38 : Nemesis

C'était comme si un gaz inodore l'avait anesthésiée. Dix fois, au moins, elle avait entrouvert les yeux puis s'était rendormie, enfin, si on peut appeler ça dormir : il lui semblait plutôt végéter dans un étang vaseux, à l'état de larve ou de têtard, les paupières collantes et la bouche pâteuse. Elle aurait sûrement fait le tour du cadran ainsi, coincée entre le réveil et le sommeil, si quelque chose ne l'avait pas forcée à remonter à la surface, quelque chose comme un gloussement, tout près de son oreille.

Alicia se redressa à la manière d'un vampire dans son cercueil. Une lame de lumière s'étirait de la fenêtre jusqu'au parquet, tranchante comme une scie de magicien. Il était presque midi. Pourtant, on aurait dit qu'elle n'avait pas dormi depuis trois jours. En se levant, un regard lancé vers un miroir la pétrifia. Elle était méconnaissable. Ses cernes s'étaient allongés et ses yeux noirs semblaient encore plus écarquillés. De nouvelles ombres avaient pris place sur ses joues creuses et son teint pâle revêtait un voile cireux, presque surnaturel. Des changements infimes mais suffisants pour lui donner l'impression d'avoir été métamorphosée.

Peu importe, aujourd'hui était un grand jour : elle allait enfin visiter le monde obscur et mystérieux de la Contrée. Elle tira sous son lit une vieille valise en cuir, la prépara avec soin et s'apprêta pour le départ. Avec sa robe noire à col blanc, sa broche camée et ses bottines montantes, on aurait dit une petite sorcière prête à faire sa rentrée au coven.

Elle sortit alors un mystérieux parchemin de la poche de sa capeline et se mit à l'examiner, à la recherche d'une trace, d'un infime trait de crayon. Elle n'arrivait toujours pas à croire qu'elle avait réussi à rompre la malédiction.

Comme personne ne venait, elle partit à la recherche du comte, valise en main et sautillant d'impatience.

Une fois arrivée au dernier étage, elle ralentit le pas. Il y avait du mouvement dans la chambre d'Owen : de légers bruits de pas qui furent aussitôt suivis d'un gloussement, un gloussement terrible... le même qui l'avait arrachée du sommeil quelques minutes plus tôt.

Son sang se glaça. Ce timbre lui paraissait beaucoup plus familier. Elle comprit que c'était celui de Belzébuth.

Le souffle bloqué au bord des lèvres, Alicia s'avança dans le couloir en prenant garde d'être la plus discrète possible. Il lui sembla qu'Owen venait de parler, mais elle avait du mal à entendre autre chose que le tambourinage entêtant de son propre cœur qui résonnait à l'intérieur de ses oreilles. Enveloppée dans la pénombre du couloir, elle se plaqua contre le mur, juste avant l'encadrement de la porte ouverte. Là, elle pouvait écouter sans être vue.

– En y réfléchissant bien, lança le comte depuis un imposant fauteuil, je ne peux m'en prendre qu'à moi-même. Tu ne m'as jamais caché ton penchant pour la perfidie. J'ai fait l'erreur de penser que j'étais le seul à l'abri.

– Je sais, fit le chat d'un air las. Je sais comment tu penses, Owen.

– Alors, je ne peux que m'incliner. Mais dis-moi, maintenant... Qui es-tu ?

Le chat répondit de sa voix mielleuse :

– Je suis Belzébuth.

– Ne me prends pas pour un imbécile. Qui es-tu ?

Alicia sentait, sans le voir, le sourire insupportable du chat qui s'accroissait.

– Et bien, je l'ai déjà dit...

– Ah, explosa le comte, pas de ça ! Réponds !

Sa mâchoire se serra : il refrénait péniblement cet accès de colère. Puis, très vite, il se recomposa une figure de glace. Le mépris qu'il portait au chat semblait assez solide pour l'empêcher de perdre toute maîtrise de lui-même.

– Oh, fit le félin, tu me donnes des ordres ? Tu crois encore que je suis à ton service ? Malheureusement pour toi, les choses ont changé, Owen. Plus de magie, plus de puissance. Libre, peut-être. Mais faible, horriblement faible ! Alors, tu comprends ce que ça fait ?

Une pensée sembla heurter le comte. Il murmura, les sourcils froncés, tel un détective résolvant une affaire complexe :

– Bien sûr, plus de magie. Et toi qui me tombes dessus...

Aussitôt, il écrasa son regard sur celui du chat tout en laissant échapper l'évidence :

– Tu es la sorcière.

