Chapitre 9 [1/2] ~ La Forêt des Ambres
Noà, Töm et Aria trouvèrent la réserve en un temps record, dans l'une des nombreuses cuisines de l'auberge. Dissimulée derrière une large porte en métal, elle était aussi grande que le salon où les nortox les avaient attaqués, mais surtout, elle abondait encore de nourriture. Des dizaines de cartons débordants de fruits, légumes ou miches de pain reposaient çà et là sur le sol poussiéreux. Dans un coin du dépôt, une cuve s'écoulait goutte par goutte et menaçait à chaque seconde de se vider. Sans réfléchir, Noà s'y rua en premier afin de remplir les gourdes, tandis que les jumeaux s'affairèrent à trier les aliments encore comestibles.
Une fois leur mission effectuée, les élémentaires enfilèrent leur sac à dos plein à craquer et quittèrent l'auberge. Noà ressentit un pincement au cœur à l'idée de laisser Béross dans cet endroit même s'il savait, au fond de lui, qu'il ne pourrait rien faire pour l'aider. Une trop grande folie l'habitait pour qu'ils prissent le risque de l'emmener avec eux.
Töm et son élément furent aussitôt réquisitionnés lorsque son ami, sa sœur et lui s'engagèrent dans la forêt menant à Drakkä. Les flammes qu'il s'efforçait d'alimenter représentaient leur unique moyen de s'éclairer dans la nuit noire. Seulement, user de son pouvoir en continu exigeait une puissante maîtrise et Töm dut s'arrêter plusieurs fois afin de reprendre des forces, au désarroi d'Aria qui, assez vite, exprima sa frustration :
— On n'avancera jamais à ce rythme, maugréa-t-elle après que Töm se fut glissé contre un arbre.
— T'es marrante, toi ! s'exclama-t-il, la respiration saccadée. Utilise ton élément pendant plusieurs heures et on verra lequel de nous deux sera le premier à lâcher !
— « Pendant plusieurs heures » ? Tu te fous de moi ? Ça fait vingt minutes qu'on a quitté l'auberge !
— Ouais, bon... c'est pareil. J'en peux plus.
Aria se tourna vers Noà, le regard implorant.
— On aurait dû rester là-bas, dormir et repartir au lever du tour.
— C'était trop dangereux, lui répondit-il. Autant trouver un endroit ici et se reposer.
L'ustraloise acquiesça, puis se tourna vers son frère.
— Tu vas réussir à marcher encore quelques minutes ou t'es trop faible pour continuer ?
— Par Ferkhâd, j'hallucine ! Je nous aide à avancer dans cette foutue forêt et c'est comme ça qu'on me remercie !
— Aria, c'est bon, intercéda Noà, harassé.
Il se tourna vers Töm et ajouta :
— T'as raison, tu nous as bien aidés, merci. Tu peux te relever ?
L'élémentaire de Feu se remit sur pieds. Il dévisagea sa sœur, qui ne le lâchait pas non plus des yeux.
— Si seulement t'étais la pèlerine dans cette histoire, tu serais restée dans ce trou à nains pendant que j'aurais tranquillement fait la route avec maman et Noà !
— T'en fais pas, je pense exactement la même chose ! Même sans pouvoir, maman aurait été plus utile que toi !
Un silence perturbé par le chant des zôktaqs vint s'immiscer entre le frère et la sœur. Même s'il ne pouvait distinguer son visage, Noà aurait juré voir des larmes apparaître sur les yeux de Töm.
— On est tous crevés, c'est pas le moment de se cracher dessus sans raison, indiqua-t-il. On devrait essayer de trouver un coin où se poser.
Sans attendre leur réaction, Noà reprit sa route et les jumeaux le suivirent en tâchant de garder leur distance l'un de l'autre. Après d'interminables recherches, ils conclurent de se poser sur un terrain plat entouré d'arbres au tronc épais. Noà sortit son sac de couchage et le déplia sur l'herbe humide. Un cri d'animal retentit tout à coup au loin. Il se redressa, les mains chargées d'électricité.
— C'était quoi ça ? bégaya Töm.
— Une créature venue aspirer ton âme, rétorqua sa sœur. Oh... excuse-moi, t'en as pas.
