Chapitre 8 [1/2] ~ L'Auberge Abandonnée

     Suite à l'annonce de Joànne, Aria ramassa son sac à dos et se précipita vers le hall d'entrée. Noà comprit aussitôt ses intentions et se leva en vitesse, devancé de peu par Thaelôs.

— Qu'est-ce que tu fais ? lui demanda-t-il en attrapant son avant-bras.

     Une rage incontrôlable se dessina sur le visage de la xomythoise, qui se débattit pour se libérer de l'étreinte du guerrier.

— Lâchez-moi !

— Tu comptes retourner sur Azikru ? Es-tu inconsciente ?

— Ma mère est là-bas ! hurla-t-elle. Elle est toute seule et elle va se faire tuer !

     Thaelôs resserra sa prise sur le bras d'Aria. Il s'abaissa pour lui faire face.

— Écoute-moi.

— Je vous ai dit de...

— Écoute-moi !

     Un silence glissa dans la pièce. Tous dévisageaient le soldat dont les yeux, auparavant d'un rouge écarlate, venaient de prendre une teinte sanguinolente. Lui aussi était terrifié.

— Ma femme et ma fille s'y trouvent également, expliqua-t-il. Aucune raison ne me pousse à m'attarder ici. Mais si Drakkä n'est pas prévenu le plus vite possible, des dizaines de villages mineurs continueront de tomber. Notre mission reste une priorité.

— Si vous saviez à quel point je me fiche de cette stupide mission ! rétorqua Aria. Je préfère mourir plutôt que voir ma mère subir une deuxième attaque !

     À ses côtés, Töm paraissait en état de choc. Son regard alternait entre le visage de sa sœur et la main qu'utilisait Thaelôs pour la retenir. Il ne semblait même pas assimiler ce que Joànne leur avait annoncé. Immobile, ses membres étaient paralysés, sa respiration bloquée.

— Je vais y retourner.

     Noà reporta son attention sur le soldat après qu'il eut prononcé ces mots.

— Co... comment ?

— Vous allez continuer sans moi, indiqua-t-il. Je vais retourner sur Azikru et, dans l'espoir qu'il n'ait pas encore été attaqué, je demanderai à Gréo de l'évacuer le plus rapidement possible.

     Aria s'apprêta à contester, mais il l'interrompit :

— Je trouverai ta mère et la garderai sous ma protection, je te le promets.

     Elle réfléchit un instant puis, petit à petit, se décontracta. Thaelôs desserra sa poigne et se tourna vers Töm.

— Il n'y a aucune raison de paniquer pour l'instant. Je ne suis qu'à une journée de marche du village. Qui plus est, Azikru est collé à Xomythe. Si ces monstres avaient orchestré une invasion, il y a bien longtemps qu'ils auraient mis leur plan à exécution.

     En retrait depuis le début de l'altercation, Joànne décida d'intervenir :

— J'ignorais que Xomythe avait subi une attaque, j'en suis navrée. En revanche, si Azikru a bel et bien été décimé, il se peut que votre mère ait trouvé un moyen de s'enfuir.

     Töm hocha la tête, cherchant plus à se rassurer lui-même.

— Comment allons-nous faire pour rejoindre Drakkä sans vous ? demanda-t-il à Thaelôs.

     L'azikrin posa la main sur son épaule et le rassura d'un sourire chaleureux.

— Vous allez y arriver, j'ai confiance en vous.

     Il retourna dans le salon afin de récupérer son sac.

— La pluie s'est calmée, je vais me dépêcher. En attendant, reposez-vous un peu. Lorsque vous reprendrez la route, n'utilisez votre élément qu'en cas d'extrême nécessité et vérifiez toutes les heures de garder le bon cap.

     Il salua une dernière fois Joànne.

— Merci beaucoup pour votre aide.

— Quoi de plus normal ? Bon courage.

     Thaelôs ouvrit discrètement la porte afin de s'assurer que les imprégnés avaient abandonné leur traque. Il jeta un coup d'œil dans la ruelle et, après avoir vérifié qu'elle était déserte, s'engagea au-dehors. Avant de la refermer derrière lui, Aria le retint par l'épaule. Ses iris embués tentaient de lui faire passer un message qu'elle ne parvenait à prononcer.

— Ne t'inquiète pas, déclara-t-il. Je la retrouverai.

     Il s'immisça alors à travers les allées sinistres de Zajox, forçant les xomythois à poursuivre leur route seuls.

     Noà et les jumeaux ne patientèrent que quelques minutes avant de quitter, à leur tour, la demeure de Joànne. Ils se changèrent avec les vêtements à moitié trempés de leur sac, puis remercièrent leur sauveuse de son accueil.

