autre portait encore un masque. Quelques flocons de neige tombèrent du ciel au ralenti, comme si l'horloge du temps elle-même avait été enrayée par le givre.

La grimace du monstre se changea en un franc sourire.

– Tu te rends ?

Owen n'eut pas le temps de répondre que Belzébuth poussa un mugissement de douleur. Le grappin venait de se planter dans son épaule. Le chasseur agrippa fermement la chaîne qui le reliait à sa proie. La lueur dans ses yeux atteignait le comble du sadisme. Belzébuth se contorsionnait dans tous les sens, essayant tant bien que mal de se dégager de son emprise. En vain, car l'arme semblait faite de la même technologie anti-magique que les menottes. Vaincues, ses ailes velues tremblèrent et se recroquevillèrent comme des feuilles mortes.

Le chasseur tira par à coup sur la chaîne pour le faire reculer :

– Je t'ai dit... que c'était moi... ton... adversaire !

Humilié d'être ainsi tenu en laisse, Belzébuth prit une expression inquiétante et une sombre fumée s'éleva de son épaule meurtrie.

Tu crois vraiment, que tu peux quoi que ce soit contre moi ? Tu crois VRAIMENT que tes petits joujoux vont me blesser et me retirer mon POUVOIR ?!

À ces mots, une étrange nuée sortit de son corps puis se coagula pour remonter le long de la chaîne à toute vitesse. Le chasseur n'eut pas le temps de se protéger : la lame meurtrière le transperça de part en part. Il tituba, les yeux écarquillés de surprise, fit quelques pas en arrière et s'écroula sur lui-même. Belzébuth observa en souriant le ruisseau de sang qui s'écoulait de la blessure béante.

C'est alors que la voix d'Owen retentit :

« Alicia ! »

Alicia mit un instant pour se détacher de la vision glaçante du chasseur terrassé. Dans un sursaut, elle fit rouler la jarre jusqu'au comte qui l'arrêta du pied. De son côté, elle commença à tracer des symboles dans la neige avec la cire d'une lampe à huile. Les symboles étaient d'une complexité sans nom mais Alicia avait confiance en son talent : n'était-elle pas la dessinatrice qui avait rendu son visage au fameux magicien maudit ? Pour se donner du cœur à l'ouvrage, elle se plut à imaginer le ménestrel chanter sa légende.

– Retour à la niche ! s'écria Owen, après avoir débouché la jarre.

Un vent menaçant se leva aussitôt et tourna autour d'eux. La neige mêlée au vent écorchait leur visage, s'engouffrait dans leurs vêtements, les refroidissant jusqu'aux os.

À peine libéré du grappin, Belzébuth tomba dans ce nouveau piège. Irrésistiblement aspiré par la jarre, son corps commença à se déformer et s'effriter. Ses griffes accrochaient la neige et il se tordait dans tous les sens en poussant de grands cris.

Ils l'avaient eu !

Alicia était déjà en train d'ajouter un nouveau couplet à sa chanson quand, tout à coup, les cris se transformèrent en un sinistre éclat de rire.

Belzébuth cessa ses pantomimes ridicules pour se redresser de toute sa hauteur. Au même moment, la jarre explosa en mille morceaux et Owen se sentit saisi par le col.

Quel ridicule tour de passe-passe ! Owen le magicien de pacotille... Je ne suis pas un lapin qu'on enferme dans un chapeau !

Alicia aperçut Owen suspendu aux griffes de la bête, telle une vulgaire poupée de chiffon. Le moment qu'elle craignait le plus était arrivé : tout reposait sur ses épaules à présent.

– Pourquoi, murmura Owen sombrement.

Puis avec hargne :

« POURQUOI ?! »

Belzébuth plongea son regard sournois dans le sien comme s'il était capable de scruter chaque souvenir enfoui dans son crâne.

Quoi donc ? Oh...Tu te demandes encore pourquoi je t'ai maudit ?

Alicia suspendit son souffle. Cette question...

