26 : S'évader
La lumière dorée de l'aube s'infiltrait doucement dans la chambre. Alicia s'éveillait à peine quand elle sentit les battements de son cœur s'accélérer. Le poids d'une enclume écrasa sa poitrine jusqu'à la faire suffoquer. Elle s'empressa d'ouvrir les yeux et aperçut une forme floue devant son visage, une gargouille au sourire assassin qui la dévisageait. Elle se redressa dans un cri en repoussant la bête. Mais ses bras se débattaient dans le vide : la vision avait disparu en un battement de cils.
– Tu as vu ça ? fit-elle au Livre, encore essoufflée.
Mais le Livre dormait comme un loir, face contre table.
« La vache », gémit-elle en se remettant sur pieds. Elle avait passé plusieurs heures étendue sur le tapis et son dos en compote lui faisait payer cher cette extravagance. Que s'était-il passé ? Un frisson parcourut son corps au moment où elle se remémorait le souffle qui l'avait projetée en arrière. La peur d'être blessée lui vint à l'esprit. Elle palpa ses membres, inspira profondément. Elle semblait indemne mais le cours des événement restait confus dans son esprit. Le choc avait dû être rude.
Elle sortit de la chambre en quête de réponses quand un bruit de pas l'arrêta net. Son échine se raidit. Le comte arpentait le couloir, un énorme manteau doublé de fourrure sous le bras. Le brouillard dans lequel elle flottait se leva comme un rideau de théâtre et toute la scène lui apparut sous une lumière crue, aveuglante.
Croiser un mort-vivant ne lui aurait pas fait plus d'effet. Ou plutôt, c'était qu'il n'en soit pas devenu un qui l'étonnait le plus. Aucune trace, aucune goutte de sang ne tachait son élégant gilet de brocart. Pour tout dire, il ne lui avait jamais paru aussi vivant que ce matin-là. Dès qu'il l'aperçut, il se figea à son tour avant d'articuler :
– Vous avez désobéi.
– Je suis désolée, répliqua-t-elle, mais j'aimerais bien comprendre ce qui se passe !
– Est-ce que vous réalisez la chance que vous avez d'être encore en vie ?
– Non ! Puisque vous ne m'expliquez jamais rien ! C'était quoi ce délire ?
Il baissa la tête, noyant son menton dans la cravate bouffante qui lui serrait le cou.
– Un tour de magie, lâcha-t-il.
– C'est ça, oui ! Vous vouliez mourir et... et me laisser toute seule dans votre prison, hein ?
– Quoi ? Bien sûr que non, ça n'a aucun rapport avec vous.
Cette repartie offusquée la fit rougir de honte. Elle baissa la tête tandis qu'une grande tristesse refluait en elle ; le contrecoup de sa nuit d'horreur.
– Alors pourquoi ? fit-elle d'une voix faible, déjà résignée à ne pas connaître la réponse.
Il sembla hésiter, resta un moment silencieux, puis :
– Je ne peux pas me donner la mort. La malédiction me l'interdit.
Alicia fixa son visage vide avec des yeux brillants de confusion. Il s'expliqua :
– Je fais ça pour m'empêcher de dormir. Disons que je suis un peu somnambule. C'est la nuit que mes pouvoirs sont les plus... destructeurs. Quand je rêve, quelque chose, une... force sombre essaye de contrôler mon corps... et mon esprit. Voilà pourquoi je dois absolument m'enfermer dans cette pièce, là-haut. Normalement la porte est scellée par un sort, je ne comprends pas comment est-ce que vous avez pu l'ouvrir...
– Elle était déjà ouverte.
Le comte murmura quelque chose d'incompréhensible qu'Alicia ne releva pas.
Elle aurait pu poser un milliard de questions. Pourquoi s'était-elle évanouie ? Owen avait-il essayé de l'attaquer ou de la protéger ? Et qu'est-ce qui aurait pu se passer si la porte n'avait pas été fermée à temps ? Mais non, une toute autre pensée la préoccupait à cet instant précis :
– Owen, vous ne pouvez pas vous empêcher de dormir, vous allez devenir fou.
Il mit quelques secondes pour intégrer cette remarque.
– Peu importe, je ne veux courir aucun risque. Il y a quelques temps, je me suis réveillé en pleine forêt, malgré toutes mes précautions. Je n'ai aucun souvenir de cette nuit-là. Il est hors de question que je laisse une chose pareille se reproduire alors que vous logez sous mon toit. C'est pourquoi je suis passé à des méthodes, disons, radicales.
– L'épée ?
– Aussi efficace qu'une bonne nuit de sommeil !
L'image effrayante du comte qui flottait dans les airs percuta ses pensées.
– Vous êtes sûr qu'il n'y a pas un autre moyen ?
– Si. Le sommeil éternel. Quoique... je ne sais pas ce qui m'attendra une fois mort... Qui sait ! Ça pourrait être pire qu'ici. S'il y a un enfer, j'irai sûrement y brûler.
Il avait parlé sur un ton étrange qui oscillait mystérieusement entre plaisanterie et sincérité. Comme Alicia restait de marbre, il se figea un instant, l'index posé sur ce qui aurait dû être sa bouche.
– Autre chose, ajouta-t-il, je serai absent du manoir aujourd'hui. Nous ne nous verrons donc pas avant ce soir... cela ne vous attristera pas, je suppose.
