39 : Dans la gueule du loup I
Sans se retourner, ils coururent à perdre haleine dans la forêt maudite qui semblait étrangement calme. C'était comme si la neige étouffait tous les sons. Ou bien, comme si la forêt elle-même retenait son souffle pour mieux les observer s'engouffrer dans le brouillard de plus en plus dense et ténébreux. Désorientés, ils durent ralentir leurs pas, attentifs au moindre bruit, au moindre craquement de brindille, sursautant à chaque croassement de corneille qui perçait le silence cotonneux.
– Par là !
Owen et Alicia arrivèrent dans la clairière où siégeait le repaire du Passeur. Un grand corbeau était perché sur l'arbre au tronc noueux qui soutenait la roulotte. Il les regarda puis poussa un cri sinistre dont l'écho se propagea dans les profondeurs du bois.
Owen secoua la porte avec acharnement :
– Ouvrez ! Vite !
Quelques secondes interminables s'écoulèrent quand, enfin, la porte tourna violemment sur ses gonds pour découvrir une très désagréable surprise.
Devant eux se dressait, non pas le Passeur, mais un colosse au sourire carnassier. Signes distinctifs : une balafre au visage et un énorme pistolet braqué dans leur direction. Owen pâlit. Les deux hommes se dévisagèrent pendant un instant. Soudain, les yeux du colosse s'allumèrent d'une flamme revancharde.
– Tiens, tiens.
« CLIC »
L'homme fit un pas en avant et pointa son arme sous le menton d'Owen qu'il releva sans ménagement.
– Bizarre, j'ai comme une impression de déjà-vu...
Il descendit une marche de la roulotte, forçant Owen à reculer d'un pas.
– ...Avec un p'tit détail en plus, non ? ajouta-t-il en agitant sa patte d'ours devant son visage.
– Où est le Passeur ? articula Owen, imperturbable.
L'homme haussa ses épaules recouvertes d'un immense manteau de cuir.
– Mais juste là, on était en pleine discussion, en souvenir du bon vieux temps !
Il se tourna légèrement pour laisser apparaître le Passeur, pieds et poings liés. Un grognement se fit entendre. Le loup était pris au piège entre les barreaux d'une horrible cage, prêt à être emmené.
La roulotte n'étant plus cachée par aucun sortilège, le chasseur n'avait pas mis longtemps à retrouver la trace de l'animal.
– Imbécile, lâcha Owen.
– Ttt ! Ttt !
Il décrocha de sa ceinture une étrange paire de menottes :
« Mets ça. »
– Vous ne comprenez pas...
Le canon du pistolet quitta le visage d'Owen pour se braquer sur celui d'Alicia.
– Très bien, se ravisa le comte. Si ça peut vous faire plaisir...
Il plaça docilement le manchon de métal sur ses poignets.
– Écoutez-moi, ajouta-t-il en martelant chaque syllabe. Notre vie à TOUS est en danger.
Le chasseur se mit à siffloter, sortit une clé en forme de piston qu'il enfonça dans le verrou. Aussitôt, un bruit de pompe à air s'enclencha et une drôle de lumière bleue s'immisça à travers les rouages de l'appareil.
– Je vous répète que...
Mais le chasseur continuait son sifflement provocateur. Impatienté, Owen se pencha vers l'entrée de la roulotte :
« Belzébuth ! cria-t-il au Passeur. C'est lui... il m'a trahi, c'est lui qui contrôle les djinns ! Mes pouvoirs, tout, c'était lui... Il faut renvoyer Alicia dans son monde et trouver un moyen de le contrer au plus vite. »
Alicia le dévisagea en fronçant les sourcils :
– Pas question ! Je peux vous aider !
Le chasseur explosa d'un rire gras :
– Ha ! Ha ! Bravo ! Quel talent ! Pendant un instant j'y ai cru. T'es un petit malin, toi.
Owen considéra ses poignets emprisonnés avec dépit et les angles de sa mâchoire saillirent de rage : cette brute allait tous les faire tuer.
– Le chat ! s'exclama soudain Alicia.
Le sourire du chasseur se figea. C'était comme si elle venait de prononcer une formule magique.
– C'est le chat que vous cherchez, répéta-t-elle.
L'homme planta sur elle ses yeux d'aigle.
– Comment... comment vous savez ça ?
– Ce n'est pas important, on a besoin de votre aide. Est-ce que vous savez comment l'arrêter, oui ou non ?
– Peut-être bien ma jolie, mais si tu crois que je vais libérer ton petit copain pour ça, tu te fourres le doigt dans l'œil.
Owen ricana :
– Ce n'est pas nécessaire, je ne vous serais d'aucune utilité. Par contre, vous devez libérer mon ami.
Il désigna le Passeur d'un mouvement de tête.
– Si vous êtes en train de m'embobiner, je vous préviens...
Il n'eut pas le temps de finir sa phrase. L'atmosphère s'était soudainement assombrie. Pour cause, une nuée de corbeaux venait de s'abattre sur les arbres de la clairière.
– Il est là, souffla Owen.
Tous s'abritèrent dans la roulotte. Le chasseur sortit ses munitions et chargea son fusil d'un air déterminé. La lueur des chandelles révéla son arsenal dissimulé sous les pans de son immense manteau de cuir : il était armé jusqu'aux dents.
