36 : La Belle au bois dormant

– Encore gagné !

Alicia s'empara des cartes d'Owen pour les examiner d'un air méfiant.

– Vous avez triché, c'est sûr !

– C'est vous qui avez essayé de cacher un as tout à l'heure !

Il pointa du doigt ses longues manches qui reposaient sur le lit comme des ailes froissées de chauve-souris. Alicia protesta mais Owen l'interrompit d'une voix amusée :

– Vous avez l'air d'être en forme aujourd'hui. C'est plutôt rassurant.

Il se mit à faire l'inventaire des livres qu'elle avait empruntés. De la poésie, des romans d'aventure...

Alicia se laissa retomber sur un oreiller :

– J'ai une faim de loup !

Au même moment, la voix éraillée de Belzébuth retentit dans le couloir :

– Maître !

Le comte siffla entre ses dents :

– Allons bon, je connais cette voix de Cassandre... Que se passe-t-il, Belzébuth ?

Ce dernier apparut dans l'encadrement de la porte, à bout de souffle.

– Maître, répéta-t-il avec un sourire émoustillé, des gens du spectacle sont entrés dans le jardin ! Un saltimbanque et une sorte de bohémienne. Cette dernière a insisté pour vous voir. Sans doute afin de vous mendier quelques pièces en échange de leurs tours. Il me semble qu'ils viennent de très loin.

Aussitôt, le tremolo plaintif d'une mandoline grimpa jusqu'à leurs oreilles et une voix éraillée poussa la chansonnette. Alicia fronça les sourcils à l'écoute de cette voix qui lui faisait une drôle d'impression.

– S'ils viennent de loin, répondit le comte, c'est qu'ils ne savent pas encore quel genre de propriétaire habite ce manoir... En descendant les voir, il n'y aura qu'une seule personne qui se donnera en spectacle.... Chasse-les Belzébuth !

– La bohémienne a juré qu'elle ne partirait pas avant de vous avoir vu, s'enquit-il de répondre.

Owen frotta sa mâchoire d'un geste lent, il semblait de plus en plus intrigué.

– Que me veut-elle ? Tu as bien dit que cette mendiante m'était inconnue ?

– Je n'ai rien dit, se défendit le chat, vous pourriez la connaître, mais dans ce cas, vous ne la reconnaîtriez pas...

Curieuse, Alicia s'était approchée de la fenêtre, suivie par le comte qui posa une main sur son épaule. En baissant les yeux, ils pouvaient clairement voir les deux personnages patienter devant le manoir. La bohémienne flottait dans un enchevêtrement de voiles sombres sur lesquels pendaient des médailles brillantes évoquant une sorte de ciel étoilé. Le saltimbanque, lui, portait un costume façon commedia dell'arte avec un demi-masque de félin qui lui mangeait les joues. Immédiatement, les lèvres d'Alicia se desserrèrent sous l'effet de l'étonnement et elle ne put s'empêcher de s'écrier :

– Je le reconnais ! Je l'ai vu dans un rê...

Owen répondit par une violente pression de ses doigts sur son épaule. Elle repoussa sa main dans un petit cri de surprise :

– Aïe ! Qu'est-ce qui vous prend ?!

– Une vision, répondit-il sans lâcher la fenêtre du regard. Un fantôme du passé qui revient me hanter.

Puis il arracha ses pieds du sol et se dirigea vers le couloir en lançant d'une voix pressée, mais qui s'efforçait d'être rassurante :

– Ne vous inquiétez pas, je n'en ai que pour un instant.

Et comme elle allait pour le suivre :

– Non, non, surtout restez là !

La fermeté avec laquelle il venait de prononcer ces mots l'étonna. Elle l'entendit avec regret s'élancer dans l'escalier.

Quant à Belzébuth, il n'avait pas bougé d'un poil. Mais lorsqu'il fut certain de n'être entendu que par elle, son sourire devint vertigineux et il susurra malicieusement :

– Je vous conseille de désobéir.

*

D'un pas décidé, Owen avançait à la rencontre des deux visiteurs. Quand il l'aperçut, le saltimbanque pinça violemment une corde de sa guitare en bondissant comme un chat :

– Par les dieux ! C'est encore plus effroyable que tout ce que j'imaginais !

À l'inverse, la bohémienne s'avança vers le comte sans hésiter un seul instant, le visage enfoui dans son voile. C'est alors que, contre toute attente, Owen salua la mendiante d'une révérence et prononça ces mots :

– Que me vaut cet honneur, votre altesse ?

La jeune femme sembla quelque peu déstabilisée par cette réplique. Finalement, elle retira son voilage devenu inutile, pour exposer au grand jour une figure dont la beauté était pareille à celle des roses.

