32 : Les Djinns
– Je suis allé trop loin.
Owen appuya ses paumes contre le rebord brulant du conduit de la cheminée. La lumière des flammes prêtait d'étranges reflets cuivrés à ses cheveux en bataille.
Une ombre se profila au-dessus de sa tête, fit quelques bonds, avant d'atterrir souplement sur le sol.
– Le Livre n'a pas respecté les règles. Il a révélé sur vous des inepties dégradantes, pure diffamation si vous voulez mon avis. Elle sait maintenant vos points faibles et elle pourrait s'en servir. Elle pourrait vous mentir, vous faire croire des choses pour être libérée...
– Ça n'a aucune importance, murmura le comte, puisqu'elle le sera bientôt.
L'ombre féline se figea jusqu'aux moustaches :
– Comment ? Après tout ça. Vous voulez la laisser partir ?
Belzébuth se glissa tout près de ses jambes et contempla les flammes avec avidité.
– Avez-vous oublié que son retour sera irrémédiable ? Définitif ?
Le magicien maudit laissa tomber son front contre le rebord de pierre.
– Non, soupira-t-il. Mais je ne peux plus soutenir son regard.
– Mais...
Il se redressa en serrant les poings :
– Ça suffit ! Je ne t'ai pas demandé ton avis.
Le chat se recula précipitamment, l'échine hérissée :
– Très bien, après tout... vous êtes le maître...
Une grimace amère appuya ces derniers mots. Pour la première fois, il ne souriait plus.
*
Alicia s'enroula dans un épais châle en laine. Malgré le petit poêle qui réchauffait la chambre, sa mâchoire claquait de manière incontrôlable. Pendant de longues minutes, elle se tourna et se retourna, incapable de se reposer. Finalement, ses yeux ennuyés s'accrochèrent à une fissure du plafond et ne la lâchèrent plus. Dans son imaginaire, la fissure s'étirait, dansait, s'entortillait comme un serpent.
Après un certain temps, son esprit se ressaisit. Elle se leva et descendit à la bibliothèque en veillant bien à ne pas faire de bruit. Pourtant, une fois arrivée devant la porte ouverte, elle s'arrêta brusquement : le comte était là, sous une pile de livres et de parchemins qu'il tenait à bras le corps.
Une moue contrariée se traça sur le visage de la jeune fille. Elle allait discrètement tourner les talons quand Owen l'aperçut. Surpris, ce dernier laissa les livres lui échapper et tomber en cascade sur le sol. Il se baissa maladroitement pour les retenir... mais beaucoup trop tard. Alicia, qui en temps normal aurait explosé de rire, se permit de lui témoigner un mépris royal tandis qu'elle enjambait le tas de livres sans desserrer les lèvres.
– Je... j'essaye de faire un peu de rangement, bégaya Owen.
Ses mots se cognèrent à un mur d'indifférence. La jeune fille passait en revue tous les romans qui tombaient sous sa main, les ouvrait puis les reposait, sans daigner lui adresser un seul regard. Owen resta planté derrière elle et se mit à la contempler avec insistance. Alicia sentait son regard invisible peser sur son dos.
Mais qu'est-ce qu'il me veut ?
D'un geste agacé, elle attrapa un livre au hasard et le rangea sous son bras.
– Vous êtes courageuse. Celui-ci est écrit dans une langue ancienne particulièrement complexe...
– Idéal pour occuper ma perpétuité, rétorqua-t-elle.
Après réflexion, elle reposa le livre dans un long soupir. Ce genre de lecture ne l'enthousiasmait pas du tout et puis, au fond, elle n'avait même plus envie de lire.
– Alicia...
Elle releva le nez.
– Vous savez, un simple feu ne peut pas vraiment venir à bout de la magie.
– Dans ce cas, faites-le revenir !
– Il n'en est pas question.
Il baissa la tête et ajouta entre ses dents :
– De toute manière mes pouvoirs ne servent qu'à détruire.
Elle haussa les épaules. Comment pouvait-on dévaloriser autant sa propre magie ?
– Je ne vous demande pas de me comprendre ni de m'excuser.
« Encore heureux » grommela-t-elle.
– Ce qu'il vous a raconté sur moi est complètement ridicule ! (il se ravisa) Mais, soit ! je n'aurais pas dû en arriver là et, croyez-le ou pas, je regrette sincèrement ce que j'ai fait. Ce matin, grâce à vous, j'y ai cru... j'ai vraiment cru pouvoir retrouver l'insouciance et la gaité d'un temps qui me semblait perdu à jamais. Malheureusement, mon égoïsme s'est hâté de tout anéantir...