— Très drôle. En plus d'être insupportable, ton humour laisse à désirer.
— On peut alterner des tours de garde, comme avec Thaelôs, proposa Noà avant que la situation entre les jumeaux s'envenimât de nouveau. On se relaye toutes les trois heures ?
Aria hocha la tête puis, une fois son duvet installé, se dirigea vers l'arbre le plus proche.
— Qu'est-ce que tu fais ? lui demanda-t-il.
— Je prends le premier tour, je suis pas fatiguée.
Voulant d'abord contester, Noà comprit dans son regard qu'il serait impossible de la faire changer d'avis. Il se résigna donc et se glissa dans son couchage, éreinté. Pendant plusieurs minutes, alors que Töm commençait déjà à parler dans son sommeil, il lutta pour ne pas s'endormir, vérifia à intervalles réguliers qu'Aria ne s'assoupît pas, mais la fatigue prit le dessus et l'entraîna dans les songes qu'il haïssait tant.
***
Il ouvrit les yeux dans une galerie souterraine frigorifique.
Creusées à même la roche, les parois sombres, luisantes, lui murmuraient des paroles dans une langue à la fois inconnue et familière. Des stalactites aussi tranchantes que des dents de dragon émergeaient de la voûte sépulcrale et formaient d'énormes piliers de calcaire lorsqu'elles entraient en contact avec le plancher rocailleux.
Identique à celle ayant pris contrôle de son corps dans ses rêves précédents, la force mystérieuse l'incita à s'enfoncer dans les profondeurs de la grotte sans qu'il pût l'en empêcher. L'écho de ses pas incertains résonnait sur le sol tandis que des éboulements retentissaient au loin dans un bruit tumultueux.
À chacune de ses expirations, la froideur de la caverne transformait son souffle en une vapeur éphémère. Celle-ci se dissipait aussitôt dans l'air, telle une âme cherchant à s'évader de ce lieu méphistophélique.
La température chuta à mesure qu'il avançait. Les murmures ancestraux s'accentuèrent, l'obscurité s'enténébra et l'humidité le fit bientôt suffoquer. Même s'il sentait le danger, même si sa conscience lui suppliait de faire demi-tour, il ne put s'affranchir de l'aura invisible qui le possédait.
L'interminable couloir de pierre déboucha dans une chambre aussi vaste qu'un propylée de sanctuaire. Les chuchotements s'apparentaient désormais à des paroles, comme si les esprits renfermés dans les murs se tenaient à ses côtés. La pression fut si grande que, sans le vouloir, le pouvoir d'Aelèk s'éveilla et s'agita en lui.
Personne ne se trouvait dans cette salle titanesque, bien qu'il eût l'impression d'être épié sous tous les angles. Les poils de ses avant-bras se hérissèrent. Un frisson parcourut sa nuque et descendit le long de son échine.
Son attention fut attirée vers centre de la pièce, là où trônait un gigantesque cristal noir ovale. Il tournait lentement sur lui-même, renvoyait ses reflets obscurs vers les parois de la grotte. Impuissant, il se laissa entraîner jusqu'à se retrouver à hauteur de la pierre précieuse. Sa puissance le terrifiait. Il constata dès lors que les voix entendues depuis le début s'échappaient du cristal qui, à lui seul, semblait empêcher la caverne de s'effondrer.
Il fut incapable de détourner le regard de sa façade envoûtante. Son éclat, pur et ténébreux, l'hypnotisait. Elle continua de pivoter dans un silence funèbre, jusqu'à ce que le dernier côté lui apparût. Le minerai s'immobilisa alors et les murmures s'évanouirent. Son cœur manqua un battement lorsqu'il vit ce qui se trouvait à l'intérieur.
Se tenant debout, les silhouettes de son frère et de sa mère le contemplaient. Leur teint était cadavérique. Leurs iris se réduisaient à deux minuscules lueurs violettes. Leurs vêtements – les mêmes qu'ils portaient pendant l'invasion sur Xomythe – dégoulinaient de sang.
Il chercha aussitôt à tourner la tête, mais la force occulte l'en dissuada. Les larmes gravirent ses yeux. Son frère tendit le bras et l'incita à le rejoindre.
