21 : La Belle hait la Bête
Au pied du lit se trouvait un coffre en bois sculpté. Curieuse, Alicia l'avait ouvert alors qu'elle cherchait de quoi écrire et y avait miraculeusement déniché tout ce dont elle avait besoin. À travers le bruissement furtif de la plume, elle réussit à s'évader quelque temps de son étrange prison. Mais chaque fois qu'elle levait le nez de la feuille, une angoisse vertigineuse la pétrifiait : Comment rentrer ? La question prenait un sens nouveau, se tournait un refrain obsédant. Rentrer, rentrer, rentrer, rentrer. Est-ce que le comte pensait vraiment ce qu'il disait ?
Une voix rocailleuse la ramena bien vite à la réalité. Derrière la porte, Belzébuth l'invitait à dîner avec le comte. Alicia ne répondit pas.
– Dans le cas où vous refuseriez de descendre, ajouta-t-il, le maître m'a chargé de vous dire qu'il irait vous chercher par tous les moyens.
La jeune fille hésitait. Elle ne voulait surtout pas voir le comte la tirer de sa chambre comme une enfant têtue. Tant pis si elle obtempérait sans lutter, il fallait conserver sa dignité coûte que coûte. Il fallait même impressionner le comte, lui montrer que son caprice absurde ne l'atteignait pas. D'un pas tremblant, Alicia finit donc par se rendre dans la salle à manger où l'attendaient Owen, Belzébuth, ainsi qu'une table remplie de mets variés dont s'échappait un fumet délicieux.
Assis devant une grande assiette vide, Owen lança d'une voix presque joyeuse :
– Bonsoir Alicia. Je ne m'attendais pas à vous voir dîner ici.
– Je n'avais pas vraiment le choix.
– Ah bon ? s'étonna son geôlier. Qu'est-ce qui vous fait dire ça ?
Alicia jeta un regard soupçonneux vers Belzébuth qui se raidit comme une buche de bois :
– Maintenant que notre pensionnaire est arrivée, je peux vous laisser, maître...
Puis il s'échappa en trottinant, un sourire faussement innocent accroché aux babines. Alicia prit place, muette. Elle ne se servit pas, Owen non plus. Le lustre au-dessus de leurs têtes ne cessait de varier en intensité, singeant le swing endiablé des horloges qui battaient la chamade en une assasymphonie de plus en plus désynchronisée, assourdissante. La tête d'Alicia commençait à lui tourner quand le comte frappa un petit coup sur la table. Craintifs, tous les objets se mirent au garde-à-vous dans un silence accablant.
– Vous ne mangez pas ?
– Je n'ai pas faim.
Pour la contredire, son ventre émit un gargouillis des plus évocateurs.
ZUT.
La symphonie du silence retentit de nouveau, âpre, entêtante.
Alicia se leva, le poing serré contre son ventre. Mais c'était sans compter Owen qui l'arrêta d'une voix sombre, détachant chaque syllabe :
– Ne partez pas !
Il se tempéra aussitôt :
« S'il vous plaît. »
La pression de son poing contre son ventre s'intensifia. Elle avait envie de crier, de courir très loin de cette pièce. Pourtant, des liens invisibles ligotaient son corps et l'attiraient vers la table. Elle se rassit. La seule chose qu'elle pouvait faire, c'était s'obstiner dans son silence. Son regard enchaînait les allers-retours entre le comte et son assiette vide. Et s'il ne mangeait pas à cause de son visage ? Dans ce cas, comment pouvait-il vivre sans se nourrir ?
– La malédiction me rend insensible à la faim et la soif, répondit Owen.
Comme Alicia lui montrait des yeux ébahis, il ajouta, amusé :
– On lit en vous comme dans un livre.
Il se pencha sur la table pour saisir une pomme rouge et luisante.
– Il y a peu, lorsque vous m'aviez dessiné un visage, j'ai cru pouvoir à nouveau croquer dans une pomme. Malheureusement, je n'ai pas eu le temps d'y poser mes lèvres qu'elle s'est flétrie pour devenir immangeable. Il ne m'en a pas fallu davantage. J'ai compris que ma malédiction était toujours aussi prégnante et que le visage allait s'effacer.
Il ricana douloureusement puis se tut, comme entraîné par une foule de pensées. Enfin, il fit disparaître la pomme dans un habile tour de passe-passe et se leva d'un bond :
– Je vous laisse. Je sais bien que c'est ma présence qui vous coupe l'appétit !
Sur cette réplique, il quitta la salle à manger en esquissant une révérence comique.
