Chapitre 9 [2/2] ~ La Forêt des Ambres

- Précédemment - 

     Töm tourna la tête et le fixa. Une tristesse infinie se lisait dans ses yeux gonflés.

— Te mens pas à toi-même. Ce serait encore pire que si tu me disais être content que je sois avec vous.

— Quoi ? Mais bien sûr que je suis content de t'avoir avec nous ! Qu'est-ce que tu racontes ?

— Laisse tomber.

— Töm...

     Il reposa la chenille au sol avant de se lever.

— Réveille-nous s'il y a un problème.

— Töm, s'il te plaît !

     Le xomythois ne répondit pas et retourna vers son duvet. Le cœur serré, Noà le regarda s'éloigner sans chercher à le retenir. Il alla récupérer sa couverture, puis s'installa contre le tronc d'arbre.

     Les premières minutes, il resta à l'affut de tout bruit suspicieux. Prêt à balancer sa foudre en cas de danger, il comprit bien vite que personne – humain ou animal – ne semblait vouloir les importuner. Le chant des zôktaqs finit par le détendre et Noà baissa sa garde. Il laissa, malgré lui, son esprit s'évader jusqu'au lever de Zunqèl.


     Quand l'astre s'immisça enfin à travers les branches des conifères, Noà décida de réveiller les jumeaux pour reprendre leur traversée. Il constata rapidement que l'ambiance était aussi tendue que celle de la veille. Ni Aria ni Töm ne s'adressèrent le moindre mot lorsqu'ils rangèrent leurs affaires.

     Pendant plusieurs heures, les élémentaires marchèrent en silence. Aria sortait de temps en temps la carte de Boulrèk pour vérifier qu'ils gardaient le bon cap et indiquait le chemin aux garçons, mais ses interventions s'arrêtaient là.

     Sans comprendre pourquoi, Noà eut la désagréable impression qu'elle lui en voulait autant qu'elle en avait après son frère. Sans doute avait-elle entendu leur conversation quand il avait remplacé Töm au tour de garde, mais il ne chercha pas à s'y attarder. Si Aria disait vrai, ils devraient bientôt parvenir aux abords d'une énième forêt, située aux frontières de Drakkä, et Noà n'avait plus qu'une hâte : pouvoir enfin se poser en sécurité.

     La plaine par laquelle ils venaient de passer se changea progressivement en un chemin de terre sinueux. De gigantesques pins, cèdres et épicéas – dont la cime perforait les cirrus – découpaient l'horizon à la verticale, dominant l'espace sur plusieurs lieues à la ronde.

     Lorsqu'ils arrivèrent devant le premier mur de conifères, Noà aperçut à sa gauche un panneau en bois planté au sol. Intrigué, il s'en approcha et lut les inscriptions à voix haute :

« Forêt des Ambres - Porte de Drakkä. Risque sept ».

     Un silence s'ensuivit, que Töm finit par briser :

— « Risque sept » ? Ça veut dire quoi ?

— Que le risque présent dans cette forêt est égal à sept, lui répondit Aria d'un ton sarcastique.

— Sans blague ! Mais à quoi ça correspond ?

— Si l'échelle est sur trente, on ne devrait pas trop y prêter attention, indiqua Noà. Par contre, si elle est sur dix, c'est une autre affaire...

— Et si elle est sur sept ?

     Personne n'osa répliquer. Le teint blême, Töm demanda à sa sœur de jeter un coup d'œil à la carte, mais elle refusa.

— Cherche pas à passer par un autre chemin. Cette forêt s'étend sur des dizaines de lieues. Drakkä se trouve juste derrière, alors c'est hors de question de la contourner.

     Töm se tourna vers Noà et lui lança un regard implorant, comme s'il le suppliait de se rallier à sa cause.

— Désolé, lui souffla son ami. Aria a raison, on ira beaucoup plus vite en passant à travers.

