37 : La mort du magicien maudit
Alicia s'avança encore un peu plus près du comte sans que ce dernier ne la remarque. Belzébuth lui avait indiqué une mystérieuse porte située dans le dos du manoir dont le dédale de marches l'avait menée à l'extérieur. Là où elle se trouvait, sur le sol poudré de glace, d'autres perce-neige avaient éclos. Mais les perce-neige n'occupaient plus les pensées de la jeune fille. Le cœur aussi lourd et chargé de nuages que le ciel blanc qui pesait sur La Luna, elle suffoquait.
– Quel étrange destin, fit le comte, pour lui-même.
Alicia pâlit, sa vue s'embua. Il lui sembla qu'elle terminait de comprendre la scène qui s'était déroulée sous ses yeux. Elle était de trop dans cette histoire. Un parasite qui venait percuter l'ordre des choses et empêcher la fin heureuse. Cette fin digne d'un conte de fées à laquelle Owen avait droit après toutes ces années de souffrance. Il ne lui restait plus qu'à partir et le laisser retrouver celle qui lui était véritablement destinée. Oui, il fallait partir tout de suite, s'envoler, oublier ce pincement dans la poitrine... un pincement ? Est-ce que ça serait... de la jalousie ?
Owen se retourna complètement vers elle. Sa voix avait cet accent joueur qui ressortait toujours lorsqu'il voulait la tester :
– Mais il perd son temps, je ne tomberai plus dans son piège.
Sans le vouloir, Alicia poussa un soupir de soulagement. Elle regarda le comte qui s'avançait vers elle, la main sur sa poitrine :
– Allez, rentrons. Je crois que j'ai attrapé froid...
Sur ces derniers mots, il se figea, visiblement contrarié par l'expression distante que venait de prendre la jeune fille.
– J'ai dit quelque chose qu'il ne fallait pas ?
Alicia semblait trop ébahie pour répondre : elle l'avait vu. Oui, pendant une poignée de secondes, même si cela lui paraissait incroyable, elle l'avait vu. Alors, sans prévenir, sans s'expliquer, elle se précipita dans le manoir. Là, elle se jeta en courant dans l'escalier jusqu'au premier étage, transportée par une urgence corrosive. Puis elle entra dans une pièce presque oubliée qui, pourtant, avait scellé sa rencontre avec le comte : le cabinet de curiosités.
Dans cette salle de recherche se trouvait le petit bureau en acajou qui renfermait le parchemin de la sorcière. Alicia sortit un morceau du crayon enfoui dans sa poche. Au même moment, Owen fit irruption dans la pièce en haletant. Mais Alicia le renvoya sans cérémonie : elle avait besoin d'être seule.
– Qu'est-ce que vous...
– Je vous ai dit de partir ! rugit-elle.
Le comte se contenta d'incliner la tête avant de siffler un grinçant et dépité « À vos ordres ». Sans plus attendre, la jeune fille se mit à griser frénétiquement le papier jauni de la sorcière pour poser les contours de ce qui semblait être un visage.
Sur le cadran d'une vielle pendule, les aiguilles fuyaient anxieusement, tissant dans leurs rondes un voile silencieux, presque mystique. On n'y percevait plus que le frottement de la mine de graphite sur son support et le souffle chaotique de la dessinatrice. Même brisé, le crayon, semblait dessiner tout seul, les traits s'enchaînaient avec une logique implacable, effrayante. Que le sort soit rompu ou pas n'avait aucune importance. Elle ne pensait pas à la réussite ni à l'échec. Elle ne pensait qu'à une chose : dessiner ce qu'elle avait dans le crâne. Soudain, le papier se mit à briller et le portrait disparut, complètement englouti par la page blanche.
– Vous pouvez arrêter.
Owen avait franchi la porte et se dirigeait à pas trainants vers l'imposant miroir qui ornait le mur opposé. Incapable de patienter plus longtemps, Alicia se leva et le rejoignit.
Aucun tourbillon magique, aucune symphonie enchanteresse n'avait accompagné la métamorphose. Et pourtant... elle avait du mal à y croire. Mais oui... L'alchimie avait fonctionné.
– C'est bien celui-là, n'est-ce pas ? demanda-t-elle au reflet du comte (car elle se sentait encore trop impressionnée pour le regarder directement)
– Oui.
Owen se contemplait avec une expression sévère et perçante. Son regard lui donnait l'air d'un antiquaire examinant un tableau plutôt que d'un homme regardant son propre reflet. Malgré tout, il ne pouvait dissimuler complètement l'émotion qui ravageait toute son âme. Et un regard avisé aurait certainement pu surprendre les légers spasmes qui ne cessaient de faire grimacer l'un des coins de sa bouche quand ce n'étaient pas ses narines qui se mettaient, sans prévenir, à palpiter d'excitation. Après des années d'oubli, le visage du comte se rendait à nouveau visible au monde et son jugement : un visage doux, d'une troublante, très troublante androgynie.