Paniqué, il essaya d'invoquer son élément, qui refusa de lui obéir. Sa main s'approcha de la surface du cristal. Au lieu d'entrer en contact avec sa matière dure, ses doigts la traversèrent et disparurent à l'intérieur, comme s'ils plongeaient dans un simple liquide. La pierre précieuse engloutit ensuite son avant-bras, puis son bras, puis son épaule. Son corps entier se mit en alerte. L'adrénaline parcourait ses membres, cherchait un moyen d'échapper à ce cauchemar. En vain.
Lorsque sa tête passa à son tour à travers le cristal, il ferma les paupières et retint sa respiration. Une voix reptilienne venue de nulle part s'immisça dans son esprit et, avant de lui faire perdre connaissance, stridula d'un ton râpeux :
— Le protéger ne te ssservira à rien. Il est trop tard. L'Ombre l'a déjà trouvé.
***
Noà manqua de justesse de hurler quand il rouvrit les yeux. Autour de lui, la forêt baignait encore dans l'obscurité. En sueur, le souffle court et les sens engourdis, il quitta son couchage afin de prendre de grandes goulées d'air.
Ce rêve l'avait terrifié. Il sentait encore la présence maléfique autour de lui, les murmures anciens, la voix sifflante résonner dans son crâne. Il revoyait avec horreur le corps d'Isach et de sa mère ; leur teint pâle et cadavérique, leurs iris briller d'un éclat pourpre, semblables à ceux des monstres qui les avaient assassinés.
Noà ne s'était jamais vraiment inquiété de ses cauchemars. Après tout, ils n'étaient censés représenter que les reflets de ses peurs et de ses angoisses. Pourtant, depuis l'invasion des nortox sur Xomythe, ils semblaient différents. Les lieux qu'il visitait ne lui étaient pas inconnus. Les voix qu'il entendait lui paraissaient familières.
Incapable de se rendormir, Noà rejoignit Töm, adossé contre un arbre et occupé à jouer avec une chenille qu'il faisait inlassablement glisser le long de ses doigts.
— Salut. Je peux prendre le relais, déclara-t-il.
L'ustralois sursauta et essuya son visage en vitesse. Ce fut à cet instant que Noà les remarqua : ses iris rouges noyés de larmes.
— Hé... ça va ?
Töm renifla, les yeux rivés sur la larve.
— Ouais, je suis juste crevé. T'en fais pas.
— T'es sûr ? Si c'est à cause de ce qu'a dit Aria tout à l'heure, tu...
— Je t'ai dit que ça va, le coupa-t-il d'un ton sec. J'en ai rien à faire de ce qu'elle peut me dire. Je le savais déjà bien avant de toute façon.
Noà s'adossa à côté de lui, les sourcils froncés.
— De quoi est-ce que tu parles ?
— Fais pas semblant. Je suis le pire élémentaire qui puisse exister. J'ai aucun contrôle sur mon pouvoir, je me fatigue trop rapidement quand je l'utilise. Aria a raison.
— Dis pas n'importe quoi...
Töm tourna la tête et le fixa. Une tristesse infinie se lisait dans ses yeux gonflés.
— Te mens pas à toi-même. Ce serait encore pire que si tu me disais être content que je sois avec vous.
— Quoi ? Mais bien sûr que je suis content de t'avoir avec nous ! Qu'est-ce que tu racontes ?
— Laisse tomber.
— Töm...
Il reposa la chenille au sol avant de se lever.
— Réveille-nous s'il y a un problème.
— Töm, s'il te plaît !
Le xomythois ne répondit pas et retourna vers son duvet. Le cœur serré, Noà le regarda s'éloigner sans chercher à le retenir. Il alla récupérer sa couverture, puis s'installa contre le tronc d'arbre.
Les premières minutes, il resta à l'affut de tout bruit suspicieux. Prêt à balancer sa foudre en cas de danger, il comprit bien vite que personne – humain ou animal – ne semblait vouloir les importuner. Le chant des zôktaqs finit par le détendre et Noà baissa sa garde. Il laissa, malgré lui, son esprit s'évader jusqu'au lever de Zunqèl.
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Twelve Titans Music ~ Indestructible ♪
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