     Vaincu, il ferma les yeux et acquiesça :

— D'accord. Après tout, c'est indiqué : « Forêt des Ambres ». C'est joli des ambres, non ? On aura qu'à en ramasser sur notre chemin et les revendre une fois arrivés au royaume...

— Oui, on fera ça, rétorqua Noà, amusé. Allons-y.

     Ils prirent une grande inspiration et s'engouffrèrent à l'intérieur de la forêt. Mais quand Noà franchit la première rangée d'arbres, une désagréable sensation l'envahit. Il refoula l'anxiété qui cherchait à prendre possession de son corps, sachant au fond de lui-même qu'il lui était désormais impossible de faire demi-tour.


     Noà n'aurait jamais cru que la Forêt des Ambres portait son nom à proprement parler. Persuadé que le terme renvoyait à la couleur dorée que dégageait Zunqèl pendant l'aube ou le crépuscule, sa consternation fut d'autant plus forte lorsqu'il retomba sur la première résine fossilisée, quelques minutes après s'être engagé dans le domaine.

     Töm se jeta dessus en premier. Sans chercher à savoir si elle était dangereuse ou non, il l'arracha du sol et la saisit. Une étrange liane noire et visqueuse collée à sa surface accompagna la pierre quand elle émergea de l'herbe sèche. Dégoûté, il la relâcha, puis se frotta les mains sur sa tunique beige.

— Par Ferkhâd, c'est quoi cette chose ?!

     Aria s'esclaffa et s'approcha du filament.

— Si même les vers de terre te font peur, maintenant ! railla-t-elle.

— T'as déjà vu des vers aussi gros, toi ? se défendit Töm en la fusillant du regard. C'est en train de bouffer la gemme !

     Le visage marqué par l'amusement, Aria s'agenouilla et examina le minerai.

— C'est même pas un animal, constata-t-elle. On dirait...

— N'y touche pas ! s'exclama Noà avant qu'elle ramassât la corde noire. C'est peut-être dangereux.

     Aria retira ses doigts par réflexe, les yeux toujours rivés sur l'ambre. Décidé à quitter cette forêt le plus vite possible, Noà lui demanda de le suivre et reprit sa route. Mais après avoir fait quelques pas, il remarqua qu'elle était toujours prosternée devant la pierre. Suspicieux, il l'appela sans obtenir la moindre réponse.

— Aria ? insista-t-il. Qu'est-ce que tu...

Elle m'appartient...

     Les deux garçons se dévisagèrent avec effroi. Les yeux exorbités, les paumes tendues vers l'avant, Töm s'avança vers sa sœur à pas feutrés.

— Aria... viens.

     Voyant qu'elle ne réagissait pas, il posa la main sur son épaule. Sa jumelle se redressa avec une agilité déconcertante puis, d'un simple geste de poignet, balança sur son frère une puissante trombe d'eau.

— Elle est à moi !

     Töm retomba lourdement au sol. Le temps que Noà se rendît compte de ce qui était en train de se passer, Aria s'était rapprochée de lui, l'ambre toujours en sa possession. Ses iris céruléens avaient pris une teinte abyssale et le scrutaient telle une cible à abattre.

— Aria, lâche cette pierre ! s'exclama Noà.

     L'ustraloise matérialisa une nouvelle vague et la projeta sur son ami. Noà se coucha au sol, évitant la déferlante de justesse.

     Il se releva et lança une décharge électrique sur la jambe d'Aria. Lorsqu'elle accusa le choc, ses membres se raidirent et la firent lâcher la gemme dorée. Après quoi, Noà se précipita vers le filament visqueux, qu'il jeta le plus loin possible.

     Aria sembla aussitôt se détendre. Elle releva la tête, confuse, alors que l'électricité s'échappait toujours de son corps.

— Qu'est-ce que...

     Noà ne réfléchit pas et courut vers Töm. Ses craintes s'estompèrent quand il le vit se remettre sur pieds en grommelant :

— Par tous les dieux... je vais la rôtir, cette garce.