Les efforts du comte pour se racheter l'attendrirent plus qu'elle ne l'eût souhaité. Aucun mot ne sortait de ses lèvres à demi ouvertes, elle se contentait seulement de le regarder d'un air dubitatif. Owen profita de son désarroi pour plonger vers un rayon de la bibliothèque :
– Laissez-moi choisir pour vous.
Il agita sous ses yeux un énorme grimoire aux dorures enchanteresses. Aucune lettre, aucun titre n'étaient inscrits sur sa peau bleue nuit.
– J'ai cru comprendre que vous aimiez les contes de fées.
Il lui présenta l'énorme livre avec un entêtement touchant. La jeune fille ne trouva pas la force de le contrarier. Elle saisit le grimoire, un sourire nerveux flottait sur ses lèvres, tandis que les belles pages décorées de gravures s'écartaient pour s'ouvrir sur le titre d'un conte de Charles Perrault :
– La Barbe Bleue, lut Alicia.
Il rit.
– Vous préférez peut-être La Belle au bois dormant...
Il avait prononcé ces mots sur un ton faussement ingénu, presque complice.
Sans commentaire, pensa-t-elle.
Alicia contemplait l'illustration qui s'étendait sur une pleine page. L'ogre à la barbe hirsute brandissait un couteau, les yeux exorbités. À genoux, sa femme éplorée lui demandait pardon pour avoir désobéi. Pomme croquée, boîte de Pandore, rose coupée, feu volé, livre lu en cachette, toujours la même histoire condamnant les personnages trop curieux à un terrible châtiment.
– Ce personnage me terrifiait quand j'étais petite.
Le comte appuya négligemment sur les touches poussiéreuses d'un petit clavicorde en bois qui produisit une musique médiévale envoutante. Alicia l'entendit souffler d'un air lugubre :
– Pas autant qu'un homme sans visage...
Elle le regarda fixement tandis qu'il s'employait à mettre un peu d'ordre dans la bibliothèque. Oui, quand il lui était apparu dans la lumière pour la première fois, à ce moment, elle avait eu peur. Mais la peur vite dépassée, ce non-visage était devenu un des nombreux détails qui composaient le portrait du comte, un instrument de plus dans cette incroyable symphonie. Owen était bien plus qu'un magicien maudit. Comme n'importe qui, mais peut-être mieux que n'importe qui, le comte existait de ce que l'on ne voyait pas, de ce que l'on voyait et de ce que l'on devinait de lui.
À la place de l'invisible, chacun déposait sa propre réponse, une réponse visible, un jugement. Et le visage devenait miroir. Voilà sûrement pourquoi Owen semblait si facilement lire dans les pensées : il fallait se dévoiler plus qu'avec n'importe qui pour combler le vide de ce visage.
Owen pencha la tête et se mit à toussoter comme pour manifester son embarras.
– Alicia, tout va bien ?
Elle sursauta en réalisant son manque de discrétion.
– Pardon, je... merci pour le livre.
Elle resta un instant les yeux bêtement fixés sur ses chaussures. Ses joues lui semblaient anormalement chaudes. Pourquoi ne pouvait-elle pas décoller ses pieds du sol ?
Soudain, une succession de bruits sourds leur arracha un sursaut.
– Vous avez entendu ?
Au même moment, les bougies de la pièce s'éteignirent comme si on avait soufflé dessus.
– Des djinns, répondit simplement le comte.
– Quoi ?!
– Le Livre ne vous a pas parlé de ça, j'imagine.
Alicia le regarda d'un air inquiet.
– Ce sont des esprits vengeurs. Ils apparaissent à chaque éclipse de lune.
– Mais... qu'est-ce qu'ils veulent ?
– Ma mort, bien sûr !
Sûr de lui, le comte l'empoigna par le bras et se dirigea vers la source du tapage :
– Je vais les emmener dehors, à trois, préparez-vous à courir vers l'extérieur, UN ! DEUX !... TROIS !
– QUE... QUOI ?!
Sans lui laisser le temps de prendre son souffle, il la précipita hors de la bibliothèque. Le hall était plongé dans les ténèbres. Owen fit un grand geste et la porte s'ouvrit en claquant. Quelque chose, une fumée noire, passa devant le rectangle de lumière qu'Alicia ne lâchait pas des yeux. Une statue se brisa sur leur gauche, elle voulut se protéger mais le comte l'obligea à accélérer sa course jusqu'à ce qu'ils franchissent le seuil...
Alicia dévala les petites marches du perron puis se retourna vers le manoir. La lune qui flottait dans le ciel était aussi rouge que du fer plongé dans une forge infernale. Sa lumière écarlate dégoulinait sur le toit, noyait le décor dans une ambiance ocre, une ambiance d'apocalypse.
