27 : Chacun de son côté

BIM !

BAM !

L'œil torve, Alicia rattrapa la balle qu'elle lançait contre le mur depuis plusieurs minutes sans faiblir.

Au moins le « coffre sur demande » avait-il fini par servir à quelque chose.

Owen était sorti depuis plusieurs heures maintenant. Planqué sous son chapeau haut-de-forme, il avait poussé le portail de fer et s'était enfoncé dans les bois maudits.

– Je me demande ce qu'il fabrique dehors.

Elle fit tourner la balle entre ses doigts, une caricature peu flatteuse du comte y était dessinée.

– Bah, fit le Livre, il s'est sûrement assuré que personne ne le soupçonne d'être responsable de la mort de Dahlia. Et puis, il a dû se promener. Le comte fuit souvent l'ambiance macabre du manoir pour admirer la nature. Il est plutôt sensible sous ses grands airs !

– Sensible, c'est ça oui ! Ça ne le gêne pas de me laisser moisir entre ces quatre murs !

Elle renvoya la balle avec rage. À force de passer des heures entières dans cette chambre, elle avait comme l'impression de dépérir.

« Tu crois que tout le monde est parti à ma recherche ? Si ça se trouve, on parle de moi dans le journal. Mes parents, ils doivent être fous d'inquiétude. »

Un hoquet ponctua sa phrase. C'en était trop. Ses genoux ne supportèrent plus la charge de son corps. La tête entre les bras, elle se laissa glisser sur le sol, enfonçant ses ongles dans sa chair à chaque nouveau sanglot qu'elle tentait de réprimer.

Le Livre n'en menait pas large. Ses yeux agités roulaient confusément de droite à gauche et il se mordait le cuir inférieur de sa couverture.

– Il y a peut-être quelque chose à faire, chuchota-t-il.

Son visage se contorsionna en d'étranges grimaces.

Alicia renifla.

– Qu'est-ce qui te prend ?

– Hein ? Je ? Quoi ?

– Livre !

Un regard noir de la jeune fille suffit pour mettre un terme au dilemme cornélien qui le torturait.

– D'accord, d'accord ! craqua-t-il. Ouvre bien tes esgourdes. Dans le jardin, il y a un puits. Un puits magique ! Si tu te penches dessus, tu entendras sûrement ceux qui parlent de toi. Ta famille, tes amis... 

Les sourcils de la captive se relevèrent. Elle n'osait croire ce qu'elle venait d'entendre.

– Un puits, se répéta-t-elle.

– Oui, mais t'es pas censée être au courant... Alors fais gaffe, ma petite !

Alicia plongea sur lui pour le serrer dans ses bras.

– Et voilà, je sens déjà que je vais le regretter ! Si le comte l'apprend, je suis un livre mort ! Qu'est-ce qui m'a pris de te raconter ça ? Ma grand-tante me disait toujours : « Tourne sept fois ta plume dans ta main avant d'écrire. ». Enfin, ça, c'était quand j'étais encore...

Mais Alicia ne l'écoutait déjà plus, trop absorbée par la perspective d'entendre des voix familières. Elle le reposa (ou plutôt le laissa tomber) sur la coiffeuse avant de sortir en trombe.

Armée d'un petit rictus victorieux, elle se rendit dans le jardin sans se soucier du froid hivernal qui faisait rougir sa peau. Là, elle fit le guet un moment pour s'assurer qu'elle n'était suivie de personne, plus précisément, pour s'assurer que Belzébuth ne la suivait pas.

Le puits indiqué par le Livre était une simple construction de pierres empilées, plutôt haute. Alicia l'avait déjà vu de nombreuses fois lors de ses vaines recherches pour s'enfuir du manoir. Ses jambes se faufilèrent donc rapidement entre les buissons de plantes épineuses qui obstruaient le chemin tout autour. Finalement, penchée par-dessus la bouche sombre du puits, elle retint son souffle et écouta :

Silence.

Silence absolu.

Elle avait plongé sa tête dans le gouffre obscur depuis maintenant plusieurs minutes, mais rien de magique ne se produisait. Déçue, elle commençait sérieusement à remettre en doute les promesses du Livre, quand, tout à coup, une voix trouble s'éleva jusqu'à ses oreilles.

– Pour ce qui est des examens... résultats... plutôt positifs, son état est stabilisé.

– Qu'allez-vous faire maintenant ?

Les yeux d'Alicia s'embuèrent un peu : elle venait de reconnaître la voix de sa mère.

– Il est très difficile... quoi que ce soit sans savoir la cause de son état. Nous pensons qu'une crise d'... si on prend en compte... ce qui a pu la faire tomber dans le coma mais...

Ces mots ricochèrent comme un galet sur un lac. Voilà donc ce qu'il se passait là-bas : dans le coma, en état de veille. Par un miracle incompréhensible, son corps était aussi présent là-bas. Au moins, on ne prendrait pas son absence pour une vulgaire fugue d'ado. Elle écouta encore, complètement hypnotisée.

