19 : Cauchemar

Sans la présence dérangeante de la princesse, Alicia pouvait enfin respirer. Elle demeurait cependant inquiète pour le comte qui devrait subir, à lui seul, toute la cruauté de Dahlia. Cette vipère allait sûrement lui tenir des propos horribles, déshumanisants, tellement violents qu'il n'était pas permis à Alicia de les entendre. Elle fut tout d'abord tentée de les suivre discrètement mais, après réflexion, elle se ravisa : se faire surprendre par la harpie aurait certainement de lourdes conséquences.

Alicia commençait à trouver le temps long. Cédant à sa gourmandise, elle piochait ça et là quelques délicieux biscuits à la bergamote, fondants et dorés comme un souvenir d'été. Tant pis s'il n'en restait plus une miette à leur retour !

Tout à coup, une succession de bruits sourds fit trembler le manoir. S'en suivit un hurlement strident qui éjecta Alicia de sa chaise. Elle aurait juré reconnaître la voix de Dahlia.

Ses jambes prirent la consistance du marbre. Elle resta quelques secondes debout, incapable de bouger. Enfin, dans un effort qui lui sembla surhumain, elle réussit à pousser l'immense rideau de la salle à manger. Avec ses dalles noires et blanches, le hall ressemblait à un immense jeu de dames. Soudain, des bruits de pas la paralysèrent à nouveau.

Ils venaient de l'escalier. Ce dernier produisait d'inquiétants grincements, des grincements prolongés, qui donnaient l'impression que les marches se multipliaient à l'infini, comme dans un mauvais rêve. Au milieu de cette vision psychédélique, la silhouette du comte finit par se dessiner progressivement. Une silhouette effrayante.

– Où est Dahlia ?

– Dans le salon, souffla-t-il.

Il paraissait hébété, au bord de l'évanouissement. Ses jambes chancelantes l'obligèrent à s'assoir sur l'une des marches. Dans un accès de courage, Alicia s'élança vers l'escalier.

En croisant Owen, elle ne put réprimer un frisson d'horreur : quelque chose imbibait son col, quelque chose comme du vin ou... non, du vin.

Au fond d'elle, une voix lui murmurait une vérité qu'elle ne voulait pas croire. Son esprit refusait de produire une seule pensée et laissait l'instinct le commander.

Finalement, peut-être aurait-elle dû penser et ne jamais monter au salon. Elle n'aurait jamais vu cette image terrible...

Dahlia était assise en plein milieu de la pièce, les bras étendus le long du corps et la tête légèrement penchée sur le côté. On aurait pu la confondre avec une grande poupée si deux larmes de sang ne débordaient pas de ses yeux écarquillés, figés dans le cuivre d'un daguerréotype invisible. Des yeux dont la cornée vitreuse emprisonnait encore un filet d'effroi.

Seules traces de violence : de profondes griffures sur le bombé de sa joue et ses avant-bras graciles. Étrange contraste de blanc et de pourpre.

Clic, clic.

Quelques perles échappées des fines entailles s'accumulaient sur le rebord de la chaise.

Impossible de faire un pas de plus.

Clic.

Alicia vit la perle s'écraser sur le somptueux tapis qui représentait un vol d'oiseaux exotiques, maintenant ensanglantés.

La coupe était pleine. Alicia porta une main à sa bouche, pliée en deux par une crampe qui retourna son estomac.

Partir. Fuir. Les mots tournaient en boucle dans sa tête avec le mirage d'une alarme stridente. Partir. Fuir. PARTIR. FUIR. Owen se promenait lentement dans le hall.

– Qu'est-ce que vous avez fait ?

– Ce...c'était trop fort, bégaya-t-il, je... je n'ai pas pu l'arrêter...

Il s'appuya contre les parois sculptés d'une immense horloge comtoise, pressant sa poitrine comme si elle était sur le point d'exploser. À ce contact, le pendule de l'horloge se mit en branle, vomissant de ses entrailles une longue note spectrale, aussi assourdissante et informe qu'un glas de métal.

Ce son réveilla Alicia qui se précipita hors du manoir, haletante, de nouveau seule. La confiance qu'elle avait bâtie envers le comte et ce monde s'était brisée. Tout lui redevenait hostile. Comme l'irrésistible enchantement d'un tapis de glace sur un lac : on croit être capable de s'y aventurer mais, une fois arrivé au beau milieu du lac, la glace se rompt pour nous plonger impassiblement dans une eau noire et glacée. Alicia pensait échapper à la loi du lac. Elle qui avait cette habitude d'échapper à tout.

Cependant, très vite, elle dut s'arrêter. Le grand portail noir lui barrait la route. Elle le secoua de toutes ses forces, en vain. Il était fermé, il la retenait. De rage, elle lui administra des coups de pieds répétés qui le firent à peine trembler. Au comble du désespoir, elle envisagea d'escalader mais les hautes lances hérissées au sommet du portail formaient une sombre haie de sentinelles infranchissables.

Soudain, une étrange silhouette attira ses yeux humides vers un pilier qui soutenait le portail. Une gargouille au sourire d'acier trônait à son sommet. Ses pupilles brûlantes toisèrent la jeune fille avec délectation.

– Belzébuth ! Je t'en supplie, dis-moi comment faire pour partir d'ici !

Le dos maigre et luisant du chat fut secoué de légers spasmes : il ricanait. Alicia remarqua en frémissant que ses dents et ses griffes n'avaient jamais parues aussi longues et pointues.

– Pour partir d'ici ? fit-il avec une expression absurde. Il faut trouver un autre chemin.