Allons, susurra-t-il, ne prends pas cet air sérieux. Quand on y réfléchit, n'est-ce pas hilarant ? L'histoire d'un érudit impie qui se retrouve à vivre la même vie que nous autres. Nous, les monstres, les traqués, les humiliés, contraints de nous terrer dans l'ombre et de changer d'apparence, chaque jour plus faibles et plus reclus. Mais lorsque des petits aristocrates en mal de sensations fortes ont besoin de nos services pour régler leurs misérables problèmes de cœur, là, soudain nous ne sommes plus des parias. Tout cela me répugne... Et votre heure à tous est venue...

– Ce qui arrive à la magie n'est que la conséquence de vos actes ! rugit le comte.

– MENSONGES ! Les humains comme toi rêvez d'un monde comme LE SIEN, un monde où NOUS serions des esclaves domestiqués et où votre soi-disant progrès, votre soi-disante science règneraient en maître.

En parlant, il s'était tourné d'un air hagard et ses yeux écarquillés découvrirent Alicia munie d'un étrange bâton d'encens crépitant de mille feux. Sans attendre, elle le jeta par terre dans un nuage d'escarbilles...

Le comte de la Luna adressa à Belzébuth un sourire satisfait.

Baratiner la bête pour gagner du temps ? CHECK !

Un grand cercle de lumière venait de se créer autour d'eux, relié à chaque point cardinal par des runes étincelantes. Elle avait dessiné tous ces symboles en quelques secondes, avec une efficacité et une précision dont elle ne se serait jamais crue capable. Il ne restait que deux détails pour ouvrir le portail : un soupçon de poudre noire et la formule magique.

Pourtant Alicia s'arrêta net.

Owen avait beau lui crier de continuer, elle restait sourde à ses appels : Belzébuth le retenait toujours par le col.

Le comte lui avait bien avoué que de simples mortels ne pouvaient pas voyager vers son monde. Si le processus risquait de tuer un esprit démoniaque, quel sort réservait-il à un humain comme lui ?

– Alicia... je suis désolé...

Il savait. Il savait depuis le début que les choses allaient se dérouler ainsi. Leur plan ne pouvait pas fonctionner sans un sacrifice.

Belzébuth explosa d'un rire assourdissant.

Voilà un dilemme des plus tragiques...

L'apprentie sorcière sentit son regard se planter dans sa chair.

« Alicia Meril. »

Il aurait très bien pu bondir hors du cercle, se jeter sur elle, la déchiqueter de ses griffes et de ses dents. Mais non, il se repaissait de ce moment, il s'en délectait.

Alicia sentit les larmes brouiller sa vision. Elle ne pouvait pas le faire, elle ne pouvait pas...

– N'ayez pas peur, articula doucement Owen, tout va bien.

Quelques flocons tombèrent sur ses cils, comme pour le forcer à fermer les yeux. Malgré l'haleine chaude du monstre contre sa joue, malgré les griffes qui lui étranglaient le cou, un étrange et curieux sourire venait de naître sur ses lèvres.

– Vous souvenez-vous de cette nuit où nous nous sommes rencontrés ?

Il haletait, mais sa voix était forte, chaude et réconfortante.

– La première fois que vous avez débarqué ici, échevelée, complètement perdue, c'était presque un miracle. Vous ne m'avez pas seulement aidé. Vous m'avez éveillé du sommeil. Vous m'avez rappelé qui j'étais avant de devenir... un monstre. Sans vous, je n'aurais jamais pu trouver la force de me libérer. Et je vais vous demander encore une chose, Alicia, en souvenir de notre rencontre, je voudrais une dernière chose.

Une émotion fit briller de mille pleines lunes son regard mélancolique :

– Vivez. Dessinez. Créez. Ne laissez personne vous faire croire que vous n'en êtes pas capable. C'est ça, votre magie.

Ces mots plongèrent Alicia sous un mur d'eau trouble. Dans la clairière, le rire de Belzébuth n'était qu'un bruit sourd.

Écœurant. Ce sont tes dernières paroles ?

« Non, non, je ne peux pas. », murmura Alicia, les doigts crispés sur le pochon de toile qui contenait la poudre.

