Noà s'installa sur la chaise qu'on lui attribua. Éreinté, presque asthénique, il observa Stelleüm et Androméda prendre place sur leur siège, les bras chargés de parchemins qu'ils déposèrent devant eux. L'elfe redressa la tête, puis s'attarda sur chaque membre qu'elle avait convoqué dans le Consulat. Noà, Aria, Iryanä et Kalyö, les quêteurs survivants. Juxane, éplorée par la mort de son frère. Aldarwam et Oryâle, à proximité de leur reine. Cûrtiss, Raliénä et Sélianh, aux côtés du roi-Lumière.

     En à peine un tour, le nord-est d'Ustral s'était éveillé, alerté par la défaite d'Errakys et la disparition de Roskaï. Androméda avait reçu dans la matinée plusieurs émissaires des villages qui bordaient le royaume, lui indiquant que leurs terres avaient été détruites par l'armée d'Arkalax. Les familles rescapées de ces massacres avaient fait la route vers la cité, à la recherche d'un refuge, sans savoir qu'elle venait elle-même d'être ravagée.

     Depuis l'exécution de Xyond, Noà et Aria ne s'étaient pas quittés. Ils n'avaient presque pas prononcé le moindre mot – encore moins le nom de Töm –, mais leur seule présence avait suffi à l'un et l'autre. Penser à son ami disparu embrasait l'esprit du xomythois ; une puissance qu'il se découvrait au fil du temps. Pendant des tours, Noà avait espéré achever sa quête et laisser des ustralois plus qualifiés reprendre le flambeau, poursuivre là où il aurait volontiers donné sa place. Mais à présent, assis face aux meilleurs commandants d'escadron de Drakkä et au conseil d'Errakys, il rabrouerait quiconque l'empêcherait de continuer sa mission. Des motivations personnelles avaient pris le pas sur les enjeux de ce conflit, bien que, d'une façon ou d'une autre, Noà eût la désagréable sensation qu'ils étaient intimement liés.

— Bien, déclara Androméda à son assemblée. Les habitants de Bèrgylve, Läth et Olmèd, arrivés dans la matinée, ont été pris en charge par nos guérisseurs. Comme convenu, Aldarwam et Juxane superviseront la reconstruction de notre armée.

     Elle pivota vers les concernés.

— Je veux un compte-rendu des effectifs le plus vite possible. Le nombre approximatif de pertes, les soldats qui ne sont plus aptes à se battre et nos jeunes apprentis qualifiés pour obtenir leur distinction. Nous risquons d'avoir besoin d'eux plus vite que prévu, alors oubliez l'examen d'entrée. De mon côté, je veillerai à ce que l'enceinte d'Errakys soit de nouveau opérationnelle avant la prochaine lune.

     Androméda récupéra deux feuilles de parchemin et en donna une à Stelleüm.

— Les tours à venir seront primordiaux. Comme nous l'avons indiqué pendant la cérémonie d'exécution, Stelleüm et moi enverrons des messagers dans les villages proches de nos royaumes. Étant donné que trois d'entre eux sont parvenus jusqu'à Errakys, je me contenterai de ceux installés autour des Montagnes de Warmaugh. Pour ce qui est de la partie septentrionale, si je me souviens bien, certains villages comme Xomythe ou Azikru ont déjà été décimés par Arkalax et ses nortox. Est-ce correct ?

     Le roi de Drakkä acquiesça.

— Nous espérons pouvoir compter sur Hygûns, Zajox, Mêltah et Zyliäde, annonça-t-il.

— Oubliez Zajox, intervint Noà. Nous sommes passés par là avant de rejoindre Drakkä, vous n'aurez le soutien de personne. Oryâle peut vous le confirmer.

— Oui, approuva la fée. Les habitants ont perdu la raison depuis bien trop longtemps. La plupart d'entre eux ne survivent que grâce à une drogue locale. Et sans vouloir dénigrer qui que ce soit... il ne s'agit presque que de pèlerins âgés. Ils ne seront d'aucune utilité.

     Stelleüm nota sur son parchemin les informations recueillies par Oryâle, puis porta son attention sur ses commandants d'escadron.

— Fort bien. Nous retournerons sur Drakkä dès ce soir. N'ayant plus Kréah à nos côtés, Dylix fera deux allers-retours. Le premier avec Cûrtiss, Raliénä, Sélianh et moi, le deuxième avec les quêteurs. Une fois cela fait, nous tâcherons d'envoyer des émissaires dans les villages en question. Cela vous convient-il ?

     Tous les drakkiens hochèrent la tête, à l'exception d'Aria.

— Qu'allons-nous faire pour mon frère, Roskaï et les autres guerriers capturés par Tòphios ? demanda-t-elle sur un ton de défi. J'ose espérer que vous avez réfléchi à un plan pour les ramener chez eux ?

     Ni Stelleüm ni Androméda ne prirent la peine de répondre. Noà sentit l'air changer. De la vapeur d'eau se dégagea du corps de son amie.

— Matharach est mort pour nous permettre d'atteindre le repaire de l'Oracle du Temps ! s'indigna-t-elle. Vous voulez rallier les peuples d'Ustral et attendre que l'Ombre s'abatte sur vous pour la contrer, c'est votre choix. En ce qui nous concerne, Kraskènyd nous a fait part de la seule chose qu'Arkalax cherche à posséder. Cette foutue prophétie est peut-être le seul avantage que nous avons sur lui !

