16 : Amours macabres
Il pleuvait. Une pluie d'enterrement. En regardant la tête de diable sur la porte d'entrée, Alicia fronça les sourcils. Elle ne pensait revenir si tôt. Pour une fois, elle n'avait pas osé entrer sans frapper. Après l'épisode dans la bibliothèque, le comte ne serait sûrement pas enchanté de la voir. D'ailleurs, elle avait un mauvais pressentiment.
La porte s'ouvrit enfin dans un grincement timide puis Owen parut dans l'entrebâillement :
– Alicia ! J'attendais votre retour avec impatience !
Les lèvres de la jeune fille se plissèrent en une moue sceptique :
– Ah bon, vous n'en avez pas marre de me voir débarquer à l'improviste ?
– Jamais !
Il l'invita à entrer, comme au premier jour. Pourtant, malgré leur bonne volonté, un silence gêné finit par les rattraper. Le souvenir de leur dernière rencontre les laissait tous deux pensifs. Owen poussa un long soupir.
– Vous méritez des explications, lâcha-t-il. Rien ne m'oblige à vous cacher quoi que ce soit désormais.
Il l'emmena dans la chambre au piano. Elle n'y avait pas prêté attention, mais un mur entier, celui opposé à l'instrument, était rempli de tableaux, de portraits de femmes plus exactement. Leurs cadres étaient de toutes les formes possibles, certains portraits faisaient la taille d'un pouce, d'autres étaient beaucoup plus imposants.
– Voici toutes les femmes que j'ai rencontrées, expliqua-t-il. Celle-ci est la princesse Dahlia.
Il pointa du doigt un tableau qui écrasait véritablement tous les autres portraits. Celle que l'on avait représentée semblait plus jeune qu'Alicia. Des anglaises blondes pendillaient sur ses joues et son front bombé comme les portraits du Moyen Âge. Ses yeux écarquillés, encadrés par des pattes d'araignée en guise de cils, mangeaient la moitié de son visage. Le regard d'Alicia s'attarda un instant sur la bouche grimaçante qui s'harmonisait parfaitement avec la pourpre ensanglantée de sa robe. L'expression de cette bouche fine la fit frissonner.
Voici donc cette fameuse princesse qui s'amuse à faire souffrir Owen.
– Je lui ai offert mon cœur, ajouta-t-il. Je croyais qu'aimer me sauverait et je ne pensais pas pouvoir tomber plus bas. J'étais naïf. Comme vous avez pu le constater, elle a une façon très particulière de me témoigner son affection. Disons qu'elle supporte mal mon absence de visage... après tout, on a le prince charmant qu'on mérite.
Alicia ne réussit pas à cacher son indignation plus longtemps :
– Mais elle est complètement folle ! Pourquoi est-ce que vous tolérez tout ça ?
Owen secoua la tête :
– Je ne peux pas me défendre. Dahlia a le don de profiter des êtres faibles pour déverser sa haine et laisser libre cours à ses pulsions les plus déviantes. Devant elle, je suis aussi inoffensif qu'un cloporte.
– Je ne comprends pas...
– Alicia, fit le comte d'une voix douce, depuis que j'ai perdu mon visage, vous êtes la première personne qui ne me traite pas comme un monstre, vous vous rendez compte ?
Il se tenait très près d'elle et semblait la fixer de ses yeux invisibles. Ces yeux qu'on appelle les fenêtres de l'âme. Celle d'Owen était donc condamnée à l'obscurité ?
Au contraire, Alicia ne s'était jamais sentie aussi transparente. Elle pâlit et recula de quelques pas, comme pour s'extraire d'un champ gravitationnel. Un court instant de recueillement s'en suivit.
– Je suis désolée pour votre visage, lança-t-elle. C'est ma faute, il était raté. La magie et moi, faut croire que ça fait deux.
Une pensée sembla traverser Owen qui ne prit pas la peine de la contredire.
– En effet, susurra-t-il. Recommencer maintenant serait peine perdue. Mais je dois vous avouer quelque chose. Je ne savais pas comment vous l'annoncer. D'après le Passeur...
Une voix enrouée retentit derrière eux :
– Maître, le message est arrivé.
La silhouette rachitique du chat Belzébuth se profilait sur le papier peint de la chambre.
