20 : Prisonnière
Le jour s'était levé, Alicia aussi. Elle se trouvait toujours dans cette jolie chambre du manoir. Il ne s'était donc produit aucun miracle durant son sommeil. Au fond, elle s'y attendait. Comme les persiennes et les rideaux n'avaient pas été fermés, un rayon de soleil au milieu de sa figure l'avait réveillée. Elle avait ouvert les yeux, sans une once d'espoir. Le matelas trop bombé, la courtepointe trop lourde, l'odeur boisée des contrebassements, tout lui indiquait qu'elle se trouvait encore au manoir.
Un sentiment de tristesse et de confusion lui nouait le ventre. Elle était surtout épuisée, ce qui expliquait certainement pourquoi elle n'arrivait pas à s'effrayer.
Elle posa ses doigts sur le carreau opaque de la fenêtre. C'était la première fois qu'elle voyait le soleil du côté de la Contrée. Un soleil malade, blafard, noyé dans une dentelle de nuages gris. En bas, les arbres ternes qui composaient la forêt de La Luna et au loin, toujours cette même forêt étouffante : la maison n'était pas assez élevée pour que l'on puisse voir au-delà, ce qui donnait l'impression à Alicia d'être complètement cernée, cachée du monde.
Soudain, elle se rappela un événement qui s'était produit durant la nuit. Le nœud qu'elle avait au ventre devint plus insistant. Elle s'en souvenait vaguement, comme un rêve, ou plutôt un cauchemar. Au fond, cela devait sûrement en être un, cela valait mieux :
En plein cœur de la nuit, un tumulte l'avait tirée de sa somnolence. Des gémissements étouffés, des objets fracassés contre le sol... et des cris. Elle était restée immobile, éperdue de frayeur et recroquevillée sous sa couverture : une petite fille piégée dans le train fantôme d'une fête foraine.
C'est seulement à la fin, sur la dernière note du dernier cri, qu'elle avait reconnu la voix du comte. Finalement, le silence était retombé, sec et effrayant, comme la pointe d'un couteau sur une table. D'un bond, Alicia s'était levée puis avait déplacé une lourde coiffeuse contre sa porte. Elle s'était alors armée de l'objet le plus contondant possible, une pendule en bronze surmontée d'un cupidon aux ailes aiguisées, puis elle avait attendu de longues minutes, cachée dans la pénombre.
Maintenant il fallait remettre la coiffeuse à sa place. En la poussant, elle découvrit son visage dans la psyché pailletée par le temps. Ses cheveux bruns ébouriffés et l'empreinte des draps sur sa joue lui donnèrent presque envie de rire.
Elle se dirigea ensuite dans la salle de bain. Son regard balaya rapidement la pièce. Moulures aux murs et sur les miroirs, brosse à cheveux en bois, récipients en porcelaine... toute la panoplie de la comtesse de Ségur ! Mais ce qui retint le plus son attention, c'était cette fontaine adossée au mur. Son bassin était assez grand pour s'y baigner. Par la bouche d'un faune joufflu, l'eau fuyait dans un bruissement liquide, agitant ses reflets semblables à de miraculeuses anguilles d'argent. Alicia caressa la pierre rugueuse puis passa ses doigts dans le filet d'eau qui puisait sa source de nulle part : l'eau était chaude.
Elle poursuivit son inspection. Dans l'armoire à côté du lit, un florilège de robes l'attendait. Des robes étincelantes pleines de volants, de dentelles, de rubans et de perles. Alicia émit un ricanement dédaigneux. Elle allait refermer l'armoire quand ses yeux furent attirés par le tissu moiré d'une robe noire. Son goût de la mise en scène l'emporta : « Celle-là fera l'affaire. »
La jeune fille sortit enfin à tâtons, partagée entre la curiosité et la crainte de revoir le comte. En descendant, elle jeta un coup d'œil dans le couloir. Son regard anxieux se posa sur la porte fermée du salon. L'image de la princesse Dahlia sans vie reflua violemment à la surface de sa mémoire. Effrayée, elle se précipita en bas de l'escalier sans tergiverser.