Alicia tendit l'oreille. Dehors, des murmures et des ricanements s'élevaient dans le brouillard. Elle les reconnut : c'étaient les djinns. Des trainées de fumée noire louvoyaient autour de la cabane sans oser les attaquer.
– Ils redoutent la magie du Passeur, expliqua Owen. La roulotte est naturellement protégée contre les forces obscures. Mais c'est une protection précaire. Il faut le libérer.
– Pas la peine, trancha le chasseur en s'allumant un cigarillo.
Il chargea son fusil d'un coup sec :
– Ha ! Ha ! Décidément...
Ses narines propagèrent un épais nuage de fumée dans la pièce :
« ...Faut croire que c'est mon jour de chance ! »
Sur ces mots, il enfonça la porte d'un grand coup de botte et abattit deux masques d'une traite.
À l'intérieur de la roulotte, Alicia s'acharnait sur les menottes du Passeur, en vain.
Owen secoua la tête :
– Impossible de les enlever sans désactiver le mécanisme. Celui qui les porte ne peut plus pratiquer la magie, ni même se servir de ses mains.
Le rire du chasseur résonnait dans la clairière après chaque coup de feu dans le mille.
– Alors ! C'est tout ce que t'as dans le ventre ?!
Il cracha son cigarillo, ses deux bottes solidement ancrées dans la neige qui tapissait la clairière.
– Arrête de te planquer, maugréa-t-il. Montre-toi !
Alicia surveillait les masques par la porte grande ouverte. Un courant d'air glacial la faisait claquer et à chaque fois qu'elle s'ouvrait en grinçant, il lui semblait les voir se rapprocher de plus en plus près...
– Qu'est-ce qu'on va faire ? Il doit bien y avoir quelque chose ici qui peut repousser ces démons. Un bâton, une amulette, n'importe quoi !
Le Passeur fit des mouvements répétés de la tête en direction d'une mystérieuse jarre antique. Son ventre était rempli d'inscriptions inconnues semblables à du persan et un couvercle en scellait l'ouverture.
– Une potiche ? interrogea Alicia.
– Cette potiche sert à enfermer les génies et les esprits maléfiques, corrigea le comte.
– Mais c'est parfait !
Owen se laissa tomber sur une chaise et secoua la tête dans un soupir :
– Non, ce ne sera pas suffisant. Je connais trop bien ces pouvoirs pour savoir que... rien ne peut les contenir.
Alicia sentit son ventre se nouer :
– Alors il faut trouver autre chose, au cas où.
Elle tourna un regard plein d'espoir vers le magicien déchu.
– Non, fit-il d'un air hagard. Tout est perdu. C'est fini.
Et il laissa tomber son visage entre ses mains.
La panique envahit sa poitrine. Si le comte de la Luna lui-même s'avouait vaincu, alors... elle sentit au fond d'elle germer cette pensée glaçante qu'elle allait peut-être vraiment mourir. Elle avait miraculeusement survécu à tous les dangers jusque-là : l'arbre, Owen, Dahlia, les djinns, la salle interdite... cette fois, elle ne pouvait plus compter sur la chance.
– Cela ne devait pas se passer comme ça. Sans ces menottes... vous seriez déjà chez vous.
Alicia répéta dans un murmure :
– Chez moi...
Un éclair traversa ses yeux sombres :
– Mais oui ! Une époque résolument anti-magique. C'est vous qui l'avez dit, n'est-ce pas ?
Owen releva lentement la tête.
– Si nous l'envoyons dans mon monde, poursuivit-elle, est-ce qu'il perdra ses pouvoirs ?
Les lèvres du comte s'entrouvrirent. Il réfléchit un instant puis déclara :
– Ils seront certainement très faibles, oui. Cela pourrait même le tuer.
– Alors ! qu'est-ce qu'on attend ?
– Quoi ? s'exclama-t-il. Vous... vous seriez prête à... c'est de la folie. Et comment faire ? Le Passeur est...
Alicia l'interrompit :
– Attendez, je crois qu'il veut nous montrer quelque chose !
Elle se déplaça dans la pièce en suivant le regard du vieil homme :
– Ça ?
Le Passeur acquiesça lorsqu'Alicia posa la main sur un énorme grimoire. Elle s'en saisit et fit défiler les pages précipitamment. Quand elle atteignit la moitié de l'ouvrage, le Passeur hocha plusieurs fois la tête
– Ici ?
« Non » fit-il.
Marche arrière.
– Là ?
« Oui »
Le grimoire s'ouvrait sur une double page remplie de symboles ésotériques et de textes écrits dans la même langue que les inscriptions qui figuraient sur la jarre.
– Super. Sauf que je ne sais pas déchiffrer ça, soupira-t-elle dépitée.
– Moi je sais.
Owen venait de sortir de sa torpeur. Il se pencha sur le grimoire :
– Ce sont les sortilèges d'ouverture de portails. Ils...
Une explosion fracassante les interrompit : Alicia et Owen s'accroupirent. Des morceaux de masque brisé s'écrasèrent à leurs pieds et jusqu'aux griffes du loup qui se hérissa en poussant des grognements de rage.
– En plein dans le pif ! s'écria le chasseur. Et si on arrêtait de jouer ?
Un silence de mort s'abattit dans la clairière.
« Amène-toi ! »
Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top