Tout à coup, le trou noir de la porte dégueula deux visages grimaçants qui fusèrent comme des comètes charbonneuses : des masques de démon. Leur corps brumeux propageait un vacarme de murmures incompréhensibles et inquiétants. Ils commencèrent à voler en cercle autour d'eux et furent bientôt rejoints par une dizaine d'autres serpents de fumées qui surgissaient de tous les côtés.
– Owen... murmuraient les voix, Rends-nous tes pouvoirs...
Les mots sortaient de leurs bouches immobiles. Des barbes et des cheveux de crins pendaient sur leurs visages rouges, blancs ou noirs. Certains avaient des cornes, d'autres des canines aussi grandes que des défenses.
– Restez là. Si jamais ils vous touchent...
Il se mit à fouiller son manteau à la recherche d'une paire de gants.
« Ils vous prendront votre âme. »
Il enfila ses gants de magicien avec la plus grande nonchalance, comme s'il ne voyait pas l'urgence de la situation.
– Owen... Tu vas mourir...
Les masques se rapprochaient dangereusement.
– Vous êtes sûr que...
– C'est bon !
Il écarta les coudes et leva doucement la paume de ses mains, tel un pianiste qui s'apprêterait à frapper un accord sur un clavier invisible.
Aussitôt, le sol se mit à trembler et des dizaines de fragments de pierres lévitèrent autour d'eux. D'un geste, il projeta ses doigts vers l'avant et les pierres fondirent sur les masques qui arrivaient en ondulant comme des dragons. L'un d'eux évita adroitement les projectiles tout en se frayant un chemin vers Alicia, la gueule grande ouverte.
– Attention !
Entraînée dans ce passo doble démoniaque, Alicia s'écarta de justesse. Owen se campa devant elle sans rien perdre de son flegme. On aurait dit qu'il s'amusait de la situation. Des filaments de lumière noire sortaient de la pulpe de ses doigts et frétillaient comme des anguilles électriques. Il se mit à manipuler cette matière, approchant et éloignant ses paumes puis, sans prévenir, il tendit le bras vers un masque blanc, l'autre bras replié, dans une position qui ressemblait à celle d'un archer. Soudain, quelque chose de presque invisible se propulsa de sa paume pour frapper la cible qui se trouva prise au piège. Aussitôt, il envoya l'esprit se fracasser sur un autre qui approchait. Les fragments de masques tombèrent au sol avant de partir en fumée : deux de moins !
Alicia écarquilla les yeux. Elle n'avait jamais vu Owen s'adonner autant à la magie. Dans la salle des miroirs, elle avait été trop occupée à se protéger des débris qui volaient dans tous les sens. Là, elle pouvait enfin observer l'étendue de ses capacités.
Owen n'eut pas le temps de reprendre son souffle. Plus échaudés que jamais, les djinns fondirent sur eux en poussant des hurlements stridents.
Le comte esquissa une sorte de pyramide avec ses mains et Alicia retint son souffle. Au dernier moment, il frappa du pied : une onde assourdissante se propagea sur le sol et les esprits de la première ligne furent aussitôt désintégrés.
Owen 1 Djinns 0
Alicia avait presque envie d'applaudir mais la secousse lui avait donné une drôle de nausée. Elle ressentit le même malaise que cette nuit où Owen l'avait repoussée, depuis la pièce interdite. Immédiatement, sa vue se troubla et ses oreilles se mirent à bourdonner. Elle crut perdre l'équilibre un instant, fit quelques pas en arrière. Un pas, deux pas, trois pas. Trop de pas.
L'un des masques saisit cette occasion pour se jeter sur elle.
– Non ! s'écria Owen.
La jeune fille comprit son erreur et se prépara au choc... Mais quand elle ouvrit les yeux, la créature était figée à quelques centimètres de son visage. Alicia n'osait plus bouger, complètement terrifiée.
Un peu plus en retrait, Owen fermait ce dangereux triangle. Sa main crispée tremblait violemment, tout son corps s'était raidi, happé par l'effort. Soudain, il replia ses doigts : le masque se craquela puis explosa en mille morceaux.
Alicia poussa une exclamation victorieuse. Elle se retourna vers Owen pour lui adresser un sourire admiratif qui se fana aussitôt.
Le cri de victoire se changea en hurlement. Trop tard.
Un djinn avait flairé une ouverture et venait de traverser le torse du comte dans un tourbillon de fumée.
La douleur le plia en deux. Un autre démon en profita pour le traverser dans l'autre sens, puis un autre, puis encore un autre, lui arrachant des gémissements de moins en moins audibles. Balloté d'avant en arrière comme une vulgaire poupée de chiffon, il se débattait vainement au milieu des monstres triomphants.