– Tu me reconnais ! s'exclama-t-elle.

Ses lèvres s'épanouirent en un large sourire.

– Si vous me permettez, votre altesse, quand bien même vous porteriez les haillons d'une esclave, je vous reconnaîtrai, car vous possédez l'essence de la royauté quand les autres princesses n'en ont que l'apparat.

La princesse secoua la tête :

– Tu sais que je n'aime pas t'entendre parler ainsi.

– Et comment son altesse désire-t-elle que je lui parle ?

– Comme avant ! Comme à une amie !

Le comte montrait cependant une raideur si inhospitalière qu'il paraissait impossible de concevoir, si ce n'était de l'amitié, du moins, un quelconque débris de sympathie réciproque entre ces deux individus.

– Ce que vous me demandez-là, répondit-il, me semble bien difficile. Mais je tâcherai d'obéir, puisque tel est votre souhait.

– Ce ton... si tu savais comme il me gèle le cœur.

Owen baissa la tête et siffla d'une voix dure :

– Vous voulez que je ménage votre cœur, pourtant vous n'avez pas fait grand cas du mien par le passé.

Soudain, le saltimbanque, accompagné de sa chère mandoline, se mit à chanter à tue-tête :

« De la plus étrange des rencontres je m'en vais vous conter l'histôôire,

« C'était un matin couvert de neige et de sombre brouillâârd... »

– Sylvestre ! Épargne-nous tes couplets et éloigne-toi, veux-tu ?

L'incommodant saltimbanque obéit à la princesse tout en poussant un profond soupir, désappointé d'avoir à étouffer si injustement cet élan artistique inestimable.

La jeune femme se retourna ensuite vers le comte et lui avoua d'une voix émue qui la rendait encore plus irrésistible :

– Ce passé dont tu parles est présent dans nos deux vies. Il nous pourchasse sans relâche. Bien sûr, j'ai essayé de le fuir, mais il m'a rattrapée et m'a amenée devant toi.

Elle s'arrêta un instant, l'air pensif, puis elle ajouta :

– Tes yeux doivent me prêter une bien sinistre image.

– Je ne vois ni plus ni moins que ce que vous avez daigné me montrer.

Un vacarme de notes suivit ces mots et la voix du saltimbanque, qui n'y tenait plus, reprit :

« Lui plus affreux que la bêêête, elle plus pure que la bêêêlle,

Croisèrent leur route là où n'ôôsaient plus voler les... »

« Gloiing ! »

Le chanteur se mit à faire de grands bonds comiques : les cordes de sa guitare venaient de lui sauter à la figure. Cette défaillance semblait cependant trop opportune pour être tout à fait due au hasard.

La princesse ne s'aperçut de rien, trop obnubilée qu'elle était par le courant de ses pensées pour prêter attention aux éléments extérieurs.

– Pourtant, fit-elle au comte, sais-tu que je t'ai aidé à te libérer de Dahlia ? Je lui ai fait croire que tu l'aimais, afin qu'elle te rende ton cœur.

Owen acquiesça :

– Mon serviteur m'a dit cela. Je ne saurai jamais assez vous remercier.

Elle leva vers lui ses yeux d'un bleu profond, aussi brillants que deux saphirs :

– Es-tu sincère ?

– Bien sûr, fit le comte d'une voix tranquille.

– Mais tu me hais...

– Non, je n'ai jamais haï que ma propre bêtise.

En réponse, le corps de la princesse se mit à frissonner. Ses mains blêmes vinrent s'accrocher aux pans du manteau d'Owen tandis qu'elle s'écriait :

– Oh, Owen ! Si tu savais les peines que j'ai endurées durant toutes ces années, toutes ces cruelles années. J'ai dû payer mille fois ma méchanceté ! Lorsque j'ai entendu Dahlia prononcer ton nom, j'ai bien cru ne jamais pouvoir me remettre de ce choc. Ton visage que je croyais oublié, il apparaissait sans cesse devant mes yeux, il m'implorait, il me condamnait. Alors, tout m'est revenu. Tout. Mon cœur, cette pauvre horloge à retardement, s'est mis à battre chaque seconde de ma triste vie pour ce passé...

Elle hoqueta avant de reprendre péniblement son souffle. Les mots tremblaient sur ses lèvres :

– Je me suis vue dans ma tour, les tous premiers jours, attendant, pauvre de moi, le preux chevalier, le prince charmant de mes rêves de petite fille qui viendrait pour m'enlever. Quelle aveugle ! Je courais sottement après un mirage, après un idéal froid qui n'aurait jamais été capable d'allumer la moindre flamme dans mon cœur. Car celui que j'attendais de toute mon âme, je ne voulais pas le voir, mais... bien sûr, c'était toi ! Owen, écoute-moi, je t'ai toujours aimé ! Je ne l'ai pas compris parce que j'avais peur. Mais maintenant je n'ai plus peur, je n'ai plus peur...

