10 : Dreamland


La nuit qui suivit fut une nuit tout à fait ordinaire, elle ne se souvenait même pas avoir rêvé. Pourtant, son magicien sans visage lui avait promis qu'ils se reverraient. Elle devait lui venir en aide ! L'idée d'une seconde visite dans ce monde étrange la mettait dans tous ses états. D'accord, elle avait bien cru mourir de peur un nombre incalculable de fois. Mais mince ! C'était quand même bien mieux que mourir d'ennui ! Elle qui pensait être condamnée à croupir dans cette maudite ville de province en carton-pâte, jusqu'à la fin de ses jours, oui, elle, Alicia Meril, elle avait voyagé dans un monde magique ! Pourtant, sa raison intransigeante s'empressait toujours de lui rappeler l'absurdité d'un tel miracle. Scientifiquement, il n'y avait aucun moyen de retrouver la trace du comte de la Luna. Et scientifiquement, il n'y avait aucun moyen que ce comte existe tout court ! Aussi, quelle ne fut pas sa surprise lorsque, le troisième soir, Alicia se réveilla dans la même forêt glaciale.

L'humidité dans l'air, le souffle du vent dans ses cheveux, le contact du sol avec ses brindilles et ses cailloux les plus minuscules, tout était là pour lui prouver que ce qu'elle vivait ne pouvait pas être un simple rêve. Et puis, même si c'en était un, quelle importance ? Elle était prête à vivre comme un personnage d'Inception, à jamais bloquée dans un rêve lucide ! Tant que cela pouvait mettre un peu de poussière de fée dans sa vie.

Comment retrouver le manoir à présent ? La jeune fille avançait un peu à l'aveuglette, se fondant parmi les silhouettes des arbres. Quelquefois, des rayons de lune zébraient son visage et faisaient briller ses yeux dans le crépuscule. Le souffle organique de la forêt semblait la guider vers son but et elle commençait à s'habituer aux palpitations des feuilles mortes. Elle reconnut une souche renversée qui avait failli la faire trébucher, la première fois. Le manoir ne devait pas être loin.  Un sourire confiant naissait sur ses lèvres quand soudain, elle sentit quelque chose de froid entourer sa cheville. Surprise par cette attaque sournoise, la jeune fille tomba au sol et se laissa traîner en arrière à toute vitesse. Un rire puissant ricochait autour d'elle, à droite, à gauche, tout près puis plus loin. Elle se tordit dans tous les sens pour apercevoir ses pieds : ce qui la tirait n'était autre qu'une racine, une racine vivante !

Après un parcours chaotique, la racine l'arrêta devant une silhouette colossale. C'était un arbre millénaire au tronc étranglé de veines écailleuses. Mais le tour de manège n'était pas terminé. Un crépitement de bois inquiétant s'éleva du fond des entrailles de sève. Alicia retint un cri d'effroi. L'arbre s'animait, faisait craquer son écorce noire et frétiller ses branches cauchemardesques, tel un zombie qui émerge de la terre. Au milieu du tronc, deux grands trous abritaient une lueur phosphorescente. Des yeux ! C'étaient des yeux. Dans un ultime craquement, l'arbre ouvrit une immense bouche aiguisée. Une odeur putride, presque toxique, s'échappa de ce gouffre béant duquel pendaient des lambeaux de lichen moisi.

Alicia réprima de violents haut-le-cœur. Le danger était brûlant ; il fallait s'enfuir, déguerpir, vite !

– Oh non, non ! lâcha-t-elle en balayant la scène du regard.

Des centaines de racines grouillaient autour d'elle, prêtes à lui sauter dessus à la moindre occasion. Un papillon dans une toile d'araignée avait plus de chances de s'en sortir.

– Quelle agréable surprise, s'exclama l'arbre d'une voix démente. Je t'ai ratée la première fois, mais cette fois, je t'ai attrapée. Je t'ai attrapée ! Si tu savais combien je meurs de faim...

Les paroles effrayantes de l'arbre conjuguées à son haleine redoutable firent pâlir Alicia. Sans attendre une réponse, les racines la soulevèrent, pour l'emmener tout droit vers la bouche grande ouverte du monstre. Elle se débattait de toutes ses forces mais c'était peine perdue. Non, ça ne pouvait pas être réel, elle ne pouvait pas finir comme ça... Soudain, dans l'énergie du désespoir, elle brandit la carte du comte restée au fond de sa poche :

– Non attendez ! Je vous en supplie, ne me faites pas de mal, je dois voir Owen...

À ces mots, l'arbre poussa un cri strident et rejeta Alicia au sol : ses yeux noirs semblaient effrayés. L'adolescente observa les racines démoniaques se recroqueviller. Puis ce furent toutes les feuilles de l'arbre qui tremblèrent comme des grelots. La situation semblait étrangement renversée en faveur d'Alicia.

– Comment, petite sotte ? tonna l'arbre. Pourquoi est-ce que tu ne disais rien !? Quelles misères auraient pu s'abattre sur moi si je t'avais tuée ! Ô malheureuse ! Pars ! Hors de ma vue !

Elle ne se fit pas prier et courut aussi vite qu'elle le put. Les troncs, les branches et même la pénombre, tout semblait s'écarter à son passage jusqu'à ce qu'elle retrouve le chemin du manoir.

