Chapitre 5 [2/2] ~ En quête de réponses
- Précédemment -
Noà en était persuadé : si ce loup démoniaque ne trouvait pas le prophète qu'il cherchait, plus personne n'était en sécurité. Ses serviteurs et lui avaient envahi Xomythe, un simple village campagnard, avec un effectif dix fois supérieur. Quelle force de frappe déploieraient-ils s'ils venaient à attaquer un royaume majeur ?
— J'en ai aucune idée, répondit-il finalement. Je pense qu'on aura certaines réponses demain, quand Gréo sera décidé à nous parler.
— T'as raison, on verra demain, lâcha Töm en s'emmitouflant dans ses couvertures. Bonne nuit...
Noà l'imita et sentit aussitôt le sommeil le gagner. Terrifié à l'idée de laisser son esprit s'évader, il tenta de lutter, mais ne parvint à résister bien longtemps. Son corps entier lui suppliait de se reposer. Il se résigna donc et, en quelques secondes, il sombra dans ses pensées ténébreuses tant redoutées.
***
Ses yeux s'ouvrirent sur un ciel blanc éclatant. La lumière intense le força à baisser la tête et à observer les alentours.
Il se trouvait de nouveau dans la cité aux tours d'ivoires effondrées. Le même silence de mort régnait sur le lieu ravagé. La neige, mystérieusement chaude, chutait en abondance et heurtait le sol dans un bruit inexistant.
À l'inverse de sa première visite, il constata qu'il maîtrisait ses mouvements. Bien que persuadé de n'avoir jamais mis les pieds dans cette ville dévastée, il reconnut chaque allée, chaque intersection traversée. Incapable d'expliquer comment, il sut aussi ce qu'il faisait ; où il se dirigeait. Sa notion d'espace et de temps semblait par ailleurs différente. Après quelques secondes – ou plusieurs heures – de marche, il finit par arriver devant l'édifice aux parois dorées.
Le vieil homme l'attendait. Son regard millénaire le suivait à mesure qu'il se rapprochait. Lorsqu'il parvint enfin à sa hauteur, il plongea ses yeux ébène dans les siens et tourna les talons, exactement comme dans son rêve précédent.
Cette fois, aucune force invisible ne cherchait à le retenir. Sans perdre une seconde, il rejoignit l'inconnu avant que la porte du bâtiment, albâtre et titanesque, ne se refermât derrière lui.
Il entra dans un gigantesque vestibule. Ses murs épais, immaculés, se prolongeaient si loin devant lui qu'il fut incapable de distinguer son extrémité. Étouffés dans sa voûte sépulcrale et imperceptible, des murmures s'échappaient dans une langue à la fois familière et étrangère. L'obscurité s'immisçait petit à petit dans ce lieu divin, affaiblissant toute source de lumière. L'air, lui, demeurait glacial. Sinistre.
Un horrible sentiment prit possession de son corps. Il sut tout à coup qu'il ne devait pas être ici, que sa simple présence, aussi innocente et involontaire fut-elle, menaçait chaque pierre ayant servi à bâtir ce sanctuaire légendaire.
Il reporta son attention sur le vieil homme, à quelques mètres sur sa gauche. Celui-ci le dévisageait, le doigt pointé sur le mur de marbre. Il se rapprocha, suivit du regard ce qu'il essayait de lui montrer et finit par apercevoir une fresque interminable. Des dessins gravés dans la roche avec une précision remarquable se succédaient, représentaient des scènes de guerre, de couronnements, de mariages et de funérailles. Son cœur s'emballait à mesure qu'il parcourait l'Histoire. Il n'avait absolument aucune idée de ce qu'ils contaient, ni à quels âges ils appartenaient.
Perdu dans sa contemplation, un pan de mur s'effrita soudainement et une crevasse vint scinder en deux l'image d'un nouveau-né. Les palpitations de son cœur accélérèrent quand, de cette même fissure, un brouillard noir et épais s'y échappa, provoquant un contraste macabre avec la blancheur de l'édifice.
La force mystérieuse reprit alors le contrôle de son corps. Paralysé par la peur, il fut incapable de reculer lorsque la fumée opaque l'enveloppa. Une odeur de mort l'accompagnait. Une odeur ancienne, éternelle.
