11 : Dessinez-moi un visage


En moins de temps qu'il n'en fallait pour le dire, Alicia se retrouva avec une feuille de papier et un crayon entre les mains. Owen l'avait emmenée dans une pièce encore plus étonnante que le salon : le cabinet de curiosité. Il s'y trouvait une kyrielle de livres sur la botanique, la chimie et même l'alchimie que le comte avait scrupuleusement étudiées pour retrouver un visage. Cependant, aucune de ces sciences n'avait porté ses fruits. Alicia était son dernier recours.

Cette pièce sortie tout droit d'un roman de Huysmans semblait avoir été le témoin d'un tas d'expériences farfelues. Néanmoins, y pénétrer était déjà une expérience à part entière. Dès le pas de la porte, des plantes carnivores desséchées vous mettaient en garde, momifiées dans d'épaisses toiles d'araignées telle une silencieuse revanche des insectes sur ces impitoyables tueuses de mouches. Vous étiez ensuite balloté au coeur d'un océan fantomatique où des carcasses d'animaux marins aux dents pointues vous dévoraient de leur regard vide, expirant encore quelques rêves d'abysses insondables. Là, vous aviez à peine le temps de reprendre votre souffle qu'un nouveau pan de mur vous embarquait dans un autre voyage. Carapaces, coquillages, gemmes, cristaux, plumes, eau, terre, feu, air : un abrégé du monde d'Owen s'offrait à vous, pétrifié dans la poussière, emprisonné dans du formol ou piégé dans de l'ambre.

Alicia s'amusait à contempler les déformations de son corps à travers le verre tortueux des bocaux et des outils de chimiste alignés devant elle. Ce distillateur gyroscopique était-il une invention de ce monde ou faisait-il simplement partie des instruments de base de la physique ? Et quel genre de substance pouvait bien circuler dans ces alambics aux graduations mystérieuses ? La seule chose qu'elle crut reconnaître, et qui la laissa perplexe, c'était une pipe à opium qui prenait la poussière sur le coin d'une étagère.

Dans un monde pétri de magie, pourquoi s'entêter à donner autant d'importance à la science ? Alicia était parcourue par le même frisson morbide qu'elle avait ressenti en cours, contrainte de disséquer les entrailles gluantes d'une grenouille à huit heures du matin (une véritable boucherie, soit dit en passant). Ici, la palme du bizarre revenait sans hésitation à cette collection absolument terrifiante d'insectes et d'oiseaux mutants crucifiés au mur. Étaient-ce vraiment des oiseaux d'ailleurs ? Elle aurait juré que certains squelettes ressemblaient à des corps humains miniatures. 

« Vous avez des passions bizarres, Owen. », avait raillé Alicia en effleurant l'aile d'un papillon à deux têtes.

Mais le concerné n'avait pas répondu, trop occupé à fouiller dans les tiroirs secrets du bureau en acajou. Il avait fini par en extraire un rouleau qu'il manipulait en tremblant, comme s'il avait trouvé le Saint Graal.

– Tenez.

La feuille jaunie semblait avoir attendu Alicia de longues années. Sur son grain rugueux, quelques griffures indélébiles et de fines tranchées trahissaient le passage d'une mine de plomb. En se concentrant, on pouvait même distinguer le contour d'un visage effacé. Alicia plaça le crayon dans sa main gauche et prit une longue inspiration. Soudain, ses yeux furent attirés par un faible reflet sur ses doigts. Elle tourna le crayon et découvrit avec stupeur ces mots gravés en lettres dorées :

J'appartiens à Alicia Meril.

– Voilà pourquoi vous êtes la seule à pouvoir m'aider, lança le comte qui n'avait pas cessé de l'observer.

Du moins, c'était l'impression qu'avait eue Alicia. Dès qu'elle voyait son visage tourné vers elle, elle supposait qu'il la fixait...  De quoi la rendre complètement paranoïaque !

Owen esquissa quelques gestes confus avant de prendre place dans un grand fauteuil carrosse retourné vers le mur :

– Je vous laisse tranquille !

