18 : Poker Face
La princesse avait pris l'étrange et subite résolution d'être aimable. Aussi, elle entama la conversation comme si tout était on ne peut plus normal. Il faut dire que la sortie d'Owen semblait l'émouvoir autant que la disparition d'une vieille chaussette trouée.
Alicia remarqua comment, à chaque fin de phrase, elle se mettait à sourire de manière exagérée en inclinant la tête sur la droite. Ce petit manège devenait franchement insupportable.
– Vous ne vous ennuyez pas trop ici mademoiselle... Comment déjà ?
Et elle pencha la tête en plissant ses yeux de crocodile.
– Alicia Meril, répondit-elle sèchement. Non, le comte s'est toujours montré très chaleureux avec moi. Et comment s'ennuyer dans un monde si étrange ?
– Parce que vous n'êtes pas d'ici ? Dans ce cas, comment avez-vous rencontré le comte ?
Alicia jugea plus prudent de ne pas trop en révéler.
– Heu... je me suis perdue.
– Comme c'est amusant, fit la princesse en réitérant sa grimace.
Cependant, elle ne chercha pas à en savoir davantage : une personne si égoïste ne pouvait feindre de s'intéresser aux autres très longtemps. Elle se pencha vers Alicia comme pour lui faire une confidence. Sa bouche s'ouvrit dans un bruit humide, elle retint un instant son haleine... enfin elle allait aborder son sujet de prédilection !
– Dites-moi, susurra-t-elle, connaissez-vous ce plaisir que l'on éprouve quand on a le pouvoir sur quelqu'un ? Je parle d'un vrai pouvoir, une emprise.
Alicia écarquilla les yeux, se demandant une seconde si Dahlia se moquait d'elle. Malheureusement, non. Elle se dit qu'il fallait rire, mépriser cet être pitoyable, mais elle n'y parvint pas. À cause des yeux. Toute la clé, toute la supériorité se trouvait dans les yeux de Dahlia. Des yeux tranchants comme deux scalpels, capables de découper d'un regard votre cerveau pour voir tout ce qui se cache à l'intérieur.
– Non, je ne crois pas connaître ce genre de satisfaction.
– On n'est donc jamais tombé amoureux de vous ? s'étonna la princesse.
– Si, sûrement...
Elle se remémorait une nouvelle fois sa première amourette. Ce n'était qu'une relation ratée, sans début ni fin, mais assez importante pour lui faire monter le rouge aux joues.
– Alors n'osez pas me dire que vous n'avez jamais joué avec... son cœur !
Sur ces mots, la princesse jeta un coup d'œil discret vers une fine chaîne en or qui disparaissait dans les dentelles de son corsage. Alicia comprit immédiatement où elle voulait en venir. Cette tentative de complicité la plongea dans une colère froide.
– Désolée, s'indigna-t-elle, je ne suis pas ce genre de personne qui doit voler le cœur des autres pour mendier un peu d'attention.
Touchée.
Alicia déglutit en voyant le visage de Dahlia se décomposer peu à peu. Elle attendait fébrilement qu'une pluie de maléfices vaudou s'abatte sur sa tête mais, contre toute attente, la princesse éclata de rire. D'un geste nonchalant, elle retira une plume d'oiseau coincée entre les plis de sa robe et PFFFITTT ! la souffla au nez d'Alicia.
– Vous dites ça par fierté, mais vous êtes comme moi, au fond. Il ne vous aime plus, n'est-ce pas ? Et vous pensez encore au temps où vous aviez encore toute son attention... Comme je vous plains !
Alicia resta mortifiée par la pertinence sinistre des suppositions de la princesse. L'idée qu'elle pouvait lui ressembler se frayait un chemin désagréable dans son esprit. Car elle avait conscience de ne pas être une oie blanche. On lui avait souvent reproché d'être un peu froide, hautaine ou même égoïste. Or ce n'étaient jamais que des masques qu'elle s'inventait pour s'endurcir. Et s'il lui arrivait de blesser quelqu'un, elle en payait le prix fort : les remords débarquaient dans son crâne comme des petits démons, ne lui laissant aucun répit, aucune fierté. Rien de comparable avec la volonté tyrannique et sans limite de Dahlia. La jeune fille se rassura :
– Je n'ai pas besoin de posséder quelqu'un. C'est bête, et cruel.
Dahlia encaissa le coup sans broncher. Elle se redressa, leva très haut ses petits sourcils puis déclara en baillant aux corneilles :
– Votre vie doit être d'une tristesse, ma pauvre fille. Notez que contrairement à vous, la roue n'a pas tourné pour moi.
Excédée, Alicia préféra couper court au débat. Pour s'occuper, elle se servit du thé, mais ne put en avaler une goutte tant sa gorge était nouée. Entre les murs, on n'entendait plus que l'entêtante tachycardie de l'horloge qui semblait accélérer à chaque nouveau coup de tonnerre.
– Owen ne revient pas.
– Oh, soupira Dahlia, il s'est peut-être jeté par la fenêtre, taillé les veines... ou que sais-je encore.
– PARDON ?
– Mais allez donc le chercher, votre très cher comte, au lieu de m'assommer de questions inutiles.