De nouveau, il se mit à hurler, à la recherche d'une aide qui ne viendrait jamais. Le brouillard, lui, continuait de se déverser. Il le recouvrit bientôt et, en plus de troubler sa vision, le plongea dans un état d'apathie. Comprenant qu'il n'en aurait plus pour longtemps, il tourna la tête vers l'endroit où le vieil homme était censé se trouver, mais il se rendit compte avec effroi qu'il avait disparu.
Une voix éraillée émergea de la cavité à l'instant où il perdit connaissance. Ses mots se dispersèrent dans le sanctuaire et dans ses propres entrailles.
— L'Orme est décimé. Tout ne fait que commencer...
***
Noà se réveilla dans un bond. Dehors, Zunqèl commençait à entamer son ascension. Des rais de lumières traversaient les multiples fenêtres et dessinaient des ombres spectrales sur les murs de la chambre.
Sa seule présence dans la pièce lui fit comprendre que Töm était déjà levé. Trempé de sueur, Noà quitta son lit et se dirigea dans la salle adjacente, où l'attendait une baignoire en cuivre remplie. Il se glissa à l'intérieur sans réfléchir. L'eau, quoique froide, sut parfaitement attiédir la température de son corps.
La terre. Le sang séché. Les minuscules gravats logés dans ses ongles et dans ses cheveux... chaque souillure qui parsemait sa peau lui remémorait sa précédente journée. Noà frotta si fort que son épiderme finit par l'irriter, mais il s'en contrefichait. Pour la première fois depuis son évasion de Xomythe, il réussit à contenir ses larmes.
Il était décidé à ne plus jamais en verser une seule pour ces monstres.
Quand il eut terminé, Noà se sécha, puis retourna dans la chambre. Il enfila les vêtements amenés la veille par Kétil, récupéra le bracelet de son frère dissimulé dans les draps de son lit et se rendit à l'étage inférieur.
Azérine, Töm, Gréo et Koryna étaient déjà à table. Lorsqu'elle le vit arriver, la pèlerine lui adressa un signe de tête et l'invita à les rejoindre. Elle ne lui demanda pas s'il avait bien dormi ; elle savait parfaitement que ce n'était pas le cas.
— Merci pour le lit et le bain, souffla Noà à Gréo après avoir croisé son regard.
Le faune, qui ne semblait pas non plus avoir fermé l'œil de la nuit, esquissa un sourire.
— Ces chambres appartenaient à nos fils. Je suis certain qu'ils n'y auraient vu aucun inconvénient.
— Appartenaient ? l'interrogea Töm, avant de recevoir un coup de coude par sa mère. J'veux dire, si c'est pas trop indiscret...
— Il n'y a aucun mal, répondit Koryna. Nos deux garçons ont rejoint l'armée de Loréïze il y a quelques années. Ils ne sont jamais rentrés à la maison depuis.
— Et vous avez jamais eu de nouvelles ?
— Pendant leur formation, si. Notre cadet, Wôrkad, avait pour habitude de nous envoyer plusieurs lettres par lune. Seulement, elles se sont raréfiées avec le temps et ont fini par disparaître...
Dans un geste de réconfort, Gréo serra la main de sa femme. Elle feignit un sourire avant de se lever.
— Désirez-vous autre chose ? Nous avons du lait de chèvre, des numïlés et une rabiàk tout juste sortie du four !
Devant la quantité pléthorique de nourriture sur la table, Noà, Töm et Azérine refusèrent avec politesse, mais l'hybride quitta tout de même le salon.
— Veuillez l'excuser, intervint Gréo. Ma femme a toujours vécu pour nos enfants. Elle se renferme dans la cuisine depuis leur départ.
— Je comprends... murmura la pèlerine.
Des bruits de pas retentirent alors dans l'escalier et Aria apparut. Les cernes aux yeux et les cheveux noirs ébouriffés, elle s'assit à côté de sa mère sans prononcer le moindre mot. Noà remarqua aussitôt qu'elle l'évitait du regard. Une énorme culpabilité semblait la ronger depuis la mort d'Isach, et il ne savait lui-même quoi dire ni comment agir.
— Bien, vous êtes tous là, annonça Gréo en jetant un coup d'œil pour vérifier que Koryna ne l'écoutait pas. Avant toute chose, je tenais à m'excuser pour mon comportement, hier soir. J'ai eu beaucoup mal à accepter ce que j'ai pu comprendre de votre récit.
— Comment ça ? l'interrogea Azérine.
— Vous aurez plus d'explications dans les heures qui suivent, ne vous inquiétez pas. Je me suis entretenu avec Boulrèk, l'oracle de notre village. Il souhaiterait vous parler.
