Chapitre 6 [1/2] ~ Le récit de Boulrèk

     — La Guerre du Renouveau a éclaté il y a environ trois mille ans. Comme vous le savez, elle a opposé les dieux élémentaires à leur frère cadet, Sâtomb, communément appelé la Première Noirceur. Ferkhâd, Cyélinne, Boréale, Aelèk, Tellüs et Zoraïn furent les premiers à maîtriser ce qui vous différencie aujourd'hui des autres espèces d'Ustral. Sâtomb, lui, et sans aucune explication, demeure l'unique enfant de Lyréah à ne s'être vu attribuer aucun don. Malgré des premières années d'existence tempérées, la jalousie du démon originel envers l'immense pouvoir des membres de sa famille finit par prendre le dessus sur sa raison. Plus ses frères et sœurs devenaient puissants, plus sa haine se décuplait, assombrissait son âme et détériorait son esprit.

     Noà écoutait Boulrèk avec la plus grande attention, le cœur saisi par des souvenirs lancinants. Son père avait été le dernier à lui conter cette légende connue de tous les élémentaires d'Ustral.

     Il arrivait encore à sentir l'odeur du thé aux numïlés précédant ses récits ; celle de Rocorme qui, étrangement, lui rappelait celle des manuscrits lus en cachette la nuit. Il s'imaginait lui répéter, de ses yeux flamboyants et sa voix lénifiante, que chaque histoire nécessitait une seule personne pour qu'elle pût perdurer. Son père possédait un irréfragable don ; un don qui l'avait fait voyager à travers chaque mythe qu'il lui avait narré.

     Noà se laissa emporter par ces instants de nostalgie tandis qu'un sourire discret étirait ses lèvres. Les mots de Boulrèk le ramenèrent à la réalité.

— Vint alors un tour où, après plusieurs décennies, la colère de Sâtomb atteignit son paroxysme. Le démon se mit à changer physiquement, psychologiquement, moralement... une obscurité mystérieuse le transformait en un amas de chaos qui n'avait pour but que de s'accaparer les éléments de ses aînés. De cette-même noirceur résulta finalement une énergie, un pouvoir qu'il avait tant désiré, mais dont il ne pourrait jamais plus se libérer.

— Celui des ténèbres... murmura Noà d'un ton solennel.

     Boulrèk acquiesça.

— Sâtomb a été le premier et reste l'une des deux seules entités de l'histoire à l'avoir contrôlé. Les textes anciens le mentionnent comme un septième élément. Moi, je l'imagine plutôt comme un élément zéro ; celui que l'on n'acquiert non pas par amour de la vie, mais par fascination de la mort. Dès lors, le démon originel, fou de sa puissance qui ne faisait que croître, bâtit un palais dans lequel il constitua dans l'ombre sa propre armée. Des rumeurs parcoururent les contrées d'Ustral. La peur s'infiltrait lentement dans le cœur des dieux, qui n'avaient plus entendu parler de leur frère depuis des cycles lunaires. Malheureusement, lorsqu'ils comprirent que les messages colportés étaient réels, il était déjà trop tard...

— L'unique pouvoir de Sâtomb rivalisa avec ceux des six dieux réunis, le coupa Aria d'un ton sec. On connaît déjà cette histoire. Ils l'ont combattu pendant cent quarante-neuf années consécutives et, quand ils ont compris que leur frère prenait le dessus, ont décidé de s'imploradier. L'énergie élémentaire libérée à leur sacrifice a créé Ustral tel qu'on le connaît aujourd'hui. La Terre de Tellüs a érigé les continents et les montagnes, l'Eau déversée par Zoraïn a créé les mers, les océans et les rivières. Le Feu de Ferkhâd s'est répandu et a donné vie aux volcans. La Glace de Boréale a su, par-delà les mers, édifier les glaciers et les contrées enneigées, et enfin la Foudre d'Aelèk, combinée à l'Air de Cyélinne, a formé le climat. Vent, tornade, pluie et tout ce qui va avec. Je ne vois pas en quoi cette légende nous aide à obtenir des réponses.

— Ce passage n'est qu'un préambule à ce que je m'apprête à vous expliquer, mademoiselle Mornèl...

— Alors passez les informations inutiles et renseignez-nous sur des faits qu'on ignore.

— Aria !

     Outrée, Azérine toisa sa fille et s'excusa :

— Veuillez la pardonner...

— Je comprends parfaitement, répondit Boulrèk, imperturbable.