Malgré le jour, les épaisses draperies du hall obstruaient implacablement la lumière des fenêtres. Alicia poussa un pan du lourd rideau qui dissimulait l'entrée de la salle à manger. Personne. Pourtant le petit déjeuner était servi. Elle hésita : se priver de manger pouvait être un bon moyen de protestation, un signe de supériorité même. Mais le comte n'était pas là et les brioches dorées, les confitures, les fruits, paraissaient tellement exquis ! Elle céda à sa gourmandise et se servit comme une reine. Le silence régnait lui aussi, de plus en plus intrigant. Alicia repensa aux cris de la nuit. Et si... Et si le comte était mort ? Elle se mit à tousser violemment : son thé brûlant venait de faire une fausse route en direction de sa trachée.
Sa déambulation continua jusqu'à la grande porte d'entrée du hall. En ouvrant la porte, l'air glacé lui fit l'effet d'un coup de fouet au visage. Elle traversa le jardin séculaire tout engourdi par le givre. Personne, à part les silhouettes pétrifiées des statues qui bordaient le chemin. Elle s'écroula enfin sur un banc patiné de lichen.
Alicia écouta le silence lugubre de la forêt qui encerclait la propriété. Pas un chant d'oiseau, pas même un frisson d'aile ou le frottement furtif des griffes d'un animal ne parvenait à ses oreilles. La nature semblait fixée comme une montre arrêtée.
Ce calme énigmatique la rendit songeuse. Là-bas, à cette heure précise, elle serait en train de...
– Oh non ! lança-t-elle à voix haute.
Une scène douloureuse lui était apparue : ce matin, sa mère, inquiétée par le silence, finit par se rendre dans la chambre. Là, elle découvre le lit vide, ses sourcils se froncent légèrement. Elle appelle, incrédule « Alicia ? ». Personne ne répond. Ses mains se mettent à trembler légèrement, son visage pâlit. Elle s'énerve, menace, crie. Et le silence retentit de plus belle, comme une insulte. Alors, vraiment, jusqu'au dernier moment, elle veut croire à une plaisanterie. Enfin, elle cherche. Elle cherche partout, en haletant. Ses tempes sont chaudes et battantes, sa tête tourne. Elle appelle, encore et encore « Alicia ! Alicia ! ALICIA !»
Alicia colla une main tremblante sur son front, submergée par la culpabilité. Elle imaginait sa famille qui la cherchait, l'incompréhension générale. Ses pensées se tournèrent vers des images de quotidien monotone, depuis les bons vieux repas de famille jusqu'aux soirées devant la télé. Cette serre étouffante où était proscrit absolument tout ce qui paraissait étranger, risqué, hors de l'ordinaire, avait au moins le mérite d'être d'une tranquillité à toute épreuve.
Elle commençait presque à regretter sa vie d'avant quand, soudain, un animal passa tout près de ses pieds. Son ricanement glaireux indiquait combien il se délectait du spectacle. Alicia ne put s'empêcher de frémir lorsqu'elle l'aperçut. Les traces sur la peau de Dahlia ne ressemblaient-elles pas à des griffures de félin ?
– Bonjour Alicia, susurra le chat.
La jeune fille l'ignora, se remémorant à quel point il s'était payé sa tête la veille.
– Je ne pouvais pas désobéir au comte, continua-t-il, comme s'il avait lu dans ses pensées.
– Où est-il, d'ailleurs ? demanda Alicia, sur un ton qui se voulait désinvolte.
Le sourire du chat s'agrandit avec ses yeux en amandes.
– Le comte est parti voir l'Arbre dans la forêt, il lui offre un généreux repas.
Belzébuth fixait Alicia intensément, une lueur particulièrement malsaine consumait ses pupilles. La jeune fille finit par comprendre ce qu'il insinuait et contracta une grimace dégoutée.
Le sbire d'Owen allait prendre la tangente mais un détail sembla le faire tiquer. Il s'arrêta pour la lorgner une nouvelle fois, de haut en bas.
– J'imagine, mademoiselle Alicia, que c'est pour vous assortir à ma magnifique fourrure que vous avez choisi cette robe.
– Tu rêves, marmonna la prisonnière.
– Alors, c'est sans doute pour porter le deuil de cette pauvre, pauvre princesse.
