Chapitre 6 [2/2] ~ Le récit de Boulrèk
- Précédemment -
— Vous pensez que le fils de Sâtomb est à l'origine de l'attaque de Xomythe ? demanda Noà.
L'oracle tourna la tête vers Gréo. Le faune, qui n'était jusque-là pas intervenu, prit le relais.
— Ce que Boulrèk a oublié de mentionner, c'est que dans les rares manuscrits relatant la guerre entre l'enfant de Sâtomb et le peuple des Lumières, on évoque trois serviteurs alliés à ce démon. Des créatures hybrides à l'aspect et l'instinct animal, mais ayant le don de ruse et de parole. L'une à moitié renard, une autre à moitié tigre, et la troisième...
Gréo plissa les yeux, le visage déformé par une souffrance intérieure. Il inspira à fond, puis annonça :
— À moitié loup.
Aussitôt, les douleurs ressenties par Noà pendant l'invasion réapparurent. Son sang se glaça. L'air autour de lui se changea en plomb tandis qu'il se revoyait sur la Grand-Place de Xomythe, soulevé et étranglé par le monstre que Gréo venait tout juste de mentionner.
— Par tous les dieux...
— Si ce que vous affirmez est vrai, vous avez rencontré Tòphios, l'une de ces trois abominations, reprit le chef d'Azikru. C'est ce détail qui m'a fait comprendre que quelque chose de grave venait d'arriver.
Aria se leva à son tour dans un bond. De la vapeur d'eau s'échappait de son corps en une légère fumée opaque.
— Vous vous rendez compte de ce que vous insinuez ? Un serviteur du fils de Sâtomb, sur Xomythe ? Comment pouvez-vous être certain qu'il s'agisse de lui ? Ustral est une terre remplie de créatures diverses et variées, il peut forcément y en avoir une ressemblant à un loup ! Et puis... il n'y avait qu'un seul de ces monstres, où étaient les deux autres ?
— Nous n'avons aucune certitude, la rassura Gréo, les mains levées en l'air pour lui faire signe de se calmer. Nos avancements sont en partie infondés.
— Votre théorie n'a aucun sens, reprit-elle, incapable de maîtriser sa colère. Vous dites que le fils de Sâtomb est revenu après des centaines d'années pour exterminer le peuple des Lumières, mais il n'y en avait aucune sur Xomythe ! Il n'y en a peut-être même jamais eu une seule !
— Et ce Tòphios en question n'était pas là pour ça, renchérit Noà, dont la tête commençait à chauffer. Il n'a jamais parlé de Lumières, il a toujours affirmé ne rechercher qu'un prophète.
Le faune hocha la tête et attendit que le calme se rétablît pour continuer.
— Encore une fois, tout n'est que supposition. Notre seule certitude, si on en croit vos allégations, c'est que ce guerrier recherchait bel et bien un oracle ; quelqu'un capable de lire l'avenir. Pourquoi cela ? Nous n'en avons aucune idée. Qui exactement ? Nous pensons le savoir. Je laisse Boulrèk vous expliquer.
Commençant à somnoler, le vieil homme secoua la tête afin de sortir de sa torpeur.
— Avant la guerre entre les dieux et Sâtomb vivait une assemblée de cinq oracles. Ceux-ci demeuraient, sans aucune exagération, les plus puissants de leur espèce. Leurs dons les firent prédire le conflit opposant les six divinités élémentaires à la Première Noirceur. La veille du combat, pour les remercier de leurs immenses services, Cyélinne, Boréale, Zoraïn et leurs frères les rendirent immortels. Ces cinq légendes traversèrent les âges afin de guider tous ceux en ayant besoin et prévenir des catastrophes les plus dévastatrices qui frapperaient Ustral. On raconte qu'ils ont su prévenir les Lumières du retour du fils de Sâtomb, quelques tours avant qu'il ne vienne les décimer. On appelle aujourd'hui cette assemblée les Triméniums, en raison de leur âge avoisinant les trois mille ans.
— Aujourd'hui... ? Ils sont encore vivants ? demanda Noà.
Boulrèk acquiesça.