– Oh mon dieu, ma petite fille chérie, sanglotait sa mère.

Les voix prirent le ton crachotant d'une radio mal réglée et s'éloignèrent peu à peu.

Alicia imagina sa génitrice dans son pull rouge à flocons. Cette femme dont la vie n'était qu'une éternelle représentation avait enfin l'occasion de jouer son plus beau mélodrame.

La jeune fille écouta encore pendant quelques longues heures, guettant patiemment les paroles troubles qui voulaient bien s'échapper du puits. Finalement, comme le soir abaissait déjà son rideau d'aquarelle, Alicia se dépêcha de rentrer au manoir, avec une toute nouvelle lueur au fond des yeux.

« Un point partout, Owen. », susurra-t-elle.

En poussant la porte, elle reprit une tête d'enterrement. Règle n°1 : Savoir cacher son jeu.

*

– Impossible de la réparer.

Owen lança les vestiges d'une lanterne dans les mains du Passeur. C'était la lanterne qui pendait à l'entrée de la roulote. Sa vitre était brisée. Elle avait été vandalisée il y a quelques jours. Cet objet en apparence sans valeur recelait en vérité un pouvoir magique inestimable, tout spécialement pour le comte de La Luna. Ce dernier se laissa tomber sur un vieux rondin de bois puis tendit la main vers une bouteille poisseuse qui trônait sur la table faite de planches, ou plutôt de tranches d'arbre, bosselées et rugueuses.

– Et tu dis qu'il en est ainsi de tous les passages connus dans la Contrée, ajouta-t-il en se servant un verre du tord-boyau.

Évidemment, il ne pouvait pas boire. Il se contenta de faire rouler le verre entre ses doigts et d'en lorgner le liquide trouble d'où s'échappait des vapeurs mentholées.

Le Passeur le considérait gravement.

– Est-ce qu'on sait qui a fait ça ?

L'homme muet répondit en esquissant quelques gestes que seul Owen semblait capable de déchiffrer. Ce dernier ricana douloureusement :

– Sans doute un décret royal confidentiel. Il ne leur suffit pas de s'imaginer contrôler la magie. Ils souhaitent nous priver de toute ouverture vers un ailleurs, toute forme d'enrichissement, de liberté.

Owen passa ses doigts protecteurs dans la fourrure du grand loup qui venait le saluer en posant sa tête sur ses genoux.

Mais le visage du Passeur transpirait la désapprobation. Il s'exprima en langue des signes avant de le pointer du doigt.

– Qu'est-ce que tu veux dire par je ferme aussi mes frontières ?

Les grandes mains noueuses de l'homme firent le signe d'une clôture.

– Le portail du manoir ? lâcha Owen sur un ton amer.

Il ajusta ses vêtements, tête baissée.

– Je ne peux pas m'y résoudre. Je pensais que tu comprendrais.

Le Passeur fit encore quelques gestes.

– Comment ça ? se raidit le comte.

Il haussa subitement le ton :

– Je ne suis pas un tortionnaire. Elle vit mieux au manoir que n'importe où ailleurs. Et si elle est venue jusqu'ici, c'est bien qu'elle n'était pas à sa place dans l'autre monde ! Elle a créé une brèche par sa seule volonté !

Il secoua la tête puis se leva :

– Belzébuth avait raison, soupira-t-il, j'aurais dû garder cela pour moi. Bonsoir.

Il saisit son haut-de-forme d'un geste impérieux et s'engouffra dans le bois, les mâchoires serrées. Toutes les branches et les racines des arbres se rétractaient sur son passage...




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Bonsoir 🌙

Merci pour votre lecture ! Ça fait un petit bout de temps que je n'ai pas posté parce que....  j'étais en train de bosser sur un nouveau projet d'histoire

En réalité, j'avais trop peur que l'inspiration prenne la fuite (comme souvent....) alors je me suis focus sur ce nouveau projet et j'ai un peu laissé de côté Wattpad 😄 (Mais je vais me rattraper, okay ?!).

Le Conte de la Luna est un vieux petit monstre de Frankenstein pour qui j'ai beaucoup de tendresse et d'attachement. Or, même si je le rafistole sans cesse en ce moment (grâce à vos judicieuses remarques et impressions), c'est une histoire qui date et j'ai envie de me lancer enfin dans un nouveau projet qui correspond davantage à celle que je suis maintenant. Le problème, c'est que j'ai toujours eu des idées mais pour ce qui est de leur réalisation, c'est une autre paire de manches !

Est-ce que vous aussi, après votre premier bouquin, vous avez eu du mal à aller au bout de nouveaux projets ou c'est que moi ?? Le passage à la vie active y est certainement pour quelque chose de mon côté... 

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