— Elle n'était pas elle-même, expliqua Noà après l'avoir aidé à se redresser. Ça va ?

— J'ai connu pire, marmonna-t-il.

     Aria arriva à sa hauteur. Gênée, elle s'excusa sans oser le regarder.

— Au moins on connaît la particularité de cet endroit, souffla Noà. Si on croise d'autres pierres, on évite de les regarder et de les toucher.

— D'accord ? demanda Töm à sa sœur d'un ton à la fois sarcastique et accusateur.

     Aria matérialisa une sphère aquatique au-dessus de sa tête et la relâcha.

— Désolée, c'est l'ambre qui agit encore, répliqua-t-elle avec le même sourire malicieux.

     Trempé, Töm essaya de renchérir, mais Noà le coupa dans son élan.

— Je te jure qu'une fois arrivé sur Drakkä, je prends le plus de distance possible avec toi !

     Il ramassa ses affaires et s'éloigna du groupe. Exaspéré, Noà l'imita et tous reprirent leur chemin sous une chaleur accablante. Après quelques heures et sans savoir s'ils progressaient dans la bonne direction, ils convinrent de s'arrêter pour se reposer.

     Affamés, mais surtout déshydratés, les élémentaires sortirent de leur sac offert par Gréo quelques tranches de pain garnies de miel, qu'ils entamèrent avec délectation. Noà sentit son corps se revigorer à mesure qu'il savourait ses rations.

     Il repensa alors à son rêve de la veille et se demanda s'il devait en parler à ses amis. Car même s'il se doutait qu'ils n'auraient aucune explication à lui fournir, Noà restait convaincu que ses songes n'étaient pas anodins.

     Le vieil homme de la cité enneigée, la voix à l'intérieur du cristal noir, celle du brouillard qui s'était dégagée de la fissure, dans le sanctuaire. Il était persuadé de les connaître ; de les avoir déjà entendues. Pourtant, un certain malaise demeurait dans son subconscient, comme s'il avait perdu la mémoire et, en dépit de ses efforts pour se souvenir, ne pourrait plus jamais identifier ces arcanes qui hantaient ses nuits.

     Noà s'arracha de ses pensées, puis reporta son attention sur son maigre repas. Il avala sa première tartine en quelques bouchées et porta la main à l'endroit où était censée se trouver la seconde. Au lieu de quoi, ses doigts effleurèrent l'herbe rêche.

— Il est où ? demanda-t-il aux jumeaux, confus.

— Il est où, quoi ? l'interrogea Aria.

     Noà posa les yeux sur Töm, qui le fixait d'un air innocent.

— T'es pas sérieux ?

— Plaît-il ?

— Par Aelèk, j'hallucine ! T'en avais pas assez des tiens ?

— Mais de quoi tu parles ?!

     L'instant d'après, un souffle inconnu pétrifia les rescapés de Xomythe et balaya toutes leurs affaires. Noà, Töm et Aria retinrent leur respiration. Ils gardèrent les yeux rivés devant eux et ce, même après qu'un son de cornage eût retentit dans leur dos.

— Qu'est-ce que...

     Un « blurp » répugnant résonna dans l'air forestier. Couvert d'une substance verte et gluante, un morceau de pain atterrit juste à côté de Noà dans un bruit spongieux.

— Je crois qu'il est là, ton casse-dalle... murmura Töm dans un haut-le-cœur.

     Noà tourna la tête le plus lentement possible pour examiner son visiteur. Quand il crut distinguer une énorme masse iridescente, une corde noire le heurta de plein fouet et le projeta dans les airs, droit vers un tronc épais. Sonné, il tenta de reprendre le contrôle de son corps, mais la vitesse l'en empêcha. Il ferma alors les yeux, contracta ses muscles et se prépara à l'impact.

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Position Music ~ Horizon ♫

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