— Je vous souhaite le meilleur pour la suite de votre périple, leur dit-elle dès qu'ils eurent passé le pas de porte.

     Elle ouvrit la main droite et plaça le pouce gauche dans son creux – symbole de protection et de bénédiction.

— Nous nous reverrons. Je prierai pour que vos dieux vous amènent sur Drakkä en sécurité.

     Ses iris incarnadins prirent une teinte plus foncée. Sans savoir comment elle pouvait être assurée de les revoir un tour, Noà se faufila à l'extérieur du village.

     La route jusqu'à l'auberge se fit dans un silence oppressant. De retour dans les forêts nordiques d'Ustral, Noà eut la désagréable sensation de marcher seul.

     En retrait et séparés, les jumeaux digéraient la situation à leur façon. Tandis que Töm peinait à mettre un pas devant l'autre, les yeux vermeil éteints et le dos courbé, Aria, elle, fulminait. De la vapeur d'eau émanait de son corps et humidifiait l'air. À chaque arbre qu'elle croisait, elle envoyait une puissante sphère aquatique qui percutait l'écorce du tronc dans un claquement sourd. Rapidement, ses gestes perdirent en vivacité. Elle se mit à haleter.

— Hé, intervint Noà. Il faut économiser nos forces, t'as entendu Thaelôs...

— J'en ai absolument rien à faire de ce qu'il a dit, maugréa-t-elle sans le regarder dans les yeux. J'aurais dû l'accompagner et aller la retrouver...

     Noà ne sut quoi répondre tant il la comprenait. S'il avait été à sa place, sa colère aurait été aussi intense. Mais à défaut de l'espoir que son amie possédait encore quant au sauvetage de sa mère, lui n'en avait plus aucun. Malgré tout, il continuait, traversait des territoires qu'il n'avait jamais explorés, se mettait en danger pour une cause inconnue.

— Je sais ce que tu ressens... lui murmura-t-il.

     Aria dévisagea son ami et sa colère s'évapora presque instantanément. Sa culpabilité éprouvée envers la mort d'Isach ne s'était nullement dissipée. En plus de vouloir réussir la mission qui lui avait été confiée et, de ce fait, permettre à Ustral d'être préservé, Aria espérait par-dessus tout se racheter. Telle était la raison qui l'avait poussée à ne pas rentrer avec Thaelôs. Le mal qu'elle avait causé était bien trop important pour se permettre d'abandonner maintenant. L'azikrin était, par ailleurs, un excellent guerrier. L'accompagner n'aurait servi à rien si ce n'était le ralentir sur le chemin du retour.

— Et puis, pense à Töm, poursuivit Noà en se tournant vers le concerné. Il n'arrivera pas à traverser cette épreuve seul. Il a besoin de toi.

     Aria posa les yeux sur son frère, quelques mètres plus loin. La faiblesse et le désespoir distordaient les traits de son visage. Töm avait toujours eu un tempérament différent du sien. Contrairement à elle, impulsive et réservée, lui avait le don de s'émerveiller sur chaque détail qu'Ustral avait à lui offrir. Même s'il ne prenait jamais rien au sérieux et passait ses crises d'angoisse par des moqueries dont lui seul avait le secret, lorsque quelque chose le contrariait vraiment, Töm devenait une tout autre personne. Ses commentaires sarcastiques se terraient dans les méandres de sa gorge. Son air jovial et l'éclat enfantin qui brillaient derrière ses iris incandescents s'effaçaient pour ne dévoiler qu'un visage de marbre.

     Malgré l'exaspération éprouvée à son égard, Aria aimait son frère plus que tout. Elle ne comptait plus le nombre de fois où elle avait rêvé de le noyer dans les océans abyssaux d'Ustral, même si effectuer ce chemin sans l'avoir à ses côtés lui aurait paru impossible.

     Elle reporta son attention sur Noà et ses lèvres s'étirèrent. Ce sourire, si délicat, ne semblait pas signifier autant pour son ami, mais pour elle, il s'agissait d'un symbole d'acceptation ; d'un signe qui promettait sa rédemption.

     Aria s'était, à titre personnel, engagée à protéger ses proches et venger la mort d'Isach, à dissiper le chagrin qui avait envahi Noà depuis deux tours et à retrouver sa mère. Peu importait le prix à payer. Apaisée, elle fit alors disparaître les eaux tumultueuses qui grondaient dans ses entrailles et poursuivit sa route.