– Comment avez-vous su ? demanda-t-il, toujours absorbé par ce qu'il voyait dans le miroir.
– Je l'ai vu, un instant, quand vous m'avez parlé...
– Vous êtes déçue.
Elle plongea son regard à travers le miroir vivant que lui tendait Owen. Elle n'était pas déçue, loin de là.
– Non. Je comprends mieux certaines choses.
– Les livres mentent quelquefois.
Un sourire mélancolique illumina son visage :
« Même avant d'être maudit, j'étais... »
Il s'interrompit, extrêmement pâle.
– Est-ce que ça va ?
Il semblait lutter contre une attaque violente qui l'empêchait de répondre. La mâchoire serrée, il jeta une main tremblante sur le coin d'une table, ses jambes le maintenaient à peine debout. Alicia pouvait presque ressentir sa douleur : c'était la première fois qu'elle voyait aussi clairement ses émotions. Elle tenta de le secourir mais ce dernier l'arrêta d'un geste du bras :
– Ce n'est rien...
Comme pour le contredire, il termina sa phrase dans un râle des plus inquiétants. Son grand nez aquilin se fronça, il porta une main à sa poitrine :
– Je sens, expliqua-t-il, comme des griffes qui s'arrachent de mon corps et qui glissent jusqu'à mes pieds.
Une idée latente jaillit en lui, alluma le fond de ses yeux pour descendre se cogner contre ses lèvres d'un rouge vif étonnant :
– Vous pensez que... je n'ose pas le dire.
– Que vous êtes libre ?
Il leva la tête et plongea son regard de cendre dans les yeux d'Alicia. Cette dernière eut, l'espace d'un instant, le sentiment de le rencontrer pour la première fois. Immédiatement, elle fut frappée par la profondeur effrayante de ce regard. Elle s'y sentit irrévocablement happée comme dans un trou noir puis aussitôt rejetée, électrisée par cette chute imaginaire, sans même avoir pu percer à jour les ténèbres de sa pupille.
Owen détourna enfin ses yeux pour balayer les éléments qui composaient la pièce. Il s'arrêta alors sur un petit miroir au cadre d'or patiné, accroché de travers entre deux anciennes estampes.
– N'approchez pas trop, souffla-t-il.
Très lentement, il s'avança puis tendit le bras. Ses doigts maigres se raidirent de plus en plus pour enfin se poser sur le miroir. Le léger plis d'amertume qu'il avait au coin de la bouche s'accentua. Il insista et tapota la glace avec l'ongle de son index, attendit un peu. Rien ne se produisit.
– Non, je dois rêver, marmonna-t-il.
Et après avoir une nouvelle fois dirigé son regard soucieux vers la jeune fille, il se précipita dans le couloir en zigzaguant comme s'il était ivre.
Alicia le suivit jusque dans la salle à manger. Sur l'immense table se trouvait un magnifique panier de fruits, comparable à ceux que les grands peintres flamands représentaient dans leurs natures mortes. Le magicien s'empara d'une pomme flamboyante puis la porta devant ses yeux. Alors, brusquement, comme s'il s'attendait à voir la pomme disparaître, il la mordit à pleines dents.
Son empressement faillit l'étouffer : la pomme n'avait pas disparu.
*
– Ce jour marquera à jamais la disparition du magicien maudit, lança le comte d'un faux air solennel.
Puis il se tourna vers sa libératrice, les yeux brillants d'une émotion indescriptible :
– Merci, Alicia.
– Vous pensez toujours que je suis anti-magique après ça ?
Ses sourcils se froncèrent. Ils semblaient avoir été dessinés en deux coups de fusain par une divinité impétueuse.
– Je vous présente mes plus plates excuses.
Pour toute réponse, la jeune fille le serra dans ses bras. Quelque chose se mit à battre contre sa poitrine, le pendentif....
– Hum ! fit le comte en se détachant de l'étreinte. Assurément, c'est un événement qui mérite d'être célébré. Faites vos valises : demain, nous partons montrer notre victoire dans toute la Contrée !
Alicia se laissa convaincre par l'enthousiasme d'Owen et les heures qui suivirent furent de loin les heures les plus agréables jamais passées au manoir. Un détail seulement en altérait quelque peu l'absolue saveur et tenait dans la discrète, certes, mais désagréable présence de Belzébuth. L'apprentie sorcière se serait volontiers passée de l'existence du chat, d'autant plus que, ce jour-là, il s'était montré particulièrement horripilant. Il baignait dans une sorte d'euphorie bizarre qui le rendait encore plus détestable que d'habitude. Pire, à un moment où ils s'étaient retrouvés tous les deux seuls dans la même pièce, le félin lui avait posé cette étrange question :
– Vous ne vous sentez pas un peu fatiguée aujourd'hui, ma chère ?