Les poings de la prisonnière se crispèrent.
– C'est pour porter le deuil de ma liberté !
– En effet, votre liberté est sans doute plus importante que tout le reste...
Alicia se troubla : ce maudit chat l'avait eue.
– Ne faites pas cette tête, reprit Belzébuth, personne ne la regrettera. Quant à votre liberté, j'ai bien peur que le deuil soit de longue durée.
Satisfait, il bondit sur une gargouille qui flanquait la façade du manoir et s'immisça par une fenêtre entrouverte.
*
La plupart des livres de la bibliothèque du manoir n'avaient pas de titre, ni d'auteur. Ils ne comportaient que le cœur, leur texte, relié dans une magnifique couverture dorée à la main. Pourtant, Alicia avait reconnu certains classiques qui lui étaient familiers. Elle était en train de lire quand un grincement de ferraille attira son attention. Les sens en alerte, elle se colla au mur pour ne pas être vue et se pencha lentement vers la fenêtre.
Le comte traversait le jardin. Un épais manteau noir au col en fourrure épousait les contours de sa silhouette d'insecte.
Une mante religieuse, ou une sauterelle, peut-être.
Le temps était glacé et le souffle d'Owen s'échappait miraculeusement dans l'air en nuages de fumée, sans avoir besoin de bouche pour l'expirer. Ses pas semblaient plutôt lourds, un poids invisible courbait ses épaules. Alicia le vit disparaître sous le petit porche aux deux colonnes de l'entrée puis entendit la porte claquer. Elle resta un moment immobile, guettant le moindre bruit. Enfin, comme le silence persistait, elle se décida à sortir, posa sa main sur la poignée en porcelaine branlante et la tourna doucement. Un bruit de talons sur le parquet l'arrêta. Elle écoutait, suspendue, osant à peine cligner des yeux. Le comte venait d'entrer dans une pièce. Alicia rassembla son courage et se précipita hors de la chambre.
*
Au premier étage, la porte du salon était grande ouverte et un craquement de chaise indiquait la présence du maître des lieux. L'idée d'entrer dans cette pièce sanglante ne l'emballait pas. Elle se rapprocha discrètement, passa sa tête à travers l'encadrement de la porte. Là, ses yeux ahuris découvrirent un tout autre salon, complètement métamorphosé. Hormis la monumentale cheminée, tous les meubles avaient été remplacés, leur disposition bouleversée. C'était une pièce élégante, sobre avec une dominante de vert émeraude sur les rideaux et le papier peint. Même le tapis aux motifs exotiques était méconnaissable. Ce changement extraordinaire la figea pendant quelques secondes. Debout derrière un sofa, Owen la regardait.
– Bonjour Alicia.
Il avait dit ces mots calmement, comme si de rien n'était.
– Comment vous sentez-vous ? continua-t-il.
Alicia fronça les sourcils, exaspéré par son calme.
– Mal, répondit-elle, aussi cassante que possible.
Owen vacilla légèrement. Pourtant il articula d'une voix dénuée de toute note d'émotion.
– On s'habitue vite.
Il allait s'asseoir quand elle répliqua :
– Pas moi, non.
– Vous voulez partir mais...
– Je veux rentrer chez moi ! Je vous en supplie, il faut que je retrouve ma famille !
Alicia trépignait. Il lui semblait qu'elle était à deux doigts de faire fléchir le comte. Ce dernier s'approcha lentement et, arrivé tout près d'elle, il lança sur un ton sardonique :
– Très bien. Jusqu'où seriez-vous prête à aller ?
Une morsure dans sa poitrine lui coupa la respiration mais elle s'interdit de rien laisser paraître. À la place, elle lui offrit un regard des plus sceptiques.
– Toute la magie du manoir, expliqua-t-il, est reliée à son hôte, en l'occurrence moi. Supprimez l'hôte et vous supprimerez la magie.
C'en était trop. La jeune fille s'écarta du comte, abasourdie.
– Vous n'êtes pas drôle...
– Effectivement, je suis tout à fait sérieux. Tuez-moi et vous serez libre.
Il disait « Tuez-moi » comme des mots banals, vidés de sens. Cela n'empêcha pas Alicia de frémir quand il les répéta et, dans son esprit, l'image d'Owen se fendit encore un peu plus.