Une rage démesurée afflua dans le corps de Noà. Le guerrier-loup avait exterminé Xomythe, à la recherche d'un prophète, alors que celui-ci résidait dans le village juste à côté ?
— Vous voulez dire que ces monstres se sont simplement... trompés d'endroits ? cracha-t-il.
— Bien sûr que non ! s'indigna Gréo. Du moins, je ne pense pas. Boulrèk n'est pas un oracle de haut rang. Ce n'est qu'un expert de la nature. Il se contente de prévenir les conditions météorologiques, les prochaines épidémies dans nos récoltes, et quelquefois prédire si les moissons arriveront plus tôt ou plus tard dans le calendrier. Nous ne pensons pas que le chef de ces créatures en avait après lui.
— « Nous » ? demanda Töm, intrigué.
— Oui, nous. Boulrèk et moi-même. Il vous expliquera tout en temps voulu. Pour le moment, essayez de manger quelque chose et rejoignez-moi chez lui, une fois cela fait. Torvald vous y emmènera.
Le faune s'adressa ensuite à la mère des jumeaux.
— Pourrais-je vous parler en privé ?
Troublée, Azérine regarda ses enfants, puis acquiesça.
— Ne l'attendez pas, indiqua Gréo aux trois élémentaires. Elle sera déjà là-bas à votre arrivée.
La pèlerine se leva de sa chaise et suivit l'hybride vers la sortie. Quand la porte se referma, Noà se tourna vers Töm, habité par un horrible pressentiment. Quelque chose ne tournait pas rond et il n'était pas certain de vouloir savoir de quoi il s'agissait.
***
— C'est pas trop tôt ! vociféra Torvald quand Noà, Töm et Aria le rejoignirent à l'extérieur de la demeure de Gréo. Ça fait une plombe que j'poirote ici ! Vous foutiez quoi ?!
— On...
— Vous avez d'la chance que l'chef m'a d'mandé ce service, parce que seuls mes aïeuls savent c'que j'aurais fait à celui qui m'dit d'me les geler pour servir d'guide à des foutus mômes !
Vêtu de la même combinaison terreuse que la veille, le nain s'engagea dans le village et les força à le suivre. Les élémentaires, quoiqu'amusés par le caractère virulent de l'azikrin, durent presser le pas pour ne pas se faire distancer.
— Vous allez causer à Boulrèk, en plus, marmonna-t-il dans sa barbe. J'me d'mande bien c'que c'fossile vivant vous veut.
— Pourquoi ? Ce n'est pas commun d'avoir une discussion avec ? lui demanda Aria.
— Et comment ! En cinquante-deux belles années d'existence j'ai dû l'voir qu'trois ou quat' fois. J'pensais même qu'il avait fini par clamser dans son sommeil, l'vieux, mais à c'que j'comprends il est encore vivant.
Torvald les fit passer par le bourg, à la fois agréable et douloureux à contempler. Noà eut du mal à imaginer qu'un drame avait frappé à peine à une demi-lieue de là. Zunqèl brillait dans un ciel azur, dénué du moindre nuage. Une légère brise rafraîchissait l'air ambiant. Occupés à présenter leurs produits sur des étalages en bois, les faunes, nains et élémentaires d'Azikru saluaient Torvald et ses hôtes avec un sourire chaleureux.
Si seulement ils savaient ce qu'il s'est passé... pensa Noà.
À mesure qu'ils s'éloignaient, le garçon discerna les immenses champs aperçus la nuit précédente. Ils s'étendaient à perte de vue. Hommes, femmes et enfants s'affairaient à couper le blé avec des cisailles et le plaçaient dans des paniers en osier accrochés à leur dos. De l'autre côté, d'énormes serres en verre dominaient le lieu, leur surface miroitant sous les rayons de l'astre.
— Vingt-cinq pour cent des légumes d'Ustral sont produits ici, expliqua Torvald avec fierté, devant les regards admiratifs de ses hôtes. C'est ici qu'je bosse. Azikru tire principalement sa fortune d'cette exploitation. On fait aussi pousser des plantes médicinales. Nos phytothérapeutes sont en train d'faire des essais sur une plante qui sert d'antipoison.
— L'Orkïp, murmura Noà d'une voix brisée, en repensant à son frère.
— Ouaip ! s'exclama le nain. T'es passionné de plantes, mon p'tit ?
— Je... en quelque sorte.