Un éclat de tonnerre assourdissant suivit ses mots. Sous les flashs blancs, la silhouette monstrueuse de Belzébuth n'avait plus rien de féline. Alicia recula, tremblante, quand la porte du manoir s'ouvrit dans un claquement : le comte se tenait droit comme un i, figé devant le rectangle de lumière. Cette apparition lui arracha un vif cri de surprise.

– Pourriez-vous ouvrir votre portail ? demanda-t-elle en détachant chaque syllabe.

Owen fit lentement « Non » de la tête.

– Laissez-moi partir, ordonna-t-elle avec un aplomb qu'elle n'aurait pas cru possible.

Pour seule réponse, le comte recula de quelques pas mais Alicia le suivit de telle sorte qu'ils semblaient exécuter un étrange et dangereux tango.

La jeune fille voyait les contours du manoir s'assombrir. Les événements s'étaient enchaînés beaucoup trop vite. C'était comme si elle avait manqué quelque chose, comme si elle avait été absente quelques secondes.

– Je ne comprends pas, je ne vous ai rien fait...

– Je suis vraiment désolé, lâcha-t-il soudain.

Sur ces mots, il lui agrippa fermement le poignet.

« Écoutez-moi, cela ne devait pas se passer ainsi... »

Ce contact glaça Alicia qui se débattit en hurlant. Le comte perdit patience et se mit à la secouer par les épaules.

– Calmez-vous ! 

Elle sentit sa tête balancer d'avant en arrière sans pouvoir la contrôler. Encore un peu plus fort et elle allait sûrement s'arracher de son cou. Le comte la libéra enfin, le souffle court. Alicia en profita pour le remercier par une gifle magistrale du revers de la main.

Dès lors, toutes les aiguilles de tous les cadrans du manoir se figèrent d'effroi. Même les statues tendirent leurs bras pour se cacher les yeux. Pourtant, le comte demeura stoïque, se contentant de frotter lentement sa mâchoire. Quant à Alicia, elle ne cillait pas plus qu'une louve à l'affût. Chacun semblait suspendu à l'haleine de son adversaire avec une rage viscérale.

– Je vous rassure, railla le comte, je n'ai aucunement l'intention de vous assassiner. Mais je ne peux plus vous laisser repartir. Je vais vous indiquer une chambre...

– Comment ça ? Quand pourrai-je rentrer chez moi ?

– Je pensais avoir été clair, soupira-t-il, vous ne rentrerez pas chez vous.

Alicia manqua s'écrouler comme un château de cartes. Elle eut l'impression que le lustre, les pendules, les chandeliers, tout tournait autour d'elle. Enfin, épouvantée par le col sanguinolent du comte et ses mots qui résonnaient encore sous le plafond du hall, elle prit la fuite. Il fallait partir coûte que coûte, quitter la folie ambiante de ce manoir avant d'en être irrémédiablement contaminée. Malheureusement, la maison entière était ceinturée de gigantesques murs couronnés par les mêmes pics en fer que le portail. Quant à ce dernier, il était si grand qu'il n'y avait rationnellement aucun moyen de le franchir autrement qu'en l'ouvrant. Après de longues recherches désespérées Alicia s'abandonna à son triste sort. Elle contempla l'immense lune qui planait au-dessus de sa tête, par-delà les cimes finement découpées de la forêt. Tout cela n'était sûrement qu'un sinistre cauchemar. Et comme toutes les autres fois, elle se réveillerait dans sa chambre.

Soudain, le portail s'ouvrit. Elle bondit pour se jeter à travers l'ouverture mais elle fut repoussée si violemment qu'elle tomba au sol. Le comte de la Luna apparut devant elle, fit quelques pas avant de franchir le portail, sans aucune difficulté.

– Deuxième étage, tout au bout du couloir, une porte claire. C'est votre chambre. Ce manoir vous donnera tout ce dont vous aurez besoin pour vivre.

– Tout sauf la liberté, c'est ça ? rétorqua-t-elle en secouant ses mains pleines de terre.

Le comte ignora royalement cette remarque.

– Enfin, je vous précise qu'une fois le jour tombé, le troisième étage vous est formellement interdit. Du moins, si vous tenez à votre vie.

Comme Alicia ne daigna montrer aucune réaction, il la salua avant de s'éclipser pour de bon.

Elle n'avait pas d'autre choix que de rebrousser chemin. Éreintée, elle monta au deuxième étage, poussa la porte claire qui semblait briller dans la pénombre. Par la fenêtre, l'astre de la nuit diffusait un halo bleuté, propice aux songes.

Cette chambre était spacieuse, coquette, pourtant Alicia étouffait.

Noyée dans le lac...

Elle sentit des sanglots venir lui étreindre la gorge et, dans un gémissement de douleur, elle s'écroula sur le lit aux colonnes majestueuses. Elle avait l'air d'une jolie princesse de conte de fées : effondrée parce qu'une sorcière la retient prisonnière dans une tour. 


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BooOOn !

Ça va ? 🤣

Moi je trouve que Dahlia l'a bien cherché, pas vous ? Mais je suis peut-être aussi barrée que mes personnages !

Blague à part : Je vous avoue que j'ai eu un peu d'appréhension à l'idée de poster ce chapitre ! Même si l'ambiance creepy a toujours été plus ou moins présente, le récit prend un petit tournant glauque que personnellement je kiffe (je vous ai déjà dit que j'étais tarée ?) mais qui pourrait en rebuter quelques un.es ! 

Macabrement vôtre,

a Gothgirl



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