Owen soupira. Il n'avait pas l'air surpris, mais grave et abattu.

– Il est trop tard, Rosa, lâcha-t-il sur un ton navré.

– Trop tard, répéta-t-elle avec une expression d'effroi.

Puis elle ajouta, fiévreuse et approchant ses mains froides du visage manquant d'Owen :

– Peut-être pas ! Essaye de te souvenir quand tu m'aimais aussi ! Essaye de te rappeler cette matinée enneigée, comme celle-ci, où nous nous sommes rencontrés pour la première fois...

Elle semblait possédée par une passion intérieure débordante, incontrôlable. Dans un dernier élan de désespoir, elle se jeta à son cou pour l'embrasser. Mais Owen, imperturbable, bascula vivement la tête sur le côté. La princesse lui jeta un regard mortifié :

– Tu me repousses, articula-t-elle.

Sa bouche se tordit et tout son visage s'alluma de colère.

– Je sais que tu as tué Dahlia, Owen ! Sache que je pourrais te faire pendre si je le voulais !

Ses mains crispées secouèrent violemment les pans du manteau tandis qu'elle répétait « Je pourrais te faire pendre ! », puis elle fondit en larmes.

Le rôle de la souveraine superbe venait de se briser, il ne dupait plus personne : la princesse était déchue.

Owen serra dans ses bras cette jeune femme sanglotante.

– Calme-toi, Selena, lui souffla-t-il.

Il l'avait appelée par son deuxième prénom. Rosa esquissa un sourire. De lourdes larmes se mirent à couler le long de ses joues incendiées par le froid et le chagrin :

– Toute ma vie, fit-elle avec une sinistre lucidité, n'a été que mensonge et désillusion. Je pensais tout avoir, mais je n'ai rien eu... que de la poussière dorée. Je suis si malheureuse, Owen ! Je n'ai pas su saisir le bonheur lorsqu'il se présentait à moi, tout simplement parce que j'ai été assez idiote pour croire que je pouvais le commander, le plier à mes caprices. Mais le bonheur, on ne le commande pas. Il faut savoir l'accepter quand il se montre ou, autrement, il reprend ses valises et s'en va pour toujours. Maintenant, je me rue vers toutes les portes de sortie ouvertes autour de moi, toutes ces portes que j'avais méprisées. Mais elles se referment une à une en claquant et, à chaque fois, des voix derrière ces portes me crient : Trop tard ! Trop tard ! Trop tard !

Owen saisit fermement la jeune femme par les épaules :

– Non, il n'est pas trop tard pour ce bonheur. Attends encore, tu verras.

– Je n'ai plus la force d'attendre, répondit la jeune princesse, le regard subitement vague.

C'est alors que, d'un geste lent, elle se mit à dévisser une petite fiole attachée autour de son cou.

– Regarde cette potion, fit-elle d'une voix étrangement apaisée. C'est une vieille dame qui me l'a vendue au marché noir. Il me suffit d'en avaler quelques gouttes pour que ma souffrance disparaisse à jamais. Bientôt, je vais m'endormir et je me réveillerai uniquement lorsque mon prince viendra me donner un baiser.

Owen s'était pétrifié à l'écoute de la jeune femme. Il se jeta tout à coup sur le flacon en criant :

– Tu ne crois quand même pas ces charlatans ?! Rosa ! Tu vas t'empoisonner !

Mais la princesse avait déjà glissé la fiole entre ses lèvres. Et quand le comte parvint à lui saisir le bras, il ne restait plus une seule goutte du mystérieux liquide. La jeune femme répondit à son désarroi par un sourire mélancolique. À ce moment même, ses yeux vides indiquaient qu'elle se trouvait déjà trop loin. Elle errait dans un endroit où personne ne semblait plus pouvoir l'atteindre. Après un instant de mutisme, Rosa se retourna et appela :

– Sylvestre ! Nous rentrons !

Puis, avant de s'en aller, elle regarda une dernière fois le comte et lui dit seulement :

– Adieu, Owen. Et merci.

– Non, souffla-t-il avec toute l'impuissance du spectateur qui assiste au dénouement d'une tragédie antique.

Sa silhouette immobile donnait l'air d'avoir été frappée par la foudre invisible de quelque divinité en colère. Dans un effort suprême, il porta lentement ses mains à son crâne, le visage plus impénétrable que jamais.

Au même moment, une voix insouciante résonnait au loin :

– Sylvestre, veille bien à ce que l'on ne dépose aucune rose autour de mon lit. J'ai toujours eu horreur des roses.

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