– C'est insensé... Vous préférez mourir plutôt que me laisser partir ?!
Il ne répondit rien.
Un rictus amer flotta sur les lèvres d'Alicia :
– De toute façon, vous ne prenez aucun risque, vous savez très bien que je ne ferai jamais une chose pareille. Contrairement à d'autres !
Le comte accusa le coup. Il sembla d'abord embarrassé mais bien vite, il déclara, avec la hauteur mystérieuse qui lui était propre :
– Si vous faites allusion à la princesse Dahlia, sachez qu'elle aurait fini par me tuer un jour ou l'autre. Traitez-moi de monstre si vous voulez, c'est une épithète dont j'ai pris l'habitude.
Alicia allait répliquer quand, soudain, Owen perdit son calme et ajouta d'une voix de plus en plus fébrile :
– Dahlia a emporté ma dignité, j'étais devenu un pantin en cage ! Vous pouvez comprendre ça, Alicia ? En cage... Et pour me libérer, j'ai taché une nouvelle fois mes mains de sang.
Il regarda un instant ses mains, fines et gracieuses, parut surpris par leur blancheur.
Alicia trembla : Une nouvelle fois ?
« J'ai perdu le contrôle. Deux, cinq secondes peut-être. Quand j'ai repris conscience, il était trop tard. Oh ! Bien sûr, vous pensez que j'aurais pu... que j'aurais dû... peu importe ! Il n'y avait rien de vivant chez Dahlia. Ce n'était qu'une coquille vide, un reptile incapable d'empathie. J'ai posé un point final à sa souffrance ainsi qu'à la mienne. Je n'avais pas d'autre choix tout comme... »
– Vous vous justifiez ! explosa Alicia. Rien ne justifie un acte aussi barbare ! Elle ne méritait pas ça.
Il sembla se refroidir à nouveau, enfouissant son agitation au plus profond de lui-même et, de feu, il devint glace, sans passer par aucune nuance.
– Au contraire, lança-t-il, la mort était bien trop douce pour lui faire payer sa cruauté. Et si j'avais pu recommencer... Mais vous la défendez beaucoup, c'est étonnant quand on sait qu'elle a tenté de vous empoisonner.
La jeune fille haussa les sourcils, aussi terrifiée qu'incrédule.
– Moi ? Comment ça ?
– Votre thé, fit-il, ravi de l'avoir désarçonnée. Maintenant, revenons-en à ma proposition : regardez ce pendentif. Pour vous débarrasser de moi, il suffit de le briser. Vous voyez, rien de très compliqué. Vous ne vous salirez même pas les mains. Alors ? C'est ce que mérite un assassin, après tout.
Le cœur d'Owen se balançait sous ses yeux comme le pendule d'un voyant.
Alicia resta stoïque mais on pouvait voir ses pupilles s'embraser au rythme des flammes de la cheminée.
Le comte gardait la pose, flairant le moindre geste de sa captive.
– Étrange, murmura-t-il (comme s'il ne l'était pas lui-même).
Puis il remit son pendentif en place.
« Ça ne veut rien dire », marmonna-t-il encore.
Le silence se mit à suinter sur leurs têtes pensives. Alicia tenta de déchiffrer le néant des traits de son hôte.
– Qu'est-ce que vous attendez de moi exactement ?
Il haussa les épaules et se laissa tomber sur le canapé. Penché sur ses genoux, le bout des doigts joints comme pour faciliter une profonde méditation, il ne bougea plus. Alicia, quant à elle, perdit la force de négocier sa liberté. Dépitée par le mutisme taciturne du comte, elle finit par regagner ce qui était devenu sa chambre.
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Merci d'avoir lu ce trèèèès long chapitre ! Ça fait pas mal de temps que je n'ai pas posté alors je me dis que ça rattrape un peu le coup !
J'en profite également pour vous montrer mon super fanart d'Owen remporté à l'occasion du concours Imaginarium ! (vous pouvez voir la version en noir et blanc en début de chapitre)
Qu'en pensez-vous ?
Réalisé par la talentueuse @ValessiaGo (merci encore !)
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