     Il jeta un simple coup d'œil à l'ustraloise et reprit son récit :

— Suite au sacrifice des dieux et à la formation du continent, les survivants de la guerre eurent énormément de mal à se reconstruire. Leurs protecteurs n'étaient plus, alors si un autre malheur venait à engloutir le continent, qui les protégerait ? Allez savoir s'il s'agit d'une simple coïncidence ou d'un héritage volontaire, mais la naissance qui suivit cette nouvelle ère prouva aux ustralois que leurs parents divins demeuraient encore parmi eux. Le tout premier élémentaire vit le tour, suivi par des centaines de milliers. Les âges défilèrent alors, durant lesquels Ustral ne connut que paix et prospérité.

     Boulrèk s'interrompit un court instant. Noà ne sut dire si son côté claustrophobe prenait le dessus, mais il était certain que l'air commençait cruellement à manquer dans la pièce.

— Je suis conscient que les jeunes élémentaires grandissent bercés par cette légende, poursuivit le vieil homme. Mais connaissez-vous la suite ? Celle concernant Sâtomb ?

     Les xomythois se dévisagèrent, confus.

— Il a été tué le même tour que les dieux... ? proposa Töm.

     Boulrèk secoua la tête.

— J'ai appris, au fil des cycles, à réaliser que le récit des dieux n'est plus qu'un conte narré par des parents à leurs enfants avant de les mettre au lit. Et c'est tout à leur honneur. Qui oserait expliquer à des êtres aussi innocents qu'une parcelle de la Première Noirceur, dès lors exilée dans un monde compris entre celui des morts et des vivants, a usé de ses dernières ressources pour donner naissance à un enfant ? Un héritier légitime du démon ayant provoqué, à lui seul, la disparition des divinités ?

     Noà écarquilla les yeux. Boulrèk avait raison. Jamais son père ne lui avait révélé cette partie de l'histoire.

— C'est impossible...

— Et pourtant, c'est tout ce qu'il y a de plus réel. Ce nourrisson, recueilli par une famille d'un royaume aujourd'hui disparu, naquit sans aucun pouvoir. Jamais personne n'eut vent de son identité. Lui-même pensait n'être qu'un pèlerin. En grandissant, sa véritable nature finit par s'éveiller ; des envies meurtrières s'immisçaient dans son esprit, sa haine gagnait en intensité à chaque altercation avec ses parents ou les habitants du royaume. Vint un tour où cet enfant, à peine plus âgé que vous, assassina sa famille adoptive sous un effet de colère. Une fois son premier meurtre effectué, ses yeux virèrent au noir. Il fut dès lors capable de matérialiser des nuages d'ombre par la pensée.

— L'élément des ténèbres... souffla Aria.

— En effet. Aussi incroyable que cela puisse paraître, le pouvoir légendaire de Sâtomb se développait dans l'esprit de son fils. Ce dernier prit peur face à l'immensité de ce qui venait de lui être accordé. Il ne s'agissait que d'un éphèbe, après tout... Sa raison l'implora de demander de l'aide, d'en parler à quelqu'un. Le jeune homme fixa donc une entrevue avec le souverain du royaume et lui expliqua son infortune. Aussi pauvre qu'un paysan d'Olmèd, il le supplia de se faire examiner par les guérisseurs du royaume, mais le roi refusa. Le croyant atteint d'une maladie incurable, il déclina sa requête et promit de l'exécuter à l'aube pour abréger ses souffrances. En toute honnêteté, je pense que cet évènement suffit à le faire basculer.

— Il... il cherchait à se faire soigner ?

— Oui. Mais il était trop tard. Fou de rage, l'adolescent retourna dans le château la nuit suivante et assassina les malheureux qui tentèrent de le repousser. Les quelques manuscrits relatant cette histoire expliquent qu'après ce drame, le roi fut retrouvé dans son lit, décapité, et la reine enlevée. Aujourd'hui encore, personne ne sait où elle a été séquestrée.

     Boulrèk marqua une nouvelle pause. Sous les regards étonnés de ses hôtes, il se leva de sa chaise grinçante.

— La suite nous amène aux faits. Aucun ouvrage ni aucun ustralois n'a su expliquer ce qui est arrivée à Stellyanä, la Reine d'Albâtre. La seule certitude que nous avons c'est, qu'après des années emprisonnée, elle a fini par donner naissance à un enfant et a réussi à s'échapper du lieu dans lequel elle était détenue. Un enfant capable de contrôler non pas un... mais tous les éléments naturels des dieux.

— Tous ? Les six ?! s'écria Töm, à la fois stupéfait et admiratif.