— D'autant plus que nous pensons savoir où il faut se rendre, poursuivit Kalyö, le visage blafard.

— Vous voulez déjà reprendre la route... souffla Stelleüm, décontenancé. Vous êtes plus impliqués que quiconque dans cette affaire, alors je respecterai votre choix. Que dit cette prophétie, d'ailleurs ?

     Le Primitif se tourna vers Iryanä, gêné de ne pas pouvoir répondre à son roi.

— Nous ne sommes pas autorisés à divulguer ses vers, annonça la princesse à son père. La magie de Kraskènyd nous protège d'Arkalax et de sa faculté à entrer dans l'esprit de ses victimes. Vous révéler ce message serait autant dangereux pour Ustral que pour vous. Nous pensons juste que la réponse à tout cela réside sur Exhone.

— Exhone ? répéta Androméda. Que voulez-vous trouver là-bas ? Le royaume a été anéanti par l'Ombre, à l'issue de la Guerre des Lumières. L'imploradiation de Glawar Hyr'gor l'a complètement décimé.

     « Elle sommeille dans l'Opale, aux tréfonds du Passé, reine des temps anciens, son Vestige est la clé », se remémora Noà, tandis qu'il écoutait les autres débattre. Il n'avait jamais pu réfléchir à la signification de chaque mot depuis son retour sur Errakys, mais il savait qu'Iryanä avait raison. L'Opale était l'ancien nom attribué à Exhone. Le Triménium de ses rêves lui en avait tellement parlé que ça ne pouvait être une coïncidence.

     Stelleüm écarquilla les yeux quand il comprit. Sa mâchoire se décrocha et ses iris dorés se posèrent sur ceux de sa fille.

— Ne me dis pas que... l'Exhadràlûm...

— Ça semble insensé, avoua-t-elle. Pourtant, à bien y réfléchir, ça me paraît presque logique. La relique d'Adràzyde repose quelque part là-bas, et je suis persuadée qu'elle nous permettra de renvoyer Arkalax sur Hoxynûr pour de bon.

— Quand bien même cet artefact existe encore, comment espérez-vous rejoindre Exhone ? demanda Cûrtiss.

     Prise au dépourvu, Iryanä haussa les épaules.

— Il doit y avoir un moyen de savoir où le royaume se trouve...

— Comment ça ?

— L'Exhadràlûm a été façonnée par les dieux après leur imploradiation pour détruire Sâtomb, répondit-elle à Noà. Elle s'est transmise de génération en génération, sur Exhone, là où les grands rois ustralois ont régné. Peu avant de mourir, Adràzyde a elle-même conservé son pouvoir dans le cœur de l'étoile. Avec l'aide de son Triménium et des magiciens les plus réputés du continent, elle a créé un passage qui permet à Exhone de se déplacer sans cesse sur Ustral, afin d'éviter que la relique ne soit volée.

— Tu veux dire que... le royaume ne reste jamais au même endroit ?

     Iryanä acquiesça.

— Au fil des siècles, des ustralois se sont vantés d'avoir trouvé le passage menant à Exhone et, potentiellement, à l'Exhadràlûm, répondit-elle. Mais depuis la Guerre des Lumières et l'imploradiation de Glawar Hyr'gor, plus personne n'a parlé de ces terres illusoires...

— À tel point que l'Exhadràlûm a été considérée comme détruite et le royaume définitivement disparu, conclut Cûrtiss. Si elle existe encore, cela expliquerait tellement de choses...

     Face aux regards désemparés, le commandant d'escadron sourit malgré lui, puis rétorqua :

— Glawar a voulu se servir de la puissance de la relique pour détruire Arkalax. Il a pensé qu'en utilisant le pouvoir des dieux enfermé à l'intérieur, il réussirait à l'anéantir.

— Sauf qu'il a raté son coup, comprit Kalyö dans un murmure. Glawar Hyr'gor à raté son coup... Arkalax n'a été que blessé, et ça explique pourquoi il est revenu aujourd'hui, pourquoi il cherche à se venger.

     Le Primitif adressa un coup d'œil furtif à Noà. Ses paupières s'élargirent.

— Ustral a beau s'unir pour repousser l'Ombre, seule l'Exhadràlûm nous permettra de l'effacer définitivement. Et si on en croit les dernières paroles de Xyond ou les informations du Triménium des rêves de Noà...

     Kalyö s'interrompit. Il baissa la tête et s'efforça de reprendre sa respiration. Noà saisit à son tour l'effroyable réalité. Les mots de Xyond transpercèrent son âme alors qu'il observait le drakkien récupérer ses esprits. « Dissimulé sous un cœur d'émeraude et voué à mourir dans sa lutte, le prince héritier de Glawar ne parviendra jamais à rétablir l'équilibre ».

     Kalyö avait passé sa vie en cachant son identité. Il était l'un des seuls Primitifs d'Ustral, si ce n'était le dernier. Et son pouvoir prédominant, celui de Tellüs...

     « Dissimulé sous un cœur d'émeraude et voué à mourir dans sa lutte... ».

     Noà retint un cri de surprise et se pétrifia sur sa chaise. Était-ce un présage véridique ou une supposition énoncée par l'oracle traître ? Avait-il vu ce que rien ni personne ne pouvait déjouer ? Kalyö, descendant d'Adràzyde et, ainsi, de Glawar Hyr'gor, était-il le prince qu'Exhone attendait ? Celui destiné à mourir