— Les Triméniums peuplent les terres d'Ustral, reclus dans des endroits gardés sous haute protection. Personne ne s'intéresse à notre espèce, sauf s'il s'agit d'une question d'avenir. Envahir un village mineur et exécuter ses habitants dans l'unique but de trouver un prophète, ça ne peut être une coïncidence. Et, puisqu'il en est... je pense que l'hybride recherchait leur souverain, le chef des Triméniums : l'Oracle du Temps.
— Mais... vous êtes un prophète, vous ! Vous pouvez nous dire où il réside ! s'exclama Töm. Il faut qu'on le trouve avant que Tòphios mette la main dessus ! 'Faut lui demander pourquoi ces monstres le recherchent ! Si ça se trouve, ils sont encore en train d'attaquer des villages sans raison !
— Je ne sais malheureusement pas où l'Oracle du Temps se situe, renchérit Boulrèk en se frottant les yeux. Néanmoins, je sais où trouver un des quatre autres Triméniums. Orbis est un ami de longue date. Il a élu domicile à l'endroit où Gréo et moi, après avoir longuement discuté hier soir, souhaitons vous envoyer : Drakkä, la cité des élémentaires.
Noà se surprit à connaître cet endroit. Il n'avait jamais pensé avoir l'occasion d'y mettre les pieds un tour. Drakkä était l'un des Six Grands d'Ustral ; un royaume majeur aussi puissant qu'historique. Malgré tout, il n'aurait jamais cru que ce dernier cachait, dans sa propre enceinte, un individu ayant vécu au temps des dieux.
— Drakkä est gouverné d'une main de maître par la dynastie Luxiòr, les informa Boulrèk. Il faudra vous rendre là-bas, raconter votre histoire à la famille royale – et seulement à la famille royale –, puis demander un entretien avec Orbis. Dites-lui que vous êtes venus de ma part, il ne pourra rien vous refuser. Ce bougre m'en doit une depuis que je l'ai battu à une partie de Roi Déchu.
— Étant l'un des cinq Triméniums, Orbis saura vous apporter les informations nécessaires pour localiser l'Oracle du Temps, enchaîna Gréo. De là, un choix s'offrira à vous : prendre la route à travers Ustral afin d'obtenir la réponse à vos questions, ou attendre en espérant que le mal passe et que tout ce dont nous venons de parler soit faux. Vous pouvez déjà commencer à y réfléchir.
— Et vous ?
Noà avait lancé cette remarque si brutalement qu'un silence malaisé glissa dans la pièce.
— Qu'allez-vous faire pour nous aider ? reprit-il. Vous n'avez tout de même pas l'intention d'envoyer trois jeunes élémentaires et une pèlerine chercher un oracle de trois mille ans, alors qu'une entité ayant son nom gravé dans les manuscrits essaye de mettre la main dessus ?
Boulrèk et Gréo se regardèrent un long moment sans daigner répliquer. Après quoi, le faune répondit :
— Non, en effet. À vrai dire, nous ne vous enverrons que tous les trois.
Il désigna les élémentaires du doigt.
— Comment ça, « tous les trois » ? s'écria Töm, dont les yeux venaient de se révulser. Et ma mère ?!
— Un de mes soldats vous accompagnera, mais votre mère devra rester ici. Drakkä est le royaume des élémentaires. La totalité de ses habitants maîtrise un pouvoir de vos dieux. Toute autre espèce cherchant à pénétrer l'enceinte verra son accès refusé. Sans exception. Qu'il s'agisse d'une pèlerine, d'un nain, d'un faune ou d'un elfe, personne n'est autorisé à franchir ses murs.
— Les défenses situées aux portes du royaume ne permettront pas à votre mère d'y accéder, de même que n'importe qui d'autre n'ayant pas votre particularité, poursuivit Boulrèk. Il est plus judicieux qu'elle reste ici, sous un toit, avec de la nourriture, plutôt que de se retrouver aux portes de Drakkä sans pouvoir les franchir.
Un mutisme suivit les mots de l'oracle. Noà comprenait désormais pourquoi Azérine avait l'air aussi abattue, pourquoi Gréo avait souhaité lui parler seul à seul avant cet entretien.
— Maman... souffla Aria.
