4. À la bibliothèque

Alicia avait l'habitude de passer la plupart de ses temps libre à hanter les rayons de la bibliothèque de son quartier. C'était là qu'elle se rendait entre deux cours quand elle voulait s'isoler. Comme à son habitude, elle se présenta au guichet pour déposer le livre qu'elle avait emprunté.

– La morte amoureuse, s'écria le bibliothécaire.

Il barra son nom sur un registre et ajouta :

– C'est la troisième fois que vous le lisez. Vous allez faire des cauchemars !

Elle sentit le rouge lui monter aux joues. L'ancienne bibliothécaire était une peau de vache mais au moins elle ne se permettait pas de juger ses lectures. L'homme lui adressa un sourire de renard. Il était là depuis quelques semaines seulement mais Alicia avait tout de suite remarqué chez lui un je-ne-sais-quoi qui sortait de l'ordinaire (du moins, pour un habitant de Boringville). C'était un homme d'âge mûr, toujours impeccablement coiffé et habillé. Ses cheveux blancs comme la neige et le timbre chaud de sa voix lui donnaient l'air sympathique d'un grand-père racontant des histoires au coin du feu. Malgré cela, il avait un regard vif et intelligent qui semblait capable de scanner les gens d'un simple coup d'œil. Un regard qui pouvait donner la chair de poule à n'importe qui.

– Schrödinger va mieux ? lança Alicia en fixant le portrait d'un adorable chaton.

Les yeux du bibliothécaire s'étrécirent sous ses lunettes.

– Il se porte comme un charme ! Merci.

La jeune fille se dirigea vers une table ronde isolée des autres, cernée par des atlas géographiques. Elle sortit religieusement le petit carnet responsable de sa sulfureuse réputation. La veille, un miracle s'était produit. Elle n'en revenait toujours pas.

Carnet d'Alicia

C'était pendant une sombre après-midi pluvieuse que je l'ai dessiné pour la première fois. Mon crayon frottait frénétiquement la feuille de papier. Plus la silhouette se façonnait, plus je sentais mon cœur battre. Tout pouvait arriver. Je ne savais pas où cela me mènerait. Autour de moi, plus rien ne comptait, je ressentais une émotion indéfinissable, je brûlais, j'entrais en transe. Depuis, ce dessin me hante et je ne me lasse pas de le refaire. Je ne sais plus faire que ça. Comme si j'étais esclave de mon cray...

Quelque chose comme un murmure chatouilla son oreille et elle se retourna aussitôt en cachant son carnet d'un geste du bras, tel Gollum protégeant son anneau. Il n'y avait personne.

Par hasard, son regard croisa celui du bibliothécaire accoudé à son bureau. Elle lui adressa un sourire gêné qui voulait dire : « Hey, je suis tout à fait normale ! » mais qui ne faisait que la rendre encore plus suspecte. Elle retourna enfin au dessin qu'elle venait de réaliser. Son premier dessin après des mois de paralysie. C'était à peine croyable. Mille et unes émotions chamboulaient sa poitrine : elle se sentait un peu comme le docteur Frankenstein devant sa créature. « Si seulement il était réel », pensa-t-elle.

Ce il n'était autre qu'une ombre à la forme d'un homme élancé. Cet homme, toujours vêtu d'un grand manteau noir et coiffé d'un haut de forme, s'obstinait à couvrir sa figure d'obscurité. Elle n'avait pas osé lui faire de visage. Elle l'aurait forcément raté de toute façon. Et puis, quel genre de traits aurait-elle pu lui donner ? Non, elle avait trop peur de tout gâcher.

Hypnotisée, Alicia osa murmurer :

– Qui es-tu ?

Qui ? Une silhouette vêtue d'ombre, des traits, des ratures, des plis, des angles...VRRRR !

Les vibrations du téléphone sur la table la firent tomber de son nuage de pensées.

« BONNE NOUVELLE, on est invités à la SOIRÉE DE L'ANNÉÉÉÉE ! Be ready for the show ! »

– La soirée de l'année, siffla Alicia, pleine de condescendance.

« DSL, pas intéressée. »

Encore une sortie de refusée. Depuis quand s'était-elle métamorphosée en ce genre de hérisson sauvage ?

– J'ai d'autres choses à faire, se justifia-t-elle tout haut.

« Comme lire de la poésie, par exemple ? » répondit une voix dans sa tête.

L'adolescente toisa le livre qui dépassait de son sac.

« Les Fleuuuurs du Mââââl ! Cliché. »

Elle jeta un oeil à son dessin. L'homme sans visage.

– Ma mère me ferait interner si elle voyait ça.

Un soupir conclut sa réflexion. Pourquoi se sentait-elle si différente ? Il ne lui était rien arrivé d'exceptionnel.

« C'est à force de t'isoler et de lire des bouquins que tu penses être différente. » murmurait la voix dans sa tête.

– Au moins les livres ne sont pas aussi décevants que les gens.

La voix se fit de plus en plus moqueuse :

Désolée mademoiselle je-vaux-mieux-que-tout-le-monde ! Alerte breaking news : Les héros de romans n'existent pas !

Un silence embarrassant ponctua ce soliloque.

« J'aurais bien aimé en rencontrer un quand même... »

Ses lèvres tremblèrent et elle tourna son visage vers la fenêtre. On aurait dit une prisonnière sur le point de prendre la fuite.

– J'ai quelque chose pour vous.

Alicia bondit comme un ressort. Son cœur se gela quand elle vit le bibliothécaire qui lui faisait face, tout sourire. Comment avait-il pu se faufiler jusqu'ici sans qu'elle s'en aperçoive ? Et surtout : est-ce qu'il l'avait entendue parler toute seule ?

Elle commença à bredouiller quelques mots mais il l'interrompit aussitôt :

– Vous avez fêté votre anniversaire hier, n'est-ce pas ?

– O-oui ?

– Tenez...

Il lui tendit un paquet joliment emballé. Ses yeux en amande pétillaient sous ses lunettes. Alicia trouva cette attention plutôt louche et se demanda s'il n'était pas un genre de pervers en fin de compte. Elle déballa le paquet d'un air méfiant mais elle ne put s'empêcher de sourire quand elle découvrit ce qu'il contenait.

C'était un magnifique carnet à la couverture de cuir noir comme l'onyx, délicatement incrustée de fines arabesques dorées.

– Merci... il ne fallait pas...

L'homme secoua la tête :

– Je me suis dit que cela vous plairait. Faites-en bon usage !

Puis il partit comme il était venu, avec le même sourire au coin des lèvres.

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