17 : Dahlia
L'échine d'Owen fut traversée par des tremblements convulsifs, Alicia elle-même ne put s'empêcher de frémir. Ils restèrent immobiles, enracinés dans le parquet, pendant une poignée de secondes qui sembla durer une éternité. TIC... TAC. Une pendule d'ébène distribuait ses coups lentement, inlassablement. Soudain, sans se dire un mot, sans même se regarder, ils se jetèrent dans l'escalier.
À peine descendus dans le hall, la lourde porte d'entrée claqua et une silhouette disproportionnée parut dans l'encadrement. Sous les éclairs, la silhouette paraissait complètement blanche, irréelle. Une bottine rouge raya le sol et le lustre du hall révéla enfin l'apparence de l'inconnue.
C'était une jeune fille pâle et frêle, avec une robe à crinoline tellement volumineuse qu'elle passait le seuil de justesse. Le sommet de son crâne était surmonté d'une toute petite couronne, une couronne de poupée accrochée à ses anglaises blond platine. Pour se donner un air distingué, ou pour paraître plus grande, elle levait le menton très haut, tenant le dos droit comme une danseuse classique. Alicia grinça des dents devant son visage poupon et excessivement maquillé. Elle semblait parfaitement déguisée pour un cirque, un cirque burlesque et sinistre, mais absolument pas taillée pour un carrosse ou un château. Consternée, la jeune fille se demanda une nouvelle fois comment le comte pouvait ressentir de l'amour pour cette ridicule blondinette.
Les premiers mots de la princesse Dahlia furent à la hauteur de son apparence. Sans même regarder Owen, elle trottina vers l'escalier en pestant d'une voix de mégère qui contrastait avec la rondeur suave de ses joues de bébé :
– Comme si tout n'était pas assez laid ici, il a fallu que le temps s'en mêle. Mon cheval est épuisé, j'espère qu'il sera capable de faire le chemin du retour.
– Bonsoir princesse, fit le comte d'une voix éteinte.
Elle posa enfin les yeux sur lui. Mais c'était sans compter le dégout qu'il lui inspira aussitôt :
– Quelle horreur ! Vous n'avez toujours pas trouvé le moyen de vous coller un visage ? Un cafard serait moins repoussant.
Aussitôt, la princesse marqua un arrêt brusque. Elle venait de se rendre compte de la présence d'Alicia et la toisait de ses yeux écarquillés. Des yeux qui lui donnaient l'air d'une poule hystérique. Alicia se sentit obligée d'improviser une révérence approximative qu'elle regretta aussitôt. Mais ce n'était pas l'ignorance de l'étiquette qui fâchait la princesse :
– Qui est-ce ? Une domestique ? lança-t-elle, sans lâcher sa proie du regard.
Dans une vision d'horreur, Alicia crut voir ses cils de veuve noire prendre vie et onduler comme des pattes gluantes, gorgées de venin.
– Alicia Meril est mon invitée, articula le comte de la Luna. Elle m'aide à retrouver un visage.
Sa bouche en cœur se fendit d'un large sourire :
– Ce serait formidable. Au moins, je n'aurais plus à me cacher pour vous rendre visite. Aurez-vous des résultats bientôt ?
Elle avait adressé cette question à Alicia, qui, surprise, répondit d'une voix blanche :
– Malheureusement, pour l'instant, nous sommes encore loin de réussir...
– Pas surprenant, trancha-t-elle.
Alicia devait dépasser la princesse d'une tête environ mais un simple regard suffisait pour lui glacer le sang. Car ce n'était pas une princesse, non, c'était une ogresse. Et Alicia était son quatre-heures.
– Je meurs de faim. Vous venez ?
Les regards se tournèrent vers le comte. L'aura flegmatique qui le sublimait d'ordinaire s'était brisée et Alicia le découvrait pitoyablement assujetti. Lui, que même les monstres craignaient, il tremblait devant une gamine ? Elle n'en revenait toujours pas. Tant pis si Owen n'était pas capable de tenir tête à Dahlia, elle s'en chargerait !
« Une timbrée, c'est juste une timbrée », se répétait-elle en suivant la princesse.
La salle à manger était une grande pièce séparée du hall par d'intimidantes tentures pourpres. Une immense table de banquet y était dressée en permanence, comme si le manoir était condamné à attendre pour l'éternité des convives fantômes qui ne viendraient jamais. Owen et Dahlia avaient pris place l'un en face de l'autre, Alicia était l'intermédiaire. Une corne d'abondance en nougatine déversait sur la table son avalanche de desserts, de gâteaux et de biscuits dont les formes variées évoquaient tout sauf des pâtisseries. Leurs couleurs chatoyantes se miraient dans l'argent enchanteur d'un splendide service à thé qui comptait bien plus de tasses qu'il n'en fallait. Ce simulacre de goûter d'anniversaire, loin de soulager les cœurs, ne fit qu'amplifier la tension morbide entre les trois convives.
– Je ne mange que des sucreries, s'enorgueillit Dahlia, savourant chaque seconde du malaise dont elle était la cause.
Elle avait la bouche remplie d'une madeleine fourrée à la framboise quand elle posa cette question pour le moins étrange :
– Dites-moi, il n'y a plus aucun chat chez vous, n'est-ce pas ?
Le concerné tressaillit, mais ne répondit rien. Les pupilles impatientes de Dahlia lancèrent des éclairs. Un léger filet rouge grenat s'échappait de sa commissure droite. L'ogresse exigeait une réponse. Quant à Alicia, elle fut tentée d'avouer l'existence de Belzébuth mais un gémissement étouffé l'interrompit. Son regard se porta immédiatement sur Dahlia. Est-ce qu'elle venait de blesser Owen devant son nez ? Pourtant, la princesse semblait presque aussi étonnée qu'elle.
– Non, répondit le comte. Il n'y a aucun chat ici. Je ne le permettrais jamais, du moins, pas depuis ce qu'il s'est passé.
Dahlia roula des yeux :
– Bien, mais calmez-vous, ne criez donc pas comme ça.
Puis elle ajouta avec un grand sourire :
« Je hais les chats. Vous aussi j'espère ? »
Alicia ne prit pas le risque de la contrarier, elle acquiesça machinalement. Son esprit était trop occupé à s'expliquer le mensonge du comte au sujet de Belzébuth. En tournant la tête vers celui-ci, son regard fut immanquablement attiré par une tache sombre sur son pantalon. Il la recouvrait à moitié de sa main qui serrait quelque chose. Le morceau de vase brisé. Mais alors, cette tache sombre, c'était ? C'était du sang ! Est-ce qu'il venait de se couper volontairement ?
Le visage du comte avait pris la consistance d'une bougie de cire et d'énormes gouttes de sueur ruisselaient le long de sa mâchoire.
– Tout va bien ?
Owen réagit à peine, il semblait véritablement assommé.
– Oui, fit-il confusément. Veuillez m'excuser, je reviens dans un instant. Alicia, vous ferez connaissance avec la princesse pendant mon absence.
Le maître des lieux lui adressa un mouvement de tête appuyé qui voulait dire quelque chose comme « Ne me suivez pas et ne posez pas de questions. ». Puis il s'éclipsa en titubant, cachant tant bien que mal les traces de sa blessure.
Oh non.
Dorénavant, elle devrait affronter Dahlia toute seule. Des larmes de faiblesse lui montèrent aux yeux mais elle les ravala furieusement. Le premier round pouvait commencer.
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