Après avoir frappé la porte des deux poings, celle-ci s'ouvrit mais, comme la première fois, sans que personne ne vînt l'accueillir. Alicia n'hésita pas à entrer : le manoir était décidément moins effrayant que la forêt ! Elle se mit à parcourir le hall, encore haletante et le corps endolori. Autour d'elle, des rayons de lumière blanche embrasaient les atomes de poussières suspendus dans l'air comme des corps célestes dans l'univers. Alicia s'arrêta au beau milieu du gigantesque jeu de dame qui recouvrait le sol pour admirer ce spectacle. Elle s'aperçut alors que toutes les statues du hall avaient la tête tournée dans sa direction. Leur blancheur était presque phosphorescente dans la pénombre. À tout moment, elle s'attendait à les voir cligner des yeux ou poser un pied hors de leur socle.

Fébrile, elle s'engagea dans l'escalier pour rejoindre le couloir illuminé par des grappes de candélabres.

– Owen ? C'est Alicia, vous êtes là ?

Quand elle entra dans le salon, elle vit le comte confortablement assis, s'appliquant à construire un château de cartes, le tout baignant dans la lumière flamboyante des dorures et des meubles incrustés d'émaux. Cette vision lui fit réaliser combien elle dénotait dans cet univers. Elle baissa les yeux, son pyjama n'était plus qu'une guenille irrécupérable. Et dire qu'elle avait pris le comte pour un fou alors qu'elle-même semblait échappée d'un asile.

Elle replia ses orteils couverts de terre.

– Alicia Meril ! Je commençais à désespérer de vous revoir.

Il se retourna et la jeune fille ne put s'empêcher de sentir son sang se glacer à la vue de sa face livide, aussi lisse qu'une coquille d'œuf.

– Pourtant, ça ne fait que deux jours depuis la dernière fois, objecta-telle en s'efforçant de sourire.

Le comte reposa la carte qu'il avait dans la main :

– Deux jours, vraiment ? C'est que le temps ici-bas est très capricieux.

Il tourna la tête vers une horloge murale avant d'ajouter d'une voix dure, accusatrice :

– Vous comprenez, en deux jours il peut nous faire croire qu'il s'est passé plus d'une semaine ! Mais je vois à votre expression que vous ne connaissez pas ce genre de temps, oubliez ça et venez plutôt vous assoir. Retrouver le chemin du manoir n'a pas été trop compliqué, j'espère ?

Alicia émit un ricanement amer :

– Oh pas du tout... à part un arbre qui a voulu me dévorer !

Le comte se pencha légèrement pour observer Alicia des pieds à la tête :

– Apparemment il est resté sur sa faim.

Puis il continua à empiler ses cartes.

– Quand j'ai dit que je venais vous voir, il a pris peur ! répliqua-t-elle, un peu piquée par son indifférence manifeste. Pourquoi l'effrayez-vous autant ?

Owen sembla réfléchir puis murmura :

– Parce que...

Avant de s'écrier brusquement :

– Parce que je suis maudit !

À ces mots, il se pencha en avant. De si près, son visage avait l'air plus monstrueux que jamais ce qui ne manqua pas de faire bondir Alicia, heurtant au passage le guéridon sur lequel reposait le château de cartes. Cette secousse assassine fit s'écrouler l'édifice, étage par étage.

Le rouge monta aux joues d'Alicia qui se baissa en balbutiant des excuses. Mais à peine avait-t-elle pris une carte que le reste du jeu s'évanouit. Elle se redressa : tout était remis en place. Owen tendit la main vers Alicia :

– Laissez-moi deviner... Vous tenez le valet de cœur. N'est-ce pas ?

La jeune fille retourna la carte :

– Incroyable...

– Je n'ai aucun mérite croyez-moi, s'empressa-t-il de répondre.

Puis il ajouta :

– Pour clore ce tour, j'aurais aimé vous sortir une fleur ou un oiseau de ma manche, mais les fleurs ont toutes fané et les oiseaux ont quitté les lieux depuis bien longtemps. L'air d'ici est un peu trop... hostile.

Au même moment, le mugissement du vent s'engouffra dans la charpente du manoir. Pour couronner le tout, un grondement lointain vint meubler le silence qui s'était abattu entre Alicia et le magicien. Le temps avait subitement tourné à l'orage. Alicia fronça les sourcils devant cette congruence romanesque :

– Vous... vous n'êtes pas réel, n'est-ce pas ?

Sans s'étonner, il renchérit sur un ton mystérieux :

– Et vous, Alicia Meril, êtes-vous réelle ?

Alicia secoua la tête, comme pour rejeter cette question qui ne faisait que l'éloigner de son propre raisonnement.

– Je dois être en train de dormir, reprit-elle. Tout ça, ce n'est qu'un rêve. Et vous sortez de mon imagination, puisque je vous ai dessiné. Pourtant, je n'ai jamais rêvé comme ça, tout me semble si vrai.

– Vous réfléchissez toujours autant quand vous dormez ? ironisa-t-il.

Un rictus triste fendit les lèvres d'Alicia. Au même moment, le comte se rapprocha d'elle et ajouta d'une voix douce :

– Écoutez, je reconnais qu'il y a des choses qui nous échappent. Mais ce dont je suis certain, c'est que vous ne m'avez pas inventé, vous m'avez trouvé. Ce n'est donc pas votre faute si je n'ai pas de visage, n'ayez crainte. Cependant, vous êtes la seule personne qui puisse m'en créer un autre. Et vous comprendrez bientôt pourquoi, si vous acceptez de m'aider.

Alicia le regarda en tremblant, ses yeux erraient de droite à gauche, incapables de se fixer. Pourquoi se tenait-il aussi près ? C'était comme s'il avait oublié que leurs regards ne pouvaient pas se croiser.

– Très bien, soupira-t-elle. Je vous crois. Que dois-je faire exactement ?  


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