Le fauteuil avait été placé juste en face d'un miroir, ce qui donnait l'impression à Alicia d'être une sorte de coiffeuse visagiste 2.0. À cette différence qu'elle ne voyait rien du comte, hormis un avant-bras posé sur l'accotoir. D'ailleurs, c'était plutôt rassurant. Une pudeur inexplicable la paralysait à la simple idée qu'il puisse surveiller la progression de son travail.

Alicia se pencha sur la feuille. Plus que quelques millimètres et la mine noire allait rentrer en contact avec le papier.

Les secondes s'allongèrent.

La mine resta suspendue.

Impossible d'aller plus loin : sa tête était aussi vide que le visage de son hôte. Elle leva les yeux, en quête d'inspiration. Son regard tomba sur un crâne humain qui semblait lui sourire. Elle déglutit dans un frisson.

– Vous n'auriez pas une photo de votre visage... avant ? osa-t-elle demander.

Le comte répondit de son fauteuil qu'il s'était débarrassé de tous ses portraits.

– Dans ce cas, vous pouvez peut-être me décrire...

– Mademoiselle Meril, répondit-il sur un ton plutôt sec, je vous demande seulement de me dessiner un visage, peu m'importe lequel. Vous en sentez-vous capable ?

Les yeux d'Alicia s'écarquillèrent.

– Bon, si c'est comme ça, marmonna-t-elle.

Après un soupir, elle commença à crayonner.

Pendant de longues minutes, seul régnait le frottement cicadidéen du crayon. Soudain, Alicia surprit un rire étouffé qui provenait du fauteuil. Intriguée, elle se leva et avança vers son hôte. Elle remarqua que ses épaules tremblaient sous l'effet d'un ricanement incontrôlable. Ce qu'elle vit alors la stupéfia : le comte avait miraculeusement retrouvé un visage ! C'était bien celui qu'elle venait de dessiner mais, disons, adapté à la réalité. Alicia lui trouva un air ridicule de Monsieur Patate.

– Merde, c'est horr...

– Merveilleux.

Il se tourna vers elle en affichant un sourire radieux puis il finit par éclater de rire, un rire fou, communicatif. Alicia essayait tant bien que mal de comprendre ce qui venait de se produire : magique et incroyable, voilà les seuls mots qui lui venaient à l'esprit.

– Attendez, dit-elle une fois qu'ils eurent repris leur souffle. Il faudrait que j'ajuste votre œil gauche, il est vraiment de travers.

C'était la première fois qu'elle pouvait le regarder dans les yeux. Contrairement à ce qu'elle aurait cru, il avait un regard plutôt distrait, presque fuyant, sauf à de rares occasions où il la dévisageait subitement, comme pour tenter de lire dans ses pensées.

Owen l'avait déjà remerciée mille fois et ne cessait de se mirer dans tous les objets et les surfaces réfléchissantes de la pièce.

– Vous avez réussi.

Cette remarque la flatta bien qu'elle ne soit pas entièrement convaincue. L'image du Monsieur Patate s'imposait toujours dans son esprit.

– Vous êtes sûr que ça vous convient ?

– Parfaitement.

Quand les rectifications furent terminées, la jeune fille examina le comte. C'était une catastrophe. Il avait les yeux globuleux et une immense bouche baveuse. Elle n'avait pas voulu le rendre laid mais n'avait pas non plus osé l'imaginer trop beau. Et voilà le résultat. Cependant, le comte semblait plus que satisfait. Malgré tout, même si elle n'avait jamais vu Owen avant sa malédiction, elle restait persuadée que ce nouveau visage n'était qu'un énième masque. Il ne lui allait pas.

Toutefois, elle se garda bien d'en faire la remarque : sa mission était accomplie.

– Je... je crois que plus rien ne vous retient ici, bredouilla le comte. Suivez-moi, je vais vous raccompagner. Il est préférable que vous rentriez avant l'aube.

Déjà ?  Elle se surprit à désirer rester encore longtemps dans ce monde dont elle ne connaissait presque rien. Le manoir, et même le comte, ne lui semblaient plus du tout effrayants. Comment allait-elle pouvoir reprendre une vie normale après avoir vécu une expérience aussi incroyable ? La petite fille curieuse logée dans son for intérieur ne pouvait s'empêcher de faire la moue. Elle se sentait rejetée. Cette impression lui écorcha la poitrine sans qu'elle puisse faire quoi que ce soit pour changer les choses.