Alicia manqua s'évanouir. Dans son émoi, elle se sentit prête à intervenir puis, fort heureusement, elle se ravisa. Comment agir sans trop aggraver la situation ?

– Je suis bien plus que cela, avait répondu Belzébuth. Mais les individus de mon genre sont, disons, contraints de se cacher. Je menais une petite vie paisible dans le corps de cette imbécile de vieille en attendant des jours meilleurs. Puis tu l'as assassinée et tu as aspiré la quasi-totalité de mes pouvoirs... j'ai pu me glisser dans la peau du minet juste à temps. Je n'avais pas d'autre choix !

– Donc, pendant dix ans, tu n'es resté auprès de moi que pour récupérer ta magie.

– Oh ! Ça a l'air de t'attrister ! Mais ne sois pas si pessimiste ! Au fond, tu devrais me remercier. Sans moi, tu n'aurais jamais rencontré celle que tu chéris le plus au monde, ta grande bienfaitrice...

– Alicia, murmura le comte, à la fois illuminé et rongé d'inquiétude.

– Oui, cette chère Alicia.

Comme Owen demeurait muet, il ajouta :

– Tu as été libéré par l'amour, comme je te l'avais dit, mais un amour réciproque. Ré-ci-proque ! Ce n'était pas si compliqué à deviner, pourtant.

– Pourquoi ne me l'avais-tu pas dit clairement ? Ça m'aurait empêché de commettre des erreurs irréparables...

– Et de perdre un temps précieux ! Mais tu ne devais pas le savoir, au risque d'altérer la pureté de tes sentiments. Il ne fallait pas les corrompre en y mêlant l'envie d'être libéré du sortilège. N'est-ce pas une charmante condition, digne d'un conte de fées ? Un amour pur ! Même si, ô désespoir, nous savons tous deux que l'amour n'est qu'une illusion, parmi tant d'autres, qu'un rien suffit à briser.

– Je ne te savais pas si romantique, répliqua le comte.

– Tu ne sais rien, Owen. Rien. Plus je te regarde, plus je vois un monstrueux gâchis. Franchement, la quiétude et les doux sentiments ne te vont pas, regarde-toi ! Le comte de La Luna est le genre d'individu qui devrait régner en maître sur le monde. Et à quoi en es-tu réduit ? À faire des tours de passe-passe pour impressionner une midinette ?

– Les djinns, c'était tes sbires ?

Le chat dodelina de la tête :

– Ne m'en veux pas, mais j'avoue avoir quelquefois douté de tes talents en matière de... séduction. Alors, il se pourrait que j'aie essayé de sauter certaines étapes en envoyant mes amis... disons, t'éliminer ? Mais ce temps est révolu maintenant ! Vois-tu, après toutes ces années, j'ai su passer outre le ressentiment... que dis-je, la haine que tu m'inspirais pour m'avoir cloîtré dans cette misérable bête et j'ai fini par comprendre que j'avais besoin de toi. Autant que toi, tu as besoin de moi.

Les lèvres d'Owen se fendirent en un rictus crispé.

– Je n'ai pas besoin de toi.

– Baliverne ! Je peux t'offrir la satisfaction de tous tes désirs, le pouvoir absolu ! Et pour ce faire, il suffit que nous ne fassions qu'un. D'ailleurs, le plus tôt serait le mieux, car, pour ne rien te cacher, maintenant que je retrouve mes forces, je me sens de plus en plus à l'étroit...

– Hélas, je crois bien que tu devras t'y faire, repartit le comte.

À cet instant, une fumée grise s'éleva lentement de la fourrure du chat qui tremblait de toutes ses pattes. On aurait dit que son corps entier se consumait.

– Oh ! mais tu n'as pas le choix, fit-il, sans se préoccuper de son poil fumant. Tu verras, nous formerons un être parfait, toi et moi. Et puis, au fond, nous nous ressemblons : nous avons tous deux gâché une partie de notre existence à rechercher ce que l'on nous avait pris. Allez, regarde-moi bien, surmonte ta haine et approche...

– Tu confonds la haine avec le dégout, Belzébuth, et la pitié.

Le chat reçut ces mots comme un coup de fouet. Furieux et précipitant enfin l'issue de ce dialogue funeste, il cracha :

Je ne veux pas de ta pitié, pauvre insecte ! Maintenant, c'est moi le maître ! Tes mains sont tachées de sang, tu es un assassin, un misérable, un fou ! Oui, tu transpires la démence, ton âme a été noircie, ton cœur consumé, il ne reste rien de bon en toi, rien, je suis ton seul recours... Et toi, ma jolie, lâche vite ce chandelier, tu pourrais blesser quelqu'un.

