3 : Pull de Noël
– Alicia ? appela une voix chantante qui se rapprochait. Je suis rentrée. Tu es là ? Oh, qu'est-ce qu'il fait noir ici ! Tu n'en as pas marre de rester enfermée ?
– Mmh ? marmonna Alicia à sa mère qui se tenait dans l'entrée de la pièce à vivre.
Avachie sur un canapé, la jeune fille ne décollait pas les yeux de son livre qu'elle parcourait avidement depuis le matin. La femme examina l'objet, les sourcils froncés et triturant son téléphone portable.
– Qu'est-ce que c'est que ce pavé ?
– Des contes.
– Mais tu n'as plus l'âge, ma chérie.
– J'essaye de trouver quelque chose qui ressemblerait à mon rêve.
Absorbée par le message qu'elle venait de recevoir, la mère souffla un distrait « Ah, oui ? ».
– C'était vraiment beau, continua Alicia, avec enthousiasme. J'étais dans une forêt, en automne. Il y avait cette lumière poudreuse, apaisante... Un peu comme si j'étais rentrée à l'intérieur du tableau au-dessus de mon lit, quand j'étais petite, tu te rappelles ?
Les yeux d'ébène de la jeune fille se posèrent sur sa mère hypnotisée par son engin électronique.
« Mais pourquoi est-ce que je lui raconte ça ? », marmonna-t-elle.
– ...Et à la fin, chaque parcelle de son corps s'est fait transpercer par des aiguilles.
Le pouce de la mère resta suspendu au-dessus de l'écran. On aurait dit une gorgone pétrifiée.
– Je plaisante, corrigea immédiatement Alicia en levant les yeux au ciel. Je plaisante.
Mais la quinquagénaire ne cessait pas de dévisager sa fille.
– Écoute, ma chérie, pourquoi est-ce que tu n'irais pas t'aérer un peu ? Sortir avec des copines, te faire une toile, les boutiques et... Oh ! Attends ! Regarde ce que j'ai acheté...
Dans un état d'excitation comique, elle partit en piétinant sur ses escarpins pour revenir quelques instants plus tard.
– Tadaa ! Alors, comment tu me trouves ?
Alicia détacha ses yeux du livre pour découvrir, avec horreur, sa mère affublée d'un gros pull en laine rouge, décoré de flocons de neige et autres motifs du même goût. Elle gesticulait devant sa fille en imitant les poses d'un mannequin sur son podium, mais Alicia était plutôt tentée de la comparer à une dinde de Noël.
– Bien, répondit-elle, se replongeant aussitôt dans son livre d'images.
– Tu n'as même pas regardé ! La vendeuse m'a dit que c'était top tendance cet hiver. Et la meilleure, c'est qu'il y a exactement le même en couverture de mon magazine ! C'est tellement incroyââble ! Bon, c'est vrai que le rouge fait un peu too much. Mais moi je trouvais ça plutôt amusant, pas toi ? J'aurais dû le prendre en crème ?
– D'accord.
– Comment ça d'accord ? Tu m'écoutes ? Tu penses sûrement que ce n'est pas mon style. Tu peux me le dire !
Alicia leva un sourcil :
– Tu veux que je te dise que je n'aime pas ?
La quinquagénaire fit lentement glisser ses ongles couverts de gel dans sa frange peroxydée.
– Dis-moi la vérité, au lieu de me montrer cet air bizarre, on ne sait jamais ce que tu penses...
À ces mots, le regard d'Alicia s'alluma d'une lueur fière. Elle se redressa et déclara sur un ton de première de la classe :
– Très bien. Ce pull est affreux, immonde, ridicule. C'est un attentat contre mon globe oculaire.
Sa mère prit un air faussement désolé qui avait le don de l'agacer au plus haut point :
– Je comprends. Tu sais, entre une mère et sa fille il peut y avoir une sorte de rivalité inconsciente mais j'aime prendre soin de moi et...
La bouche d'Alicia s'écartait démesurément.
– Quoi ?!
– Dans mon magazine ils expliquent ça très bien.
– Je rêve ! Ton cerveau est complètement intoxiqué par ces conneries !
Son regard balaya la pièce et s'arrêta sur une boîte de médicament.
« C'est à ça que j'ai envie de ressembler, tu crois ? Une mère célibataire qui retombe en adolescence ? (elle ajouta à voix basse) Camée aux anxiolytiques. »
Alicia surveilla du coin de l'œil la main de sa mère étranglée de bagues qui se leva.
– Aux dernières nouvelles, c'est cette mère célibataire qui te fait vivre !
La colère avait asséché sa bouche qui se déformait en forme de trapèze au-dessus de ses dents jaunies par le tabac.
Et c'était parti pour les remontrances ! Elle avait l'impression de vivre la même scène en boucle depuis des mois. Ce pull grotesque semblait n'avoir pour autre but que de provoquer une énième dispute.
– J'en ai marre que tu déformes chacun de mes propos ! C'est toi qui cherches les problèmes ! criait la voix aiguë de sa mère.
Peut-être bien au fond qu'elle cherchait les problèmes. Cette comédie n'avait que trop duré. Mais à quoi bon s'épuiser à dialoguer ? Il n'y avait aucune espèce de communication possible.
La jeune fille se replongea obstinément dans son livre.
– C'est bon, pardon, marmonna-t-elle.
Discrètement, elle suivit du regard sa mère qui s'agitait dans son pull à la laine piquante, une bouteille de vin à la main.
Pendant un instant, elle se demanda s'il était possible qu'un jour elle finisse par lui ressembler. Puis elle se répéta, comme pour conjurer un mauvais sort :
« Jamais, jamais, jamais. »
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