Alicia prit le temps de faire ses adieux au manoir et d'en imprimer chaque recoin, depuis la couleur vermeille des boiseries jusqu'à la lumière poussiéreuse des candélabres. Enfin, elle suivit docilement le comte dans la nuit glaciale.

Une bougie volante guidait leurs pas. Le comte avait prêté à la jeune fille une cape et des souliers pour traverser la forêt. Les affaires étaient apparues dans ses bras comme par magie. Loin d'être perturbée par cette apparition incompréhensible, Alicia se demanda plutôt à qui ces chaussures pouvaient bien appartenir.

Alors que son imagination débordante échafaudait des hypothèses sur la vie du comte, celui-ci engagea la conversation :

– Et le Passeur, comment l'avez-vous trouvé ?

Alicia haussa les épaules :

– Hum... je ne sais pas trop. Il n'a pas daigné m'adresser la parole, donc...

– Ce qui est tout à fait compréhensible, puisqu'il est muet, répondit Owen, tout sourire.

Elle se sentit un peu bête tout à coup.

– En fait, ajouta le comte, pour être plus précis : on lui a coupé la langue.

– Quoi ? Mais pourquoi ?! s'exclama-t-elle.

– Qui sait. On a peut-être voulu s'assurer qu'il ferait son devoir sans jamais révéler ses secrets. Ce qui est certain, c'est que le passage dont il a la responsabilité est le seul lien entre vous et moi.

– Comment vous pouvez en être aussi sûr ? Il n'a pas pu vous le dire...

– En effet, je tiens ces informations d'un ancien compagnon.

Une ombre passa sur son visage à l'évocation mystérieuse de ce compagnon.

Alicia poursuivit le cours de ses pensées :

– Mais, ce Passeur, c'est une sorte de sorcier, non ? S'il ne peut pas parler, pourquoi ne pas lui demander d'écrire ? Il pourrait expliquer ce qui m'arrive. Peut-être même qu'il a des réponses... sur tout !

Owen étouffa un rire :

« Sur tout »

– Quoi ? rétorqua-t-elle.

Il prit une grande inspiration, sembla choisir ses mots avec précaution.

– Moi aussi j'étais avide de réponses. Mais il y a certaines choses dont le sens nous échappe, malgré le temps, malgré la science, malgré... la magie.

La jeune fille prit un air dubitatif :

– Alors on laisse tomber ?

– Alors on essaye de trouver sa propre vérité, corrigea-t-il. Ce n'est pas toujours évident. C'est un pari difficile. Parfois, certaines personnes préfèrent se laisser porter sans faire quoi que ce soit pour changer leur destin. Faut-il leur en vouloir ?

Elle se sentit soudain aussi nue qu'un de ces papillons épinglés dans le cabinet de curiosités. La lumière sagace et légèrement moqueuse qui luisait dans les yeux d'Owen semblait pouvoir sonder son âme avec une facilité déconcertante.

Un peu prise au dépourvu, elle ne trouva rien à lui objecter. Mais le plaisir d'en apprendre encore plus sur le comte ne fit qu'augmenter son regret de le quitter. Et c'est en pensant à l'entourage inconsistant qu'elle allait bientôt retrouver que ses pieds la menèrent devant la roulotte du Passeur. Le sorcier apparut et Alicia dut faire ses adieux à Owen qui la remercia encore pour son aide. Ils se regardèrent un moment sans parler, comme pour mémoriser leur image. Alicia crut surprendre une note de tristesse sur le sourire du comte mais, très vite, son visage disparut dans l'ombre de son haut de forme.

Et voilà ? L'aventure était terminée ? Un pincement à la poitrine lui coupa presque la respiration. Alors, sans tarder davantage, elle grimpa dans la roulotte, pressée d'en finir.


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Et voilà, tout est bien qui finit bien ! 

Comment ça ? Vous ne croyez pas à cette fin aussi "fake" que le nouveau visage d'Owen ? Vous avez bien raison 😈 

En attendant, profitons un peu de ces chapitres où nos deux têtes de mules s'entendent encore bien... aaah ça ne va pas durer, je peux vous l'assurer !

Macabrement vôtre,

a Gothgirl 


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