Owen se raidit puis, sans prévenir, il partit en trombe dans l'escalier. Après un instant d'hésitation, Alicia le suivit, partagée entre curiosité et inquiétude. Le message. Elle imagina un courrier volant s'acheminer jusqu'à eux dans un tourbillon magique puis tomber à leurs pieds. Owen ouvrit brutalement la porte, une brise glacée s'engouffra dans le manoir. Là, gisant sur l'une des marches, un petit oiseau mort tenait une fleur dans son bec.
– Charmant message, souffla Alicia. Qui est l'expéditeur ?
Owen ne répondit pas. Il retira cérémonieusement du bec la fleur aux pétales froissés avant de rebrousser chemin. Pendant ce temps, Belzébuth s'était glissé telle une couleuvre aux pieds d'Alicia.
– Cette fleur est un dahlia, expliqua-t-il avec un sourire satisfait. La princesse l'envoie dès qu'elle s'apprête à rendre visite au comte. Ce charmant petit volatile était destiné à ne faire qu'un voyage sans retour. Il a dû voler avec cette fleur empoisonnée collée à son bec et ce, jusqu'à son trépas. Il en est ainsi à chaque fois. Quel dommage pour moi, j'aurais tant aimé m'amuser un peu avec...
Le front d'Alicia s'assombrit :
– Comment peut-il aimer cette princesse ?
Cette remarque provoqua l'hilarité de Belzébuth. Son dos terne et velu se soulevait convulsivement, expulsant des hoquets asthmatiques jusqu'à ses babines. Alicia serra les mâchoires, vexée par la réaction du chat.
– Il en est obligé, répondit-il après avoir repris son souffle. La princesse garde son cœur en pendentif.
Les petites cellules grises d'Alicia butèrent sur cette phrase étrange :
– Tu veux dire, son pendentif en forme de cœur ?
– Non, son cœur. Du moment qu'il reste en sa possession, le comte ne pourra pas faire autrement que l'aimer.
Ici, les gens portent donc leur cœur autour du cou ? Elle accepta ce régionalisme, trop occupée à se révolter contre le passe-temps sadique de la princesse Dahlia.
En rejoignant le comte dans le salon, elle remarqua qu'il avait posé la fleur dans un petit vase multicolore, sur le rebord de la cheminée. Elle ne put s'empêcher de sourire bêtement face à cette attention romantique. Toutefois, son sourire s'éteignit très vite quand elle aperçut Owen et son attitude troublée. Perdu dans des abîmes de pensées, il tournait en rond comme un animal en cage, zébré par les flammes fauves de la cheminée
Lorsqu'il aperçut la jeune fille, son échine se redressa et il reprit une apparence humaine :
– Dessinez-moi un autre visage !
– Mais, répliqua-t-elle, tout à l'heure, vous avez dit que...
– Et maintenant je vous prie de réessayer, hurla-t-il d'une voix rauque.
– Pas la peine de me parler sur ce ton !
Le comte se dirigea vers elle d'un pas ferme. Se sentant menacée, Alicia bondit en arrière. Si seulement elle pouvait voir son visage ! Mais Owen alla simplement s'appuyer contre la cheminée.
– Je le sens, murmura-t-il, elle va arriver d'une minute à l'autre, il est trop tard pour essayer quoi que ce soit...
Il ne lui parlait pas. Alicia eut l'impression qu'il avait oublié jusqu'à sa présence. Et, comme pour intensifier l'insupportable atmosphère de nervosité qui s'était installée, le temps avait tourné à l'orage. Un orage menaçant qui tambourinait non loin de La Luna. Soudain, un violent coup de tonnerre éclata. Presque simultanément, le comte se redressa en gémissant puis fit voltiger d'un coup de poing le vase au dahlia.
La bouche béante, Alicia regarda l'objet tomber au ralenti avant de se fracasser en mille morceaux.
– Ramassez ça, vite !
Personne d'autre qu'eux ne se trouvait dans la pièce, ces mots lui étaient donc bien adressés. Alicia planta ses yeux noirs sur le comte qui se pressait le front comme si sa tête menaçait d'exploser.
– Quoi ? Je ne suis pas votre boniche !
Cette repartie cinglante lui arracha un drôle de sursaut. Retrouvant peu à peu ses esprits, il s'excusa d'une voix sourde. Puis Alicia le vit ramasser un morceau de porcelaine qu'il mit dans sa poche avant de faire s'envoler les autres morceaux dans la cheminée.
C'est alors que des coups répétés retentirent dans la demeure. On frappait à la porte...
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