La pèlerine serra la main de sa fille dans la sienne tandis qu'une larme glissa le long de sa joue.
— Elle a insisté plusieurs fois pour vous accompagner jusqu'aux frontières de Drakkä et faire demi-tour une fois la tâche effectuée, mais les dangers sont beaucoup trop conséquents, précisa le faune.
— Elle risquerait de se faire tuer plutôt qu'autre chose, renchérit le prophète. Vous, en revanche, êtes des élémentaires. Vous possédez le don des dieux. Thaelôs se chargera de votre sécurité, même si la route jusqu'à la cité n'est qu'à trois tours de marche. Vous ne devriez pas rencontrer trop de soucis. Nous vous approvisionnerons bien entendu en eau, nourriture et couvertures pour passer les nuits.
— Et si ces créatures envahissent Azikru pendant notre voyage ? demanda Töm, les yeux embués.
Il les plongea dans ceux de sa mère et murmura :
— Je veux pas te laisser ici...
— Notre village est limitrophe de Xomythe. Si ces monstres voulaient l'attaquer, je pense que ça aurait déjà été fait, le rassura Gréo. Votre mère sera placée en sécurité et aura tout le confort nécessaire le temps que vous lui reveniez, je puis vous l'assurer.
Entre deux sanglots, Azérine se leva et prit ses enfants dans ses bras.
— Je suis vraiment désolée...
Noà manqua à nouveau de sombrer. Une colère démesurée s'emparait de son corps pendant qu'il regardait Töm et Aria enlacer leur mère. S'il s'agissait bel et bien de lui, ce Tòphios était en train de détruire chaque famille, une par une. L'élémentaire avait perdu la sienne et les jumeaux devaient désormais se séparer de la leur.
Tout s'enchaînait beaucoup trop vite. La tristesse et le désespoir ressentis quelques heures plus tôt se transformaient déjà. Sa rancœur grandissait, son élément vibrait en lui et contractait chacun de ses muscles. Ses affres de la veille se matérialisaient en un pur désir de vengeance. Noà voulait exterminer ces créatures, les torturer, vider tout ce que son corps peinait à retenir : des dernières larmes, des derniers cris, un dernier soupir.
Incapable de supporter davantage ce flot de haine qui s'accumulait, Noà se précipita vers la sortie. Gréo l'intercepta de justesse avant qu'il s'exécutât.
— La situation n'est sans doute pas la plus adaptée, mais vous devriez essayer de vous reposer un peu. Votre départ doit se faire le plus rapidement possible. Chaque minute compte désormais...
Le cœur hystérique, Noà balaya cette requête de son esprit. Il ouvrit la porte en bois verni et quitta la demeure de Boulrèk.
Noà passa le reste de la matinée sur les collines d'Azikru. Seul avec ses pensées, il laissa la brise telloise caresser son visage meurtri et les rayons de Zunqèl réchauffer sa peau couverte de plaies.
Les habitants du village semblaient passer leur plus belle journée. Ses iris orageux ciblèrent un faune et un vendeur riant aux éclats. Il tourna la tête et distingua, près des champs, un élémentaire de Terre s'entraîner avec son père à faire sortir des légumes du sol.
Telle était sa routine lorsque le sien vivait encore ; lorsqu'Isach et lui revenaient de l'école et passaient leurs après-midi à jouer ensemble ; lorsqu'Aurora, après avoir terminé sa garde dans la clinique, leur ramenait des confiseries qu'aucun parent sensé n'offrirait à ses enfants. Les chasses aux champignons dans la forêt pendant la lune de Tellüs, les spectacles d'élémentaires de Feu qui précédaient l'entrée dans une nouvelle année, les célébrations hivernales quand les ormes, les pins et les chênes se couvraient d'une épaisse couche de neige... tout lui manquait atrocement. Noà avait la sensation d'être piégé dans un rêve duquel il n'arrivait à émerger. Pas plus tard qu'hier, il avait ouvert les yeux sur un Xomythe s'apprêtant à célébrer le tour de naissance des dieux. Il repensa à sa dispute avec son frère, à l'état dans lequel Töm s'était plongé juste avant le début du tournoi, au discours de Jargod, à l'extravagante coiffure d'Yliande. Puis, il revit le monstre squelettique, sa cape pourpre contrastant avec les couleurs criardes des habitants, son arc noir tendu sans aucune once d'hésitation, la flèche imprégnée de venin qui déchira le firmament.