La lune éclaboussée de sang s'assombrit et l'atmosphère du jardin devint encore plus macabre.
– Ces pouvoirs ne sont pas à toi, humain.
– Tu n'en es pas digne.
– Abandonne.
Owen marchait, ou plutôt titubait, de plus en plus recroquevillé, à bout de forces.
Abandonne....
Alicia regardait la scène avec effroi, incapable d'agir sans aggraver la situation.
Abandonne...
Est-ce qu'ils avaient vraiment perdu ? Les monstres étaient en train d'aspirer sa force, peut-être même de lui arracher son âme... et elle était la prochaine sur la liste ! Tout était de sa faute. Si elle n'avait pas été là... Pourquoi est-ce qu'il fallait toujours qu'elle soit une spectatrice inutile ? Si seulement elle avait des pouvoirs !
Perdu pour perdu, elle se prépara à foncer vers les masques dans un dernier geste de bravoure quand ses oreilles saisirent un faible ricanement. Le dos courbé, les bras ballants, Owen ressemblait à une marionnette secouée de hoquets. Une étrange fumée noire s'élevait de son corps. Le rire s'intensifia, un rire fou qui envahit l'espace. Les yeux d'Alicia s'écarquillèrent de peur. Le comte était métamorphosé. Avec ce rire, l'horrible souvenir d'Owen en lévitation dans la pièce interdite refit surface.
– Vous voulez mes pouvoirs ?
Tandis qu'il parlait, son ombre gigantesque s'était divisée en deux silhouettes ondulantes. Des milliers d'insectes de fumée y prenaient vie dans un murmure ininterrompu. Lentement, les ombres se soulevèrent du sol comme des linceuls sous la brise.
– Vous voulez mes pouvoirs ? répéta-t-il.
Et plus il parlait, moins il avait l'air humain.
– Je vous en prie...
Le murmure se changea en un bourdonnement de plus en plus menaçant, cauchemardesque :
– SERVEZ-VOUS !
Alors qu'il restait immobile, les volutes ténébreuses envahirent l'espace, s'allongeant, se croisant et se contractant à l'infini, comme animées par une volonté propre.
Owen, lui, ne bougeait pas d'un cil. On aurait dit qu'il dormait debout.
Devant l'assaut, les masques tentèrent de s'enfuir mais les nuées grouillantes les poursuivaient partout, dans le ciel, au ras du sol, ils n'avaient aucune échappatoire.
L'un après l'autre ils volèrent en éclat.
Alicia qui s'efforçait de ne plus bouger reprit son souffle. Les volutes se tournèrent aussitôt vers elle, à l'affut de leur prochaine victime. Elles se mirent à avancer lentement, de plus en plus près, comme pour la jauger.
– Owen...
Soudain, ce dernier se laissa tomber à genoux et toute trace de sa magie s'évanouit pour laisser place au silence.
Un immense croissant immaculé avait remplacé la lune rouge. Les silhouettes de la nuit reprirent leur teinte bleutée.
– Une vraie partie de plaisir, murmura-t-il entre ses dents.
– Vous êtes blessé ?
– Je vais m'en remettre. Cela aurait été bien plus grave s'ils s'en étaient pris à vous.
Elle le considéra de haut en bas, tandis qu'il se relevait péniblement.
– Cette magie... vous êtes incroyablement puissant.
– J'étais en train de perdre le contrôle, corrigea-t-il. Sur ce point, les djinns ont raison. Personne ne devrait avoir de tels pouvoirs.
– Vous pourriez vous en servir pour faire le bien, pour aider les autres.
Il lui ouvrit la porte d'entrée d'un geste sec.
– Faire le bien, c'est bon pour les tyrans ou les héroïnes comme vous.
– Vous l'avez fait, quand vous avez sauvé le loup du passeur.
Il s'arrêta brusquement, encore à bout de souffle.
– Comment vous...
« Ah... oui. » grinça-t-il.
La trahison du Livre lui était revenue en mémoire.
– C'était par intérêt.
Précautionneusement, il repoussa le pan d'un rideau pour scruter une dernière fois l'extérieur.
– Arrêtez de mentir !
Alicia se tenait face à lui, les bras croisés.
– Quoi qu'il en soit, répondit-il d'un air agacé, je ne les utilise qu'en ultime recours.
– Sinon vous préférez ne rien faire ? Parce qu'il y a un risque ?
Le comte s'enfuit vers l'escalier.
– Vous avez lu mon histoire. Vous savez donc au moins une chose, c'est que la magie n'arrange jamais les problèmes, elle les aggrave.
Alicia poussa un long soupir : décidément, ils n'étaient jamais d'accord.
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