15 : Vaudou
Alicia resta un instant immobile, les yeux exorbités et la bouche ouverte comme un merlan sur son étalage. Il y avait là beaucoup trop de mystères et elle était un peu vexée d'en être si facilement écartée. Soudain, ses oreilles saisirent un tumulte inquiétant... Ça venait du manoir.
Son cœur s'emballa avec sa curiosité. Sans réfléchir aux conséquences, elle prit une grande inspiration et poussa doucement la porte d'entrée en veillant bien à ne pas faire grincer les gonds. Personne. Elle avança sur la pointe des pieds dans le dédale de livres. Un nouvel éclat de voix s'éleva jusqu'à elle. Maintenant elle en était sûre : c'était un gémissement. Malheureusement, une porte cintrée l'empêchait d'accéder au cœur de la bibliothèque. Elle colla son œil contre le trou de la serrure qui s'agrandit comme par magie pour la laisser regarder.
Une lumière spectrale tombait en douche au centre de la pièce. Sous cette lumière, Owen se tenait l'épaule, immobile. Soudain, il sembla recevoir un coup et se tordit de douleur. Un second coup fit fléchir ses jambes. Il s'écroula dans un cri déchirant, les mains pressées contre son ventre.
Alicia sentit son corps geler de l'intérieur. Elle regardait le dos du comte trembler, chaque nerf de son corps pincé par des tenailles invisibles mais elle était incapable de prendre une quelconque décision. C'est alors qu'elle aperçut la silhouette décharnée de Belzébuth qui tournait lentement autour du comte. Un frémissement incontrôlable secoua la jeune fille quand elle comprit ce qu'il murmurait à Owen :
– Je-la-hais.
À ces mots, le comte répondit dans un souffle :
– Je l'aime...
– Non ! s'égosilla le chat. Il faut dire : Je la hais.
– Je... Je ne peux pas, fit Owen.
– Regardez ce qu'elle vous inflige ! Écoutez la douleur ! C'est avec cette douleur que vous la vaincrez. Laissez s'échapper toute votre haine !
Les yeux de Belzébuth s'enflammèrent et sa voix prit un accent démoniaque :
– Allez-y !
Owen sembla réprimer un haut le cœur. D'un coup, il serra son crâne dans ses mains avant de hurler d'une voix fêlée, épuisée :
– JE LA HAIS !
Ses épaules furent prises de soubresauts puis il s'effondra au sol, sans connaissance.
S'arrachant brusquement de son inertie, Alicia ouvrit la porte et se précipita vers le comte qu'elle retourna sur le dos.
– Tiens, vous n'étiez pas partie ? remarqua le félin d'un air entendu.
– Qu'est-ce que vous lui avez fait ?! Il est blessé ?
– Blessé ? Oh non. Il se trouve que la princesse Dahlia aime beaucoup jouer à la poupée vaudou avec le comte pour... se détendre. Vous voyez ce cadran ? Quand l'heure arrive, la fleur vient se positionner au croisement des deux triangles qui symbolisent un sablier. Ne vous inquiétez pas, la douleur n'est qu'une illusion parmi d'autres.
Ces explications insensées laissèrent la jeune fille perplexe. De telles choses ne pouvaient exister qu'en cauchemar.
Owen remua légèrement les jambes ce qui finit par attirer l'attention d'Alicia, soulagée de le voir reprendre ses esprits. Des reflets de lune dansaient sur ses cheveux recroquevillés de sueur.
Il n'avait plus rien d'effrayant.
La voix soupirante du comte interrompit bientôt sa contemplation :
– Alicia, je vous avais dit de partir...
– Mais je vous ai entendu crier ! répliqua-t-elle.
Il se leva si précipitamment qu'il faillit perdre l'équilibre tant il était épuisé.
– J'espère que vous avez profité du spectacle. Si vous souhaitez encore m'humilier, revenez à la prochaine heure.
Sur ces mots, il pointa du doigt le cadran avant de quitter la bibliothèque en tanguant comme un bateau ivre. La porte se referma derrière lui dans un claquement retentissant.
Les yeux d'Alicia se voilèrent de larmes. Elle se sentait terriblement stupide. Les bras ballants, elle tourna sur elle-même sans savoir quoi faire. Les dents blanches de Belzébuth flottaient dans la pénombre, effrayantes et irréelles.
C'est alors que des notes de musique vinrent hameçonner ses oreilles. En haut, un piano vibrait. La jeune fille ne put s'empêcher de suivre cette mélodie envoutante. Au troisième étage, la porte ouverte d'une chambre laissait s'échapper de la lumière. Owen était là, assis devant un piano blanchi par la poussière et le temps. Son dos se balançait doucement et ses doigts souples glissaient sur les touches avec la nonchalance d'un virtuose.
La musique semblait familière, comme une vieille mélodie dont on a oublié le nom. En apercevant l'intruse, Owen s'interrompit. L'écho des derniers accords se fana pour laisser place aux orgues du silence.
– Personne n'entre ici sans mon autorisation.
Mais avant qu'Alicia ne rebrousse chemin, il ajouta :
– Vous pouvez rester.
Elle s'immobilisa, non sans lever les yeux au ciel.
– Vous avez déjà ressenti ça ? demanda-t-il.
Sans s'expliquer, il se remit à frapper les touches avec frénésie.
Alicia s'assit sur un canapé gris : dans la pénombre, le gris était la seule couleur de cette chambre. Ressenti quoi ? Elle écoutait l'instrument sonore qui égrenait une pluie de notes baroques. Il lui semblait que ses vibrations funèbres hurlaient quelque chose. Le cœur d'Owen était relié aux cordes du piano et ses doigts le faisaient parler, sans un mot. En fait, elle faisait pareil avec ses crayons. Une pointe de jalousie la tirailla. Pourquoi y arrivait-il aussi facilement et pas elle ?
Petit à petit, la mélodie s'apaisa pour tomber dans une douce mélancolie. Un phénomène étrange se produisit. Au cœur de la nuit, des éclats de lumière fendirent l'ombre. C'étaient des gouttes d'étoiles qui se décrochaient du ciel pour descendre en cortège vers le manoir. Alicia regarda ces lucioles traverser lentement la fenêtre et les entourer de leur lumière dorée. À ses pieds, le sol de la chambre se changea en miroir puis s'évanouit. Elle avait l'impression de flotter, suspendue au milieu des grelots de lumière, souvenirs fugaces de moments de bonheur. Le comte continuait sa berceuse.
Elle resta assise, les yeux fermés. Et sans s'en rendre compte, elle s'endormit.
Dans son rêve, la musique résonnait à l'infini. Elle sentit un contact : quelqu'un la portait à travers des courants d'air glacés.
Quand elle se réveilla, les oiseaux criaient l'arrivée du matin. Elle était de retour dans sa chambre.
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