Avant que les ténèbres l'emportassent de nouveau, Noà se leva et décida de retourner chez Gréo. Kétil, le garde faune, le laissa entrer et il passa le reste du temps à attendre dans sa chambre. Töm vint le chercher quelques heures plus tard. Ses yeux vermillon encore noyés de larmes paraissaient éteints. L'air farceur qu'il arborait habituellement s'était changé en un faciès vide et anéanti.
— Tout le monde est prêt, annonça-t-il d'une voix que son ami n'avait encore jamais entendue chez son ami. Gréo et Boulrèk nous attendent.
Les deux garçons quittèrent la demeure du faune en silence. En compagnie d'Aria et Azérine, ils se rendirent de l'autre coté du village.
Comme l'avait indiqué Töm, l'oracle et le chef d'Azikru étaient déjà sur place. Un homme d'une quarantaine d'années se tenait à leurs côtés. Quand il les vit arriver, le faune ramassa trois grands sacs à dos en coton écru qui reposaient à ses pieds et en offrit un à chaque voyageur.
— Comme promis, tout le nécessaire se trouve à l'intérieur, indiqua-t-il. Je suis conscient que nous vous demandons beaucoup, surtout après ce que vous avez vécu, mais j'espère que vous comprenez la gravité de la situation...
Gréo pivota vers l'inconnu.
— Voici Thaelôs. Co-commandant de l'armée d'Azikru. Il vous accompagnera jusqu'à Drakkä.
L'homme aux yeux écarlates hocha la tête et sourit aux xomythois. Ses courts cheveux cendrés – presque blancs – contrastaient avec sa peau sombre. Des muscles saillants se dessinaient sous sa chemise vert céladon et laissaient apparaître d'innombrables cicatrices.
Boulrèk se rapprocha des élémentaires en s'appuyant sur une vieille canne en bois. Il sortit un morceau de parchemin enroulé qu'il tendit à Aria.
— Un ami tient une auberge à deux tours d'ici. Il est... assez spécial, mais fort sympathique. Indiquez-lui que vous êtes venus de ma part, il vous offrira le couvert sans problème. J'ai entouré l'endroit sur la carte.
Sans le remercier, Aria lui arracha presque le document des mains. Malgré la colère dégagée par le regard abyssal de son amie, Noà fut soulagé de constater que Töm et elle n'avaient pas décidé de rester sur Azikru avec leur mère.
— Nous espérons sincèrement que notre théorie soit fausse, renchérit Gréo. Dans tous les cas, gardez en tête votre objectif. Rejoignez Drakkä...
— Expliquez la situation à la famille royale et demandez à ce que leur prophète nous indique où se trouve l'Oracle du Temps, le coupa Töm sèchement. On a entendu la première fois.
L'hybride acquiesça. Il se décala et laissa Azérine prendre ses enfants dans ses bras une dernière fois. Après avoir desserré son étreinte, elle se dirigea vers Noà, qu'elle enlaça à son tour.
— Tu as vécu ce qu'aucun enfant de ton âge ne devrait avoir à vivre, lui murmura-t-elle d'une voix brisée. Je t'en prie... veille sur eux.
Une larme qu'il ne pensait plus être capable de verser roula sur sa joue. Quand Azérine se recula, Noà feignit un sourire. Il tourna ensuite les talons et s'engagea en même temps que Thaelôs dans la lisière, suivi de près par Töm et Aria. D'un geste instinctif, il passa la main dans sa poche et retira le bracelet de son frère. L'éclat doré du triangle qui ornait le filament de cuir se reflétait, dégageait une lumière apaisante. Noà l'enfila à son poignet, puis ferma les yeux. Ses lèvres s'étirèrent tandis qu'une sensation de bien-être parcourut son corps.
Dorénavant, c'était comme si Isach l'accompagnait.
Comme s'il demeurait encore à ses côtés.
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Mark Petrie ~ Embolden ♫
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