***

     La nuit commençait à répandre ses ombres lorsque les trois élémentaires parvinrent à destination. Croyant d'abord s'être perdus – tant les arbres, les chemins de terre et les fleurs sauvages se ressemblaient –, leurs doutes s'évaporèrent quand ils aperçurent un panonceau en bois fendu étalé au sol, sur lequel était inscrit :

« Auberge des Elfes »

R&R* par Béross

(*Repos et Ravitaillements)

Une lieue → sud-est

— Au moins on est au bon endroit, se réjouit Töm d'une voix faiblarde, comme si le panneau saccagé n'était pas un détail dont il fallait s'inquiéter.

     Ils s'engagèrent dans la direction indiquée et retombèrent finalement devant l'auberge. Constituée de bois massif, elle était bâtie sur plusieurs étages. D'énormes blocs superposés de façon maladroite donnaient l'impression qu'une légère brise suffirait à la renverser. Pourtant, après l'avoir analysée dans les moindres détails, Noà remarqua qu'elle n'oscillait pas d'un millimètre. De grandes barrières en fer forgées servaient à la protection de son périmètre.

     Un élément interpella l'ustralois après qu'il se fût perdu dans sa contemplation. Les fenêtres, dispersées irrégulièrement autour de la bâtisse, possédaient toutes un contour en métal. Un métal d'un bleu sombre, semblable à un ciel nocturne dépourvu d'étoiles.

— Je pensais qu'elle s'était effondrée, indiqua Aria sans pouvoir détacher son regard du bâtiment.

— Joànne a peut-être entendu des conneries, rétorqua son frère à voix basse. Ou elle planait... comme tous les autres abrutis de son village.

     Noà se rapprocha de l'auberge et s'immobilisa face aux barrières. Il remarqua des volutes grisâtres qui s'échappaient à divers endroits du métal fondu. Des gouttes d'acier s'écoulaient des barreaux et consumaient l'herbe défraîchie dès l'instant où elles l'effleuraient. Une odeur nauséabonde embaumait l'air. Curieux, Noà s'avança pour en identifier la source.

     À la seconde où son visage et la fumée entrèrent en contact, il se jeta au sol en hurlant de douleur. L'acide se répandit aussitôt dans ses narines et ses yeux. Noà eut l'impression que son crâne entrait en ébullition, qu'on le lui fracassait avec une massue aussi lourde qu'un monolithe. Il sentit ses bras s'engourdir et sa vision s'obscurcir. Persuadé qu'il allait mourir, il finit par recevoir une vague en pleine tête, qui soulagea presque tous ses maux.

     Pendant un long moment, Noà resta affalé au sol et tâcha de reprendre sa respiration. L'affolement de son cœur diminua. La chaleur qui l'avait consumé disparut petit à petit. Une fois assuré d'être encore en vie, il rouvrit les paupières avec peine.

     Aria se tenait debout, les mains tendues vers l'avant et prête à réutiliser son pouvoir. À sa gauche, Töm le dévisageait, les yeux exorbités et le teint cadavérique. En le voyant essayer de se redresser, l'ustraloise s'accroupit afin de lui venir en aide.

— Par tous les dieux, qu'est-ce que...

— Je vais bien, la rassura Noà en prenant de grandes goulées d'air.

     Töm poussa un long soupir et s'écroula à ses côtés. Il prit son ami dans ses bras, qui ne put s'empêcher de sourire.

— Tu m'as foutu la peur de ma vie, souffla-t-il. J'ai cru que j'allais devoir finir la route avec Aria, tu peux pas savoir à quel point je suis soulagé.

— C'est vrai que ça aurait été horrible, plaisanta Noà.

     La concernée ne daigna pas répliquer. Noà plongea ses yeux dans les siens avec le plus de sincérité possible.

— Merci beaucoup...

     Aria lui sourit. Après quoi, elle reporta son attention sur les barrières fumantes.

— Qu'est-ce que c'est que cette chose ?

— Un moyen de repousser les intrus, je suppose...

— Les barreaux sont carrément fondus, fit remarquer Töm. Je pense pas que le propriétaire ait fait ça volontairement.

     Tout à coup, un fracas assourdissant résonna à l'intérieur de l'auberge, semblable à des milliers de verres se brisant à l'unisson. Les xomythois se redressèrent vers la source du raffut.

— Il... il y a quelqu'un...

— Ce doit-être Béross, répondit Aria à son frère. Il a peut-être pris peur en entendant Noà.

— Vous êtes sûrs qu'on est obligés de dormir ici ?

— La nuit est bientôt tombée et nos provisions sont épuisées. On n'a pas d'autre choix.

     D'abord hésitants, les trois élémentaires dépassèrent les grilles de métal. Noà poussa la porte d'entrée et tous franchirent le seuil de l'auberge.

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Really Slow Motion ~ This is your way ♫

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