— Les six, confirma Boulrèk. Une énième espèce vit alors le tour. Adràzyde, plus puissante que personne ne l'avait jamais été, représente la première Lumière à avoir foulé le sol d'Ustral. Ses yeux dorés resplendissaient jusqu'aux confins du continent, illuminaient le cœur de ceux qu'elle croisait. De sa naissance involontaire résulta le décès prématuré de Stellyanä, puis l'étrange disparition du fils de Sâtomb. Jamais personne n'a été capable de définir ces évènements. Comment la reine s'est-elle défaite de l'emprise du démon ? Comment expliquer sa mort et l'effacement de son séquestreur ? Le secret a probablement été enterré avec eux...

— Attendez, attendez, balbutia Aria, les sourcils froncés. Je suis désolée de vous couper, et même si cette légende est aussi fascinante qu'intrigante, comment peut-elle avoir un lien avec l'attaque de notre village ? Et puis... un être capable de maîtriser tous les éléments, ça ne peut exister !

— Hélas, vous vous trompez, mon enfant...

     Elle jeta un coup d'œil à sa mère, qui avait toujours l'air aussi abattu. Noà imita Aria et remarqua qu'Azérine n'avait pas une seule fois réagi au récit de Boulrèk. C'était comme si elle avait déjà tout entendu ; comme si elle savait exactement comment cette conversation allait se conclure.

— Tout au long de son existence, Adràzyde n'entendit jamais parler de ses parents, reprit l'oracle. Lorsqu'elle décéda – de vieillesse fort heureusement – et après avoir agrandi sa lignée, les habitants du royaume dans lequel elle avait élu domicile érigèrent un sanctuaire pour l'honorer. Des centaines de milliers d'ustralois vinrent se recueillirent auprès de sa pierre tombale. D'autres se vantèrent d'avoir pu approcher la personne qu'ils considéraient comme le septième dieu. Hélas, tous ignoraient que son grand-père était celui qui les avait décimés...

     Avec difficulté, Noà tenta de mémoriser chaque information. Des flots de questions s'immisçaient en lui et, bien qu'il ne pût l'expliquer, il commençait à comprendre pourquoi Boulrèk leur racontait ceci.

— Tout en restant la plus discrète possible, la famille d'Adràzyde ne cessait de s'étendre. Quiconque rencontrait des Lumières allait le colporter dans les villages voisins, du fait de leur rareté. Et même si aucun incident ne fut à déplorer au fil des années, le père d'Adràzyde finit par réapparaître. Il extermina la quasi-totalité des êtres Lumières, mais les plus forts d'entre eux surent le repousser et le tuer. Voilà.

     Les trois élémentaires fixèrent Boulrèk, estomaqués. Lorsqu'elle comprit qu'il avait terminé son histoire, Aria s'exclama :

— Attendez... quoi ? Comment a-t-il pu revenir après autant d'années ?

— Où était-il caché pendant tout ce temps ? demanda Noà.

— Stellyanä aussi a perdu sa tête ? l'interrogea Töm

— Expliquez-nous ! Vous ne pouvez pas terminer de cette façon, répliqua Aria.

— J'ai bien peur que si, rétorqua le prophète. Mes connaissances sur cette sombre histoire s'arrêtent ici.

— En quoi nous avez-vous conseillés, alors ?

     Boulrèk poussa un soupir las et se rassit sur sa chaise.

— Eh bien, mademoiselle Mornèl, si vous appreniez à écouter au lieu d'entendre, je pense que vous en sauriez déjà bien assez. Pourquoi, à votre avis, vous ai-je parlé de la guerre entre les dieux et Sâtomb ? Du retour de son fils, après des centaines d'années, pour exterminer le peuple des Lumières, auquel il avait lui-même contribué à sa procréation ?

     Un frisson traversa la nuque de Noà. Ses doutes venaient de se confirmer, à son plus grand désarroi.

— Vous pensez que le fils de Sâtomb est à l'origine de l'attaque de Xomythe ?

     L'oracle tourna la tête vers Gréo. Le faune, qui n'était jusque-là pas intervenu, prit le relais.

— Ce que Boulrèk a oublié de mentionner, c'est que dans les rares manuscrits relatant la guerre entre l'enfant de Sâtomb et le peuple des Lumières, on évoque trois serviteurs alliés à ce démon. Des créatures hybrides à l'aspect et l'instinct animal, mais ayant le don de ruse et de parole. L'une à moitié renard, une autre à moitié tigre, et la troisième...

     Gréo plissa les yeux, le visage déformé par une souffrance intérieure. Il inspira à fond, puis annonça :

— À moitié loup.

____________________

Daniel Mekis ~ Rise ♪

____________________

Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top