Alicia leva les yeux au ciel tandis que le comte s'éloignait en ricanant. Oh ! Il pouvait bien rire. Il ignorait un détail : c'est qu'elle ne comptait pas rester là sans rien faire.
*
Être en colocation forcée avec un magicien maudit s'avérait déjà bien assez difficile, Alicia n'avait aucune envie de dormir en songeant qu'une simple cloison de porte la protégeait d'une mort certaine. Sa rencontre avec le Livre lui avait un peu fait perdre le sens des priorités mais l'absence du comte était une aubaine.
En cela, le coffre de sa chambre qu'elle avait surnommé « le coffre sur demande » laissait entrevoir un champ infini de possibilités, du moins, si l'on savait comment lui parler. Avant de l'ouvrir, elle demanda à voix haute :
– Hé, coffre, donne-moi quelque chose qui me permettrait de m'évader d'ici.
Elle attendit un instant, ouvrit le coffre et découvrit...
Un crayon.
Merci, mais je ne parlais pas de m'évader « métaphoriquement ».
Elle allait refermer cette anti-boîte de Pandore quand elle s'arrêta net.
Ce crayon... n'était pas n'importe quel crayon. C'était le crayon de la sorcière !
Comment n'y avait-elle pas songé plus tôt ? S'il était capable de recréer un visage, il pouvait sans doute créer un tas d'autres choses ! Elle s'empara d'une feuille. Son premier réflexe fut de dessiner une clé, en se concentrant très fort sur son objectif : SORTIR.
Rien ne se produisit. De toute manière, le portail était protégé par un genre de champ magico-magnétique et une clé n'y changerait pas grand-chose. Évidemment, cela ne pouvait pas être aussi simple. Il allait falloir se creuser la cervelle. Et si le crayon entrait directement en contact avec l'élément à transformer ?
Elle s'aventura dans le jardin, à la recherche d'une parcelle de mur qui n'était pas encore complètement envahie par les ronces.
Ici.
Fébrile, Alicia extirpa le crayon de sa poche et commença à dessiner un grand rectangle, censé figurer une porte. Il lui semblait qu'elle avait vu ça dans un film, une fois.
Peut-être qu'avec une poignée, ce serait plus clair.
Elle attendit, projeta la main en tremblant pour imiter Owen, osa même un « Sésame, ouvre-toi » et enfin un « Abracadabra » désespérant.
Rien.
– Vous vous croyez dans un conte de fées ?
Alicia bondit sur place.
En équilibre sur l'arc d'une statue de chérubin, Belzébuth l'observait en silence depuis un bon moment déjà.
– Cet artéfact, que vous tenez dans vos mains impures, n'est pas une baguette magique. Il appartient à des forces ténébreuses et millénaires qui dépassent votre entendement. Et vous pensez pouvoir le maîtriser en dessinant sur un mur ?
Alicia le fusilla du regard :
– Il y a mon nom écrit dessus.
Le chat dodelina de la tête en étirant ses membres rachitiques.
– En effet. Il semble que ce crayon, pour une raison qui me dépasse, vous ait choisi, temporairement. D'après mon maître, vous auriez le don de rendre visibles les pensées. Les humains sont si surprenants...
– Alors pourquoi ça ne fonctionne pas ?
– Pourquoi ? Qu'en sais-je ? Peut-être que vous ne le voulez pas assez. Il faut une force d'esprit merveilleuse pour accepter que nous pouvons bafouer sans remord toutes les règles de la logique et de l'univers. Tout ceci dans le simple but de satisfaire notre fantaisie.
– Et donc ? Qu'est-ce que je dois faire pour y arriver ?
– Eh bien... il faut vouloir changer les choses, de tout son cœur.
Il fit quelques bonds avant d'atterrir au sommet du mur. Sa langue rose jaillit de ses babines :
« Mais si vous pensez l'utiliser pour contrer le sort qui vous retient ici, je préfère vous prévenir : c'est peine perdue. »
Sur ces mots, il lui lança un clin d'œil ironique avant de sauter gracieusement à l'extérieur de l'enceinte.
Depuis quand fallait-il croire cet oiseau de mauvais augure ?
Alicia recommença, encore et encore, couvrit le mur de rectangles de toutes les formes. Mais bientôt elle dû se rendre à l'évidence : comme la mayonnaise, la magie ne prenait pas.
Vaincue, elle se laissa retomber contre le mur.
Des larmes lui montèrent aux yeux.
Comment avait-elle pu imaginer s'en sortir toute seule ? Pas étonnant que le comte ne lui demandait plus son aide ! Même dans un monde débordant de magie, elle ratait tout. Belzébuth avait raison. Elle n'avait pas la force d'esprit nécessaire pour s'imposer dans aucun monde, quel qu'il soit.
Une larme s'écrasa sur la feuille et fit baver les contours d'un papillon qu'elle gribouillait sans vraiment s'en rendre compte. Alicia coula un regard dépité vers le mur puis se leva.
– Retour dans la cage, soupira-t-elle.
Au pied du mur abandonné, une faible lueur palpita entre les feuilles mortes. Un papillon gris venait de prendre son envol, telle une plume délicate. Il flâna un instant près des ronces puis disparut par-dessus les grilles du manoir, vers de nouveaux horizons.
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