Alicia se figea, ses doigts crispés se desserrèrent et le lourd chandelier qu'elle brandissait frappa le sol. Elle se tenait ainsi, les bras suspendus, fixant avec effroi la bête en transe qui s'était brusquement retournée. Ce n'était qu'un chat, pas un tigre ni une panthère, mais Alicia, à cet instant précis, aurait préféré faire face au plus féroce des félins plutôt qu'à ce chat.

– C'est très mal d'écouter aux portes ! ajouta Belzébuth en s'avançant vers la jeune fille.

Owen bondit de son fauteuil.

– Non ! Laisse-la...

– Oh ! fit le chat. Quelle terreur dans ta voix, Owen ! Ça me désole de te voir prêter plus d'attention à la vie de cette étrangère qu'à la tienne. Tu vas rire, mais j'ai compris qu'elle était là en lisant dans tes yeux. Ton visage te trahit maintenant ! Quoi qu'il en soit, je ne vois pas de quoi tu as peur, bien sûr que je vais la laisser.

Il se retourna vers Alicia. La fumée avait complètement disparu.

– Tu entends, tu peux partir.

Mais la jeune fille resta aussi immobile qu'une statue, n'articulant pas même un mot.

– Alicia, Alicia, soupira le chat, sois raisonnable. Tu n'imaginais tout de même pas que vous alliez vous en sortir, tous les deux ? En vérité, tu n'es qu'une petite godiche sentimentale, comme on en voit partout. D'ailleurs, pendant longtemps j'ai cru qu'Owen gaspillait son énergie avec toi. Aussi, je reconnais avoir pensé prendre possession de ton corps, comme autrefois celui de Dahlia. La salle des miroirs, tu te rappelles ? Personne ne peut atteindre le magicien maudit, sauf sa dulcinée. Alors là, seulement, j'aurais pu le tuer et retrouver mes pouvoirs sans même prendre la peine de rompre le maléfice ! Mais j'ai échoué encore une fois... trop faible. Cependant, il faut reconnaître que tu m'as beaucoup surpris ces derniers jours et je me félicite d'avoir été aussi patient. Voilà pourquoi je n'ai pas l'intention de te faire du mal, si tu ne m'y obliges pas. Mais ne joue pas les héroïnes, tu n'en es pas capable.

– Il vous provoque, Alicia. Partez, qu'attendez-vous ?!

Sans écouter le comte, la jeune fille se baissa lentement pour ramasser le chandelier. Belzébuth la fixait intensément, aiguisant sur elle les deux lames de ses yeux démoniaques.

– Tu crois aux happy ends, ma petite ? Je suis désolé, ils n'existent pas. Écoute, il y a une chose que tu dois comprendre : tant que tu vivras, l'amour ne sera jamais une fin, tout comme le bonheur n'est pas une fin. La seule fin, c'est la mort. Mais dans la mort sache que tout devient éternel. Dans la mort, dans le sacrifice, l'amour peut devenir éternel ! Malheureusement, tu n'es pas à la hauteur, alors tu vas devoir partir, car tu ne peux rien faire d'autre. Et ton amour, que tu croyais si fort, se recroquevillera, se fanera puis disparaîtra. Car rien ne dure. Rien ne dure. C'est ça la vraie malédiction, la malédiction de la vie ! La malédict...

Un couinement suraigu fendit l'air, avec le bruit sourd d'un objet qui tombe sur le sol : Owen venait de fracasser une gigantesque encyclopédie sur la tête de Belzébuth. Ce dernier ignorait sûrement que débiter un aussi long monologue n'est jamais une bonne idée quand on est le méchant de l'histoire.

– Bien joué, s'écria Alicia.

Un râle de douleur (et peut-être aussi de haine) s'éleva de la carcasse du chat qui trembla avant de retomber sur le sol, raide mort.

Alicia grimaça. Des frissons coulèrent comme des anguilles électriques le long de son échine.

– Il faut partir, lança Owen en détournant le regard.

Son expression était grave, presque triste. Est-ce que c'était...du remord ?

– Attendez.

Elle se mit à retirer les lacets de ses chaussures.

– Il va... revenir, n'est-ce pas ?

– D'une minute à l'autre, siffla le comte.

Alicia ligota fermement les pattes du chat puis se releva en se frottant les mains. La chaleur du pelage de Belzébuth était encore imprimée sur ses doigts.

– Cela devrait le retenir.

Owen lui lança un regard admiratif.

– Bien, allons trouver le Passeur.




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ANTICONSTITUTIONNELLEMENT DANS TA FACE BELZÉ !

Hum. Voilà.


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