Il refoula pour la énième fois les émotions qui tentaient de s'immiscer en lui et poursuivit sa route, jusqu'à arriver à destination.
Écarté du centre d'Azikru, près de la rivière serpentant le long du village, reposait un vieux cabanon en bois usé. Fragile et piètre d'aspect, il semblait prêt à s'effondrer à la moindre bourrasque. Aucune fenêtre n'était présente pour accueillir la lumière extérieure.
— Bon, nous voici chez l'fou à lier, annonça Torvald sur le pas de la porte. J'sais pas pourquoi Gréo vous a convoqués ici, mais ça doit être grave important. Vous leur passerez l'bonjour, à lui et à l'ancêtre.
Sans attendre le moindre remerciement, le nain retourna vers le village. Aria ne perdit pas une minute et frappa à l'huis, qui s'ouvrit dans un grincement glauque.
Noà ressentit un malaise à la seconde où il posa le pied à l'intérieur de la bâtisse, dont l'odeur âcre manqua à plusieurs reprises de lui faire rendre son petit-déjeuner. Composée d'une seule pièce, elle était uniquement éclairée par des bougies réparties ça-et-là au sol et sur les meubles. D'anciens bibelots amoncelés sur des étagères à moitié fendues semblaient prendre la poussière depuis des siècles. Seule une table en chêne, au centre, demeurait en parfait état.
Azérine était déjà présente. Ses yeux rougis et son air taciturne confirmèrent les craintes de Noà. À ses côtés somnolait un homme, dont le visage sale et blafard paraissait autant âgé que les dieux. Une longue barbe argentée disparaissait sous la table et dissimulait le reste de son corps. La robe noire dont il était affublé, aussi souillée que son apparence, dévoilait au niveau des bras une paire de mains frêles, blanchâtres et décharnées.
En silence, Gréo invita les trois élémentaires à rejoindre Azérine et à s'asseoir. Lorsqu'ils se furent exécutés, il se racla la gorge pour se manifester.
— Boulrèk, les xomythois sont ici.
Le faune n'obtint aucune réponse. Il garda les yeux rivés sur les paupières closes du vieil homme et poursuivit :
— Je vous les ai amenés, comme promis.
— Vous êtes sûr qu'il est vivant ? demanda Töm en approchant sa main de celle de Boulrèk.
— Ne le touche pas !
— Mais... il a pas l'air très réceptif !
— Rassurez-vous, Töm Mornèl, je le suis.
Noà reporta son attention sur l'oracle avec gravité. Les battements de son cœur s'intensifièrent.
— Merci de les avoir fait venir, Gréo, annonça le prophète d'une voix extraordinairement calme. Töm et Aria Mornèl, descendants de Ferkhâd et Zoraïn. Noà Leckner... descendant d'Aelèk. C'est un plaisir de vous rencontrer. Gréo m'a informé des altercations que vous avez rencontrées dans votre village.
— Al... altercations ? s'indigna Aria avant que sa mère la reprît à l'ordre.
— Nous avons longuement discuté et sommes venus à trouver une solution à votre problème, à notre problème, poursuivit Boulrèk sans prendre en compte la remarque de l'ustraloise. La solution qui nous semble la plus adaptée au vu de la situation actuelle.
— Comment pouvez-vous qualifier la destruction de Xomythe comme étant votre problème ?
— Eh bien, voyez-vous, Noà Leckner, quand une force maléfique frappe et anéantit un village situé aux frontières du nôtre, je pense que nous avons de quoi nous inquiéter. Et d'après ce que j'ai pu comprendre, l'attaque de Xomythe a éveillé un danger d'une ampleur s'étendant bien au-delà de nos foyers respectifs.
L'élémentaire baissa la tête, forcé de constater que Boulrèk disait vrai.
— Qu'allons-nous devenir ? l'interrogea Aria.
— Je ne vais malheureusement pas passer par quatre chemins. Il me faut avant tout vous expliquer la situation telle que j'ai cru la comprendre grâce aux astres et à Gréo. Je suis conscient que les questions pleuvront au fil de mon récit, mais je vous demanderai de ne pas m'interrompre avant de l'avoir entendu. Est-ce clair ?
Noà, Töm et Aria hochèrent la tête mécaniquement, comme hypnotisés par l'aura du vieil homme.
— Bien. Alors laissez-moi avant tout vous informer que notre continent, dans son intégralité, est voué à sa perte.
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Alliance ~ Apocalypse Tomorrow ♫♪
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