Alicia ne se le fit pas répéter. En quittant la salle à manger, son chemin fut guidé par des chandeliers qui s'allumèrent un à un jusqu'à la chambre du comte, la chambre aux portraits. Owen se tenait la tête dans un coin, psalmodiant le même refrain absurde : « Je... Je... je l'ai... non... je la... je la... » sans jamais pouvoir finir aucune de ces deux phrases. C'est alors qu'elle entendit la voix enrouée de Belzébuth :
– Les dés sont jetés, s'il faut vous déchirer la peau pour contrer le charme, faites-le ! Ce soir est peut-être votre seule et unique chance de...
La conversation s'arrêta quand ils remarquèrent l'arrivée d'Alicia.
– Alors, fit Owen, vous avez vu à quel point elle me déteste ?
L'intruse s'avança en bredouillant :
– Mais non, justement, elle s'inquiétait et m'a envoyée vous chercher...
Il l'interrompit d'une voix paisible, presque réconfortante :
– Alicia, rien ne vous oblige à mentir.
Son air flegmatique indiquait qu'il s'était un peu raffermi mais était-ce assez pour affronter la terrible princesse ? Soudain, il éclata d'un rire nerveux, comme s'il était témoin d'une scène invisible.
– Allez, souffla-t-il pour lui-même, haut les cœurs !
Puis il s'élança d'un pas vif en direction de la salle à manger. Alicia le suivit sous le regard de Belzébuth qui recula dans l'ombre jusqu'à devenir invisible.
*
– À peine suis-je arrivée que vous cherchez la moindre occasion pour vous enfuir ! s'écria Dahlia en voyant revenir Owen. Il faut croire que je ne vous ai pas vraiment manqué...
Alicia eut envie de la gifler.
– Vous êtes injuste avec moi, répondit le comte.
Il s'avança doucement puis saisit la main de Dahlia qui la lui retira d'un geste sec. Sans tenir compte de cette humiliation, Owen continua d'une voix fiévreuse :
– Vous savez bien qu'il ne se passe pas un jour, pas une heure sans que je ne pense à vous. La nuit même, je rêve de votre visage. À mon réveil, la découverte de votre absence m'est si douloureuse que je m'empêche souvent de dormir pour ne pas subir ce constat cruel. Quand vous n'êtes pas là, Dahlia, chaque seconde est une goutte d'acide sur ma vie qui ronge la moindre idée, le moindre souvenir qui ne soit pas de vous. Comment pouvez-vous donc imaginer que vous ne m'avez pas manqué ? Comment pouvez-vous penser cela de moi ? Moi qui vous aime et qui vis chaque jour dans la certitude déchirante que mes sentiments ne seront jamais partagés.
« La vache, soupira Alicia, il est complètement atteint. ».
Mais plus il parlait, plus cette déclaration lui semblait douteuse. Même si elle ne connaissait pas très bien le comte, elle se doutait que quelque chose sonnait faux. Il récitait. Dahlia ne paraissait rien remarquer, elle était aux anges et sa grosse tête allait bientôt exploser de fierté.
– Ce que vous êtes ennuyeux, Owen. Vous me dites ça parce que j'ai votre cœur, c'est tout.
– Mes sentiments pour vous sont éternels. Et retrouver mon cœur n'y changerait rien.
Comme Dahlia ne cessait pas de bouder, il insista :
– Princesse, le simple fait de vous aimer m'interdit de vous mentir. Ce que je vous dis au sujet de ces sentiments immuables est donc la pure vérité.
Finalement, elle ne put s'empêcher de lâcher un sourire de satisfaction.
– Oh, et bien justement, Owen ! J'aimerais vous parler.
Puis elle ajouta un « En privé », les yeux braqués sur Alicia.
– Alicia, tempéra le comte, nous allons devoir vous laisser un instant, vous le permettez ?
Elle le lui permit volontiers. La princesse sortit en trottinant dans ses bottines de sorcière. Owen fit mine de la suivre, mais rebroussa discrètement chemin vers Alicia qui s'apprêtait à boire son thé. D'un geste vif, il lui subtilisa la tasse et posa sa main dessus, quelques secondes. Finalement, il reposa la tasse avant de rejoindre Dahlia : comme par enchantement, le thé avait disparu.
*
Dahlia s'agitait nerveusement sur sa chaise. Elle suivait du regard le comte qui tournait dans la pièce, la main collée sur sa poitrine : une chaîne serpentait entre ses doigts avec, au bout, un cœur en argent ciselé.
Le mugissement lointain du vent fit rugir la bouche de chimère qui se mit à vomir des langues de feu incandescentes.
– Après tout, ça ne change rien à vos sentiments, n'est-ce pas ?
– Quelle sensation étrange, murmura-t-il pour lui-même. C'est comme si je retrouvais un nouveau souffle. Je sens aussi une haine incontrôlable arriver en trombe sur moi. Une haine terrible...
– Owen ? Qu'est-ce que vous marmonnez ? fit Dahlia d'une toute petite voix. Ah ! Par les dieux, quel est ce bruit ?
La bouche de pierre postillonna une poignée d'escarbilles couleur rubis. Au même moment, un être sombre vint se poser souplement sur la petite table devant elle.
– Tes dieux ne sont pas là, il n'y a que le diable pour t'emporter en enfer, susurra la forme noire d'une voix d'outre-tombe.
– Ah ! C'est ce monstre, ce... ce chat ! Que fait-il ici ? Vous m'avez menti, Owen !
Elle se retourna vers le comte, paniquée.
– Oui, je le crains, Dahlia. J'ai menti ce soir.
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