Comte ou pas, la gorge d'Alicia semblait recouverte d'épines. Très vite, elle délaissa ce festin vertigineux, l'esprit empoisonné par de funestes visions. Elle ne savait pas si c'était parce qu'elle manquait de courage ou bien de cruauté, mais elle était certaine qu'elle ne ferait jamais de mal au comte. Une autre solution se présenterait certainement ! Il fallait seulement patienter encore un peu. À ceci près qu'ici, la patience prenait l'aspect d'une lente torture. Le temps lui-même coulait de manière extraordinairement irrégulière. Pour Alicia, ce dernier se transformait en un ennemi diabolique qui se jouait d'elle, faisait claquer ses secondes et frappait ses heures comme des coups de poignard.
Ce soir-là, une horloge attira son attention et lui causa un vertige indescriptible, un vertige qui pourrait être celui des fantômes devant l'éternité.
Elle fixa l'objet pendant longtemps, hypnotiseuse hypnotisée, espérant accélérer la course du temps par la pensée, sans grand résultat. Une minute... deux minutes... Le mouvement du pendule de bronze semblait on ne peut plus normal. Lassée, elle finit par abandonner la partie. Mais, tandis qu'elle se retournait pour lancer un dernier regard machinal au cadran, elle fut le témoin d'un phénomène glaçant : la trotteuse, dans un cliquetis épileptique, s'était mise à trembler puis émettre un petit sursaut – mais sûrement avait-elle mal vu – à contre sens. Pétrifiée, la jeune fille suivit du bout des yeux les rotations des aiguilles qui affichaient, après coup, un rythme tout à fait ordinaire. Encore un mirage de son imagination ! Ou alors... Owen n'avait-il pas dit que le temps à La Luna était capricieux ? Le doute l'envahissait.
Un grain de poussière aurait pu perturber la course d'un rouage, tout simplement. Mais non, Alicia n'était pas dupe. Les aiguilles reculaient, avançaient, calculaient comme des ouvrières rebelles dans le dos d'un contremaitre naïf. Elle sentit ses jambes faiblir. Ce manège insidieux des cadrans allait lui faire perdre la raison ! Dans une impulsion enragée, elle décrocha l'horloge du mur, ouvrit une fenêtre et la précipita de toutes ses forces dans la pénombre.
Un fracas de ferraille conclut sa chute : la machine infernale rendait ses armes.
*
Sur le chemin vers sa chambre, un vague souvenir lui revint en tête au sujet d'une interdiction : Owen lui avait défendu de visiter le troisième étage à la tombée du jour, pour sa soi-disante sécurité. Culotté venant d'un assassin doublé d'un kidnappeur.
Alicia parcourut le manoir, bien décidée à percer ce mystère.
Devant elle, les fenêtres couvertes de long voilages blancs se gonflèrent légèrement, caressant les candélabres et les bustes en marbre près des murs. Au fond du couloir, une immense porte noire se dessinait, intimidante et austère. Jamais elle n'avait remarqué cette porte auparavant. C'était comme si le manoir pouvait masquer et démasquer ses pièces à volonté.
Alicia avança jusqu'à la porte enchanteresse. Des vocalises fantomatiques auraient pu percer la pénombre pour mettre en valeur cette découverte que cela l'aurait à peine étonnée.
Sa main prudente s'approcha puis se rétracta vivement. À la place de la poignée : une autre main. Une main dorée aux longs doigts polis lui faisait signe de s'arrêter. Les irrégularités du bronze vieilli rendaient ses articulations noueuses et tachaient sa peau d'ombres brunes, comme pour corrompre les lignes fines et brillantes qu'on avait voulu lui donner. À première vue, elle semblait défendre froidement l'entrée. Mais si on examinait l'orientation de ses doigts courbés, si on imaginait par avance la légère rotation dont cette poignée de main était capable, alors, elle offrait à celui qui la regardait une révérence terriblement attirante. Alicia céda à son charme et l'étreignit d'un mouvement convulsif.
Pour autant, la porte ne daigna pas s'ouvrir. Déçue, la jeune fille retourna sur ses pas. Elle s'arrêta cependant quand elle arriva au niveau de la chambre du comte. Ici, au contraire, la porte mal refermée ne présentait aucun obstacle.
– Owen ?
À l'intérieur, la lumière paisible des fenêtres qui tombait en rectangles sur le parquet s'accentua pour se fondre à la clarté du couloir. Tous les meubles baignaient dans une grisaille somnolente. Il n'y avait personne, et pourtant, Alicia avait le sentiment désagréable d'être épiée. Elle tourna la tête pour découvrir avec effroi des dizaines de pupilles qui la fixaient : le mur aux portraits. La chambre était inondée de ces regards scrutateurs, inévitables. Des regards portés par des têtes qu'on aurait dites gorgées de pensées.