Et pourtant, c'était la seule chose à faire. Owen était perdu dans tous les cas. Si elle ne le faisait pas, il allaient tous mourir. Mais son crâne était aussi vide qu'une page blanche. Elle ne pouvait pas bouger. Il lui sembla même qu'elle ne pourrait plus jamais bouger, comme si un sortilège les avait fixés là, pour toujours.

Sa mâchoire trembla et elle ne put retenir plus longtemps ses sanglots.

– Owen...

Ce dernier commençait à suffoquer. Ses yeux humides se plissèrent et il hocha la tête sans cesser de la regarder.

– Alicia...merci... pour tout.

Son sourire doux et confiant lui réchauffa le cœur. Alors, une larme sauta sur sa joue et elle sentit ses doigts se desserrer, l'un après l'autre...

Une lumière éblouissante illumina un à un les symboles tracés dans la neige. La poudre noire venait de se répandre sur le sol. Entre les rayons de lumière, le regard de Belzébuth changea, s'allumant d'une lueur de panique insoupçonnée :

Elle avait osé.

Il se retourna vers son otage.

– Eh bien, Owen, on dirait que ta chère Alicia t'a abandonné.

Owen ne prit même pas la peine de le regarder.

– Tu ne comprends vraiment rien, souffla-t-il.

Soudain, un coup de feu retentit. Surpris, Owen retomba par terre et se précipita in extremis hors du cercle tandis que Belzébuth se cambrait dans un cri perçant. Étendu sur le sol, le chasseur avait réussi à charger son pistolet pour tirer une dernière balle d'une main tremblante.

« Ouverture ! », cria Alicia.

Le portail s'ouvrit et le tapis de neige se changea en brasier ténébreux. La gueule écumante de Belzebuth se déforma en une grimace de haine monstrueuse :

– Espèces de...

Ses pieds s'enfoncèrent comme dans du sable mouvant.

– Vous ne pourrez pas vous en sortir tous les deux ! Tu le sais au fond, Owen, tu sais ce qui l'attend si elle reste plus longtemps. Il n'y aura jamais de happy end pour toi, JAMAIS tu m'entends...

Il se débattit en poussant des hurlements qui résonnaient dans les entrailles les plus profondes de la forêt. Son cou boursouflé de veines s'étira démesurément et ses muscles luttaient de toutes leurs forces mais rien n'y faisait : il disparut en quelques secondes, dévoré par une intense et aveuglante lumière.

« Fermeture », murmura Alicia, tremblante.

Le portail se referma, engloutissant la lumière et les hurlements du démon.

Au même moment, un morceau de papier froissé s'échappa des doigts de la jeune fille. On pouvait y voir l'esquisse évanescente d'un homme balafré, tenant dans sa main quelque chose : une dernière balle. Peu à peu, les contours disparurent pour laisser la feuille vierge de toute trace.

*

Le chaos laissa place au silence. Owen et Alicia se regardèrent un instant, comme s'ils se voyaient pour la première fois depuis des années. Tout à coup, leurs visages creusés se détendirent et ils coururent se jeter dans les bras l'un de l'autre. Ils avaient réussi. Des pétales de cendre retombaient partout autour d'eux, tandis que les derniers lambeaux de brouillard se dissipaient lentement : le temps reprenait son cours.

Un faible râle interrompit leurs retrouvailles. Le chasseur était étendu contre un arbre, la main posée sur son ventre. Owen et Alicia suivirent la traînée de sang qu'il avait laissée derrière lui.

En les voyant s'approcher, il grimaça, ou peut-être était-ce une manière de sourire.

– Attendez, le Passeur va vous aider.

L'homme ricana douloureusement :

– Je ne crois pas, non.

Il toussota puis leur lança sur un ton mystérieux : « Mais, moi, je peux vous aider. »

Sur ces mots, il leur présenta la clé des menottes. Ses canines brillaient. Alicia libéra Owen qui se précipita vers la roulotte. Le chasseur releva la tête pour observer le ciel. Les flocons se posaient sur son front en sueur, recouvraient sa barbe de givre.

– Bah, fit-il....

...C'était une belle bataille.

Quand Owen revint avec le Passeur, Alicia les regarda en secouant la tête. Il était trop tard.

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