Alicia haussa les épaules. Depuis quand s'inquiétait-il pour elle ?
– Je vais très bien, Belzébuth, je te remercie.
– Tant mieux, tant mieux ! Car c'est un jour de fête, n'est-ce pas ? Oui, un jour de fête !
Devant le regard suspicieux de la jeune fille, il avait explosé d'un rire sinistre puis s'était éloigné en roulant les vertèbres de son dos décharné.
Un jour de fête.
C'était précisément ce à quoi elle pensait tandis qu'elle regardait son hôte s'assoir près d'elle, sur la bergère à rayures moirées qui trônait dans sa chambre. À cette heure, le clair de lune répandait sa lumière dans tout le manoir. La frêle bougie oubliée sur la table de chevet avait déposé les armes depuis longtemps.
Un jour de fête...
Alors pourquoi se sentait-elle si mélancolique ?
Depuis que le comte de La Luna avait retrouvé son visage, c'était comme si le brouillard édulcoré des contes de fées s'était levé d'un coup pour dévoiler la vérité. Tout prenait un sens nouveau, celui du désenchantement. Il ne se trouvait plus rien de monstrueux ni de magique chez Owen. Pourtant, voir son visage était presque plus éprouvant que ne pas le voir. Il y avait, dans ses yeux, un champ vaste et inconnu, quasiment inaccessible. Plus rien de commun avec la silhouette qu'elle griffonnait dans ses carnets de croquis. Il ne lui appartenait plus.
Alicia plongea son regard au-delà des carreaux de la fenêtre, admirant cette nuit de neige qui se déployait partout dehors. Malgré la douceur du climat, la neige n'avait pas fondu, elle restait fixée là, comme si elle devait l'être pour toujours. Tandis que son regard jouait l'équilibriste entre les cimes blanchies de la forêt, les vers d'un poème qu'elle avait appris à l'école remontèrent à sa mémoire. Machinalement, elle se mit à le réciter, remuant légèrement ses lèvres, comme pour une prière.
Owen, qui ne l'avait pas quittée des yeux, se leva puis marcha lentement vers la fenêtre et ses carreaux couverts de givre :
– J'espère qu'avec le printemps les oiseaux reviendront.
Un temps. Le silence les éloigna, imperceptiblement.
– Quand je rentrerai chez moi...
Owen se gonfla d'amertume :
– C'est vrai, vous avez accompli votre mission.
– J'allais vous demander de venir avec moi !
Il soupira. Un voile opaque se répandit contre la vitre et révéla des motifs qu'Alicia avait tracés, du temps où elle était encore prisonnière.
– Si je pouvais partir d'ici, je l'aurais fait depuis bien longtemps.
Les douze coups puissants d'une horloge dans le couloir vinrent ponctuer sa phrase. Owen en resta comme pétrifié puis, secouant la tête :
– Il est tard, je devrais vous laisser...
Alicia répondit à la délicatesse désuète du comte par un éclat de rire retentissant. Ses dents blanches brillaient comme des perles :
– Vous avez peur de vous transformer en citrouille ou quelque chose du genre ?
Le comte reçut la pique dans une grimace.
– Très drôle...
Sur ces mots, il s'approcha tout près d'elle et la regarda avec un sourire narquois. Alicia entendit sa respiration s'alourdir. Il hésita quelques secondes puis passa délicatement sa main derrière son oreille, effleura sa nuque et se fraya un chemin dans la toile épaisse de ses longs cheveux. Soudain, la pression sur la nuque d'Alicia s'affermit. Il se pencha vers elle sans la lâcher du regard :
– Je ne crois pas aux contes de fées, répondit-il.
Et il ponctua sa remarque en pressant sa bouche contre la sienne. Alicia lui rendit son baiser avec avidité. Un déluge de frissons macabres et suaves parcouraient son corps transi d'une fièvre inconnue. C'était brûlant, froid, tendre, étrange, pur, décadent. Elle n'avait jamais reçu ni donné de pareil baiser. Aucun livre, aucune œuvre d'aucun genre ne lui en avait montré de semblable. Et jamais dans ses rêves les plus secrets elles n'avait osé en imaginer d'aussi délicieusement interdit. Elle sentit son destin lié au comte et son manoir par une sorte de pacte d'âme éternel. Alicia exhala un soupir de plaisir à cette seule pensée. Des siècles et des siècles d'une aussi douce damnation ne l'effrayaient pas le moins du monde.
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