Parmi cette foule de visages, Alicia retrouva le portrait de Dahlia. Il lui sembla moins imposant que la première fois, plus éteint. Son attention se porta ensuite sur un cadre somptueux qu'elle n'avait pas remarqué avant. Alicia s'approcha lentement puis elle sentit comme une décharge électrique traverser son dos.
– Qu'est-ce que...
Aucun doute, elle reconnaissait bien la jeune fille représentée sur cette immense toile, si grande que celles qui l'environnaient ressemblaient à des portraits de poupées en comparaison. Cette jeune fille qui la dévisageait d'une petite moue espiègle...
C'était elle. Hébétée par cette découverte, Alicia recula mais son dos butta contre quelque chose. Elle lâcha un cri de surprise.
– Vous ne pouvez pas vous empêcher de fouiner, ironisa le comte qui semblait sortir de nulle part.
Alicia tenta de jauger son énervement, prête à recevoir un torrent de reproches et d'invectives. Pourtant, il n'en fut rien. Owen semblait étrangement calme. Elle se retourna vers le portrait, incapable d'articuler un seul mot.
– La copie est assez fidèle ? demanda Owen, par-dessus son épaule.
– Elle m'impressionne, souffla Alicia.
Elle ? La jeune fille découvrait à quel point un portrait était différent d'un simple reflet dans le miroir. Les traits de pinceaux semblaient la dévoiler tout en prenant soin d'être trompeurs, irréels. C'était un double, mais un double complètement affranchi.
– Quoi qu'il en soit, elle est bien moins rebelle que son modèle, plaisanta le magicien.
Sur ces mots il tendit la main vers le tableau jusqu'à y poser délicatement le bout de ses doigts. Il les fit ensuite glisser sur le visage, des tempes claires jusqu'aux lèvres roses qui s'agrandirent pour esquisser un sourire.
Alicia écarquilla les yeux. On pouvait clairement voir son portrait bouger et allonger son cou au contact du comte qui continuait à faire descendre ses doigts sur le vernis. Une légère rougeur fleurissait au niveau des joues de la peinture quand ils glissèrent à hauteur des clavicules saillantes. Alicia, qui jusque-là s'émerveillait naïvement, finit par comprendre le petit jeu du comte et repoussa son bras sans ménagement.
Owen étouffa un petit rire goguenard.
– Je crois qu'il irait mieux dans ma chambre, trancha-t-elle en posant une main protectrice sur le cadre.
– Inutile. Si on déplace ces tableaux, ils reviennent aussitôt. Et si on les recouvre, ils vont s'accrocher ailleurs. C'est une autre particularité de cette maison... Je devrais dire un autre supplice.
Il contempla le mur un instant, caressa certains cadres qui lui répondirent par des grimaces ou des clins d'œil.
– Il y a certains visages dont je ne me souviens même pas. D'autres que j'aimerais bien oublier.
Et maintenant, elle était là, elle aussi. Comme un papillon de plus épinglé dans le cabinet de curiosités. Pourquoi son cadre était-il si grand ? Le manoir la trouvait-il si importante pour le comte ? Ou bien était-ce simplement parce qu'elle s'était trouvée présente au mauvais moment, au mauvais endroit ?
Owen s'installa à son piano et se mit à traduire une partition inconnue. La jeune fille leva un sourcil, on aurait dit qu'il l'avait complètement oubliée. Elle l'écouta un moment, toujours aussi subjuguée par sa manière si fluide de jouer. En respirant, ses poumons se remplissaient de cette musique qui avait quelque chose de palpable mais léger, léger. Ce n'était pas aussi triste que la dernière fois. Les cordes égrenaient leurs notes comme le baume d'une pluie d'été après la blessure de l'orage.
Une bougie se mit à crépiter tout près d'elle. Alicia vit sa flamme augmenter et se débattre pour prendre la forme d'une aile puis deux, quand soudain, dans un bouquet d'étincelles, un oiseau de feu fit son apparition. Sans s'arrêter, il se mit à tournoyer dans la pièce. Ses plumes, tels des pinceaux, laissaient derrière lui une trainée de flammèches vermeilles qui recouvrirent peu à peu les murs. Un ciel d'aurore vint remplacer les couleurs pâles de la chambre et l'oiseau fonça vers l'horizon pour disparaître dans une lumière aveuglante. Alicia plissa les paupières. Au sol, des rayons obliques transperçaient un tapis de nuages roses et elle sentait le vent soulever ses cheveux, transportant une douce odeur d'embrun. Les battements de son cœur s'accélérèrent. Elle aurait voulu contempler ce spectacle indéfiniment. Mais non, il ne fallait pas s'attendrir ! Elle était prisonnière ici. Comment avait-elle pu l'oublier ?
Elle secoua la tête dans un sursaut. L'enchantement s'évanouit aussi vite qu'il était venu et les ténèbres exiguës reprirent leur place.
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