30 : Histoire éternelle

Le Livre se tut. En entendant son nom, Alicia sursauta puis resta comme pétrifiée. Le silence prolongé du Livre l'intrigua. Elle l'invita donc à poursuivre son récit mais il refusa mystérieusement.

– Nul ne peut lire son histoire, Alicia. C'est à toi de l'écrire, en la vivant.

Pourquoi parlait-il comme un vieux sage tout à coup ?

– Ça aurait pu m'aider pourtant, soupira-t-elle.

– De toute façon, je ne connais pas la suite.

Il retroussa ses narines d'un air boudeur, les yeux plissés fuyant tout contact visuel.

Comme le soir était tombé sur La Luna, Alicia descendit dîner, un peu perturbée par les révélations du Livre. Ni Owen, ni Belzébuth ne daignèrent se montrer. Le manoir avait l'air complètement vide. Lorsqu'elle retourna dans la chambre, elle dévisagea son nouveau compagnon :

– Je sais que tu mens.

D'un geste dramatique, elle sortit de sa poche un encrier plein d'une mélasse meurtrière et menaça d'en verser le contenu sur ses belles pages veloutées.

Le Livre s'empourpra, incapable de résister à cette odieuse torture, il avoua :

– D'accord, d'accord, je me rends. J'en sais plus que ce que je t'ai raconté. Mais pas au-delà du temps présent...

– Alors rien ne t'empêche de continuer l'histoire. Tu pourrais le faire, juste un tout petit peu ! J'aurais besoin d'être éclairée.

– Ce n'est pas à moi de faire ça... Et puis, il en va de mon honneur de livre !

– Je comprends, fit-elle d'une petite voix faussement émue, ma situation est tellement désespérée que tu n'oses pas me l'avouer, tu veux me protéger. Mais c'est inutile, je sais que je suis condamnée à souffrir dans cette prison, pour toujours.

Et elle s'effondra sur le lit en sanglotant. De temps en temps, elle jetait des coups d'œil vers le Livre pour s'assurer que son jeu était convainquant. Ce dernier mordit à l'hameçon plus vite qu'un banc de piranhas dans une piscine olympique.

– Oh, mais tout n'est peut-être pas perdu. Et ton histoire n'est certainement pas aussi sombre que tu le penses...

– Ah ?

Alicia ouvrit de grands yeux attentifs en espérant que le Livre laisse échapper d'autres mots. Hélas ! Celui-ci ne tarda pas à comprendre la supercherie :

– HEY ! Tu crois que j'ai pas saisi ton petit jeu ? J'en ai déjà beaucoup trop dit ! Allez-y très chère, vous pouvez me noyer sous votre encre perfide, telle une sorcière de Salem, je ne moufterai point !

La jeune fille pouffa de rire.

– Pas la peine, lança-t-elle entre ses dents. Je t'aime bien, tu sais.

Quelques tours d'aiguilles plus tard, Alicia et le Livre en étaient toujours à se chamailler joyeusement quand le souvenir cauchemardesque de la pièce interdite estompa la bonne humeur ambiante. Les bougies s'étaient allumées d'elles-mêmes, conscientes que le soir venait de tomber.  Dans sa chambre, Alicia faisait les cent pas, les bras croisés, obsédée par une idée fixe :

– Ça arrive à chaque fois qu'il s'endort ? Je veux dire, il perd forcément le contrôle ?

– Mmm, fit le Livre, en réalité, les crises sont favorisées par des sentiments négatifs comme la tristesse, la colère, l'angoisse... C'est comme si quelque chose à l'intérieur de lui se nourrissait de son mal être. Et ça s'aggrave avec le manque de sommeil, malheureusement. C'est un cercle vicieux.

Alicia s'arrêta net.

– D'accord.

– Co...comment ça « d'accord » ? Oh je n'aime pas ce regard. Hé ! Alicia, je sais pas ce que t'as dans le crâne mais c'est trop dange...

Le Livre n'eut pas le temps de finir sa phrase : elle s'était déjà envolée.

*

Le couloir du troisième étage semblait plongé dans un sinistre repos. En s'approchant, Alicia pu constater qu'un léger halo de lumière provenait de la chambre du comte. Les battements de son cœur s'emballèrent. Et encore, l'expression était trop faible. Disons plutôt que sa diastole et sa systole jouaient des maracas dans sa poitrine. Que faisait-elle là, au juste ? Alicia, 10 ans et demi, espionne de choc. Cette situation devenait positivement bien trop ridicule.

« Abort mission, je répète, abort mission », plaisanta-t-elle en son for intérieur.

Avant de partir, elle se pencha pour coller son oreille aux fines planches de bois quand, sans prévenir, la porte s'ouvrit et le visage d'Alicia vint s'écraser contre une chemise blanche : Owen.

– Bon sang, Alicia, mais qu'est-ce que vous fabriquez derrière ma porte ?!

– Je... je.

Son bras indiquait la sanglante pièce au fond du couloir.

Sans ménagement, le comte l'écarta de son chemin :

– Allez vous coucher ! maugréa-t-il.

– Non !

– À quoi jouez-vous ?! Vous n'avez donc pas le moindre instinct de survie ?

Et il la repoussa de plus belle vers l'escalier.

– Ça fait combien de temps que vous n'avez pas essayé de dormir ?

Cette question le plongea dans un mutisme des plus évocateurs.

– Vous savez quoi : venez dans le salon.

Elle s'agrippa obstinément à sa manche :

– Puisqu'on est insomniaques tous les deux, autant passer la soirée ensemble, non ? Allez, faites-moi confiance pour une fois !

Owen poussa un long soupir : les yeux suppliants de la jeune fille ne mirent pas longtemps à le faire céder.

– Très bien, mais si je m'endors, ne tentez pas de me réveiller. Allez tout de suite vous enfermer dans la pièce du dernier étage, fermez bien la porte et ne sortez pas avant l'aube, c'est clair ?

Alicia lui répondit par un large sourire victorieux.

– Limpide.

*

Owen s'était assis sur un des grands fauteuils en velours à motifs fleuris. Les bras pendants et la tête tournant dans toutes les directions, il donnait l'impression de découvrir la pièce pour la première fois.

Il semblait à deux doigts de se lever et partir mais la jeune fille ne lui en laissa pas l'occasion. Elle fit tomber un tas de vieux livres poussiéreux sur ses genoux.

– J'ai décidé d'en apprendre plus sur ce monde. Je compte sur vous et vos connaissances pour m'aider.

À sa grande surprise, le comte acquiesça :

– Bien, demandez-moi ce que vous voulez.

– Alors, pour commencer...

Elle leva jusqu'à ses yeux le premier livre de la pile et prit le ton circonspect d'un détective de série télé :

Les Fleurs du mal. Si nous sommes dans un autre monde, pourquoi est-ce que vous avez du Baudelaire dans votre bibliothèque ?

Les yeux d'Owen s'illuminèrent :

– Vous le connaissez ? J'ai cherché son nom pendant des jours !

L'expression interloquée d'Alicia le ramena sur terre.

– Mais oui... c'est vrai... c'est un auteur de chez vous. Quelle chance !

Alicia commençait à mesurer l'étendue du problème :

– La vache...

– Vache ?

– Laissez tomber... Revenons-en à ma question.

– Eh bien, comme vous avez pu vous en apercevoir, il existe des brèches, des passages. Nous ne saurions rien de votre monde sans cela, et sans le savoir ancestral transmis par les enchanteurs.

– Les enchanteurs, répéta-t-elle.

Il lui semblait que le Livre avait déjà évoqué leur existence.

– Ce sont des sages qui maîtrisent la magie. Ma bibliothèque me donne accès à tout leur savoir. Certains ont l'espoir de voyager vers votre monde qui serait plus ancien et cacherait de grands pouvoirs. Ces personnes ont réussi à intercepter quelques bribes de votre culture. Les langues altermondiennes ont été apprises et diffusées dans la noblesse d'abord, en signe de distinction, puis elles se sont répandues dans la Contrée. Des passages pour que les hommes puissent voyager entre les mondes ont été ouverts par des personnes plus ou moins bien intentionnées. Mais, pour une raison qui reste inconnue, il s'avère que seuls les hommes de l'ancien monde, je veux dire votre monde, peuvent traverser ces brèches. Peut-être à cause de la force d'attraction qu'exerce la magie. Quoiqu'il en soit, après des millénaires, les voyageurs comme vous se comptent sur les doigts d'une main.

– Waouh, souffla Alicia non sans éprouver une certaine fierté.

– Il y a de nombreux récits plus ou moins fantaisistes qui relatent l'origine du lien entre nos deux univers. On appelle ça la théorie du détachement des mondes. Tenez, voici une légende qui résume très bien ce que je suis en train de vous raconter.

Dans un crépitement d'étincelles, Owen fit apparaître un rouleau de papyrus jauni au-dessus de sa main. Il s'en empara et le déroula d'un coup. Des colonnes d'idéogrammes incompréhensibles défilaient sous leurs yeux, quand soudain les signes se mirent à briller et leurs contours se transformèrent. Alicia parcourut le texte des yeux :

À la création de l'univers, l'Esprit et la Matière étaient fusionnés. Mais l'Esprit voulut prendre le dessus. C'est ainsi que les premiers hommes virent le jour.

...

Mais l'Esprit ayant fait de la Matière son esclave, l'équilibre était rompu et le chaos régnait.

...

Certains hommes ne voulaient plus être dominés par les enchanteurs et leur magie destructrice. Ils les forcèrent alors à s'exiler dans un nouveau monde.

...

Dans cet ancien monde délaissé par les dieux, seuls les contes et les légendes portent encore le souvenir de l'âge d'or...

– À vrai dire, objecta Owen, des traces de magie sommeillent encore dans votre civilisation. C'est grâce à elles que vous êtes là, devant moi. Vous avez sans doute réussi à réveiller une de ces brèches anciennes et imprévisibles. Ce qui est surprenant car, avant vous, seul votre passé nous était accessible. Comme si quelque chose dans votre époque était résolument anti-magique... quelque chose qui...

– La révolution numérique, j'imagine, soupira Alicia.

Owen frissonna d'intérêt :

– Ah oui ? Vous n'avez donc plus besoin de magie ? Quelle victoire pour l'intelligence humaine.

– Si vous le dites...

Un instant de silence suivit cette sentence sarcastique. Alicia perdit son regard sur les bougies des chandeliers qui fondaient à vive allure. Dehors, toute l'étrange Contrée semblait endormie. Dans un long soupir, le comte allongea ses jambes sur une table basse vis-à-vis de lui. Il semblait enfin détendu. Après avoir éclairci sa voix, il lança sur un ton rêveur :

– Je me demande s'il y a une raison qui explique pourquoi vous avez répondu à mon appel à l'aide. Après tout, ce n'est sans doute qu'un concours de circonstances, un simple hasard.

Alicia fut immédiatement projetée face à l'éventualité qu'une toute autre personne pourrait se trouver à sa place, sur ce fauteuil, qu'une toute autre personne aurait pu frapper à la porte du manoir d'Owen. Elle ne put que rejeter ces hypothèses : il lui semblait évident que cette rencontre lui était réservée. Mais dans ce cas, qu'est-ce qui avait bien pu la déclencher ? Aurait-elle pu être manquée ? Ou bien peut-être qu'Alicia avait elle-même provoqué...

– J'ai envie de croire que c'est le destin.

– Comme je vous comprends. Comment accepter que notre vie n'est qu'une somme de hasards et de coïncidences ? Quelle ironie pour l'homme et sa vanité. Mieux vaut penser qu'il existe un auteur quelque part, qui écrive tout, qui nous écrive, sur du marbre. Imaginez un peu, vous et moi, personnages d'un roman...

Il poussa un long soupir :

– Dénué de sens.

Alicia se mit à rire.

– Ah non, arrêtez de faire le cynique, ça ne vous va pas du tout.

Il se recueillit un instant.

– Vous savez, j'ai lu beaucoup de livres, de mon monde et du votre, du présent, du passé... et du futur. Et je n'ai toujours pas de réponse. J'ai seulement essayé de suivre...

Il caressa machinalement la chaîne de son pendentif.

– Bref ! Cessons de nous trouver des excuses, notre destin est entre nos mains ! Mais si vous avez besoin de croire en quelque chose, je vous conseille ce genre de psaumes.

Il lui présenta le recueil du poète maudit.

– J'ai dû le lire une dizaine de fois, rétorqua Alicia.

– Seulement ?

Elle sourit. Un lien inattendu se tissait entre elle et le comte. Il lui apparut plus familier, moins glacial, et elle le regardait avec des yeux pétillants de curiosité, comme si elle venait de découvrir une petite brèche dans son armure.

– Vous êtes un lecteur compulsif, lança-t-elle en regardant les piles de livres qui patientaient près de son fauteuil.

Il acquiesça.

– Quand on vit seul dans un manoir pendant des années, les livres sont vos seuls amis. Un peu comme des bouées de sauvetage qui vous empêchent de sombrer complètement, au plus profond de vous-même...

Le son de sa voix déclina progressivement jusqu'au murmure. Il sembla se perdre un instant dans ses pensées, ses doigts tapotaient une page du recueil ouvert. Alicia eut le temps de déchiffrer le titre du poème : De Profundis Clamavi.... quand soudain, il referma l'ouvrage dans un claquement théâtral.

– Mais vous, Alicia ! Vous devez avoir de la famille, des amis, des gens qui vous sont chers, n'est-ce pas ? C'est étrange.

Le livre avait craché un énorme cumulonimbus de poussière qui retombait progressivement comme un soufflé.

– Pourquoi étrange ?

– Parce que vous ne pensez manifestement pas ces liens assez forts pour vous permettre de traverser un simple mur. Alors que vous avez été assez téméraire pour traverser la frontière entre deux mondes.

– Comment ça ?

– Je suis au courant de vos petites tentatives d'escapade, répondit-il brusquement.

Alicia se sentit comme un voleur pris la main dans le sac.

– Et alors ? rétorqua-t-elle. Vous allez m'enfermer dans ma chambre et me priver de dessert ?

– Quoi ? Non, j'allais vous donner un conseil, en tant que magicien maudit. Si vous avez pu venir ici, c'est que rien ne vous retenait là-bas. Mais si vous n'avez pas réussi à passer ce portail, c'est que quelque chose ici vous retient.

CQFD. Alicia se sentit une nouvelle fois comme cette petite souris sur une table de dissection, la silhouette géante du comte penchée sur elle, un scalpel à la main.

– Et qu'est-ce qui me retient ici ?

– C'est justement ce que je me demande depuis le début.

La remarque sans réponse se dispersa dans l'air. Alicia restait pensive. D'ordinaire, elle n'aurait pas très bien accueilli ce retournement de situation. Comme si tout ça était de sa faute ! Encore une idée bien tordue signée Môsieur le sociopathe-neurasthénique ! Pourtant, c'était la première fois depuis longtemps qu'elle avait une conversation aussi franche avec le comte. Et s'il n'avait pas complètement tort ? Si les liens qui la retenaient à son monde n'étaient pas assez forts ? À part la routine et l'habitude, qu'est-ce qui lui donnait envie de sortir de son lit ? À quel moment avait-elle cessé de croire en elle pour se morfondre dans une spirale d'ennui et de morosité ? Elle ne se sentait capable de rien de bon. Ici, au moins, elle vivait des choses incroyables. Quand elle serait de retour, est-ce que tout redeviendrait comme avant ? D'un autre côté, tant qu'elle restait prisonnière du comte et de son manoir, difficile de se projeter !

Elle sentit qu'il était plus que temps d'aborder enfin le sujet de sa détention. Fatiguée, elle ferma les paupières, juste un instant, le temps de choisir ses mots le plus précautionneusement possible. Fatiguée, elle ferma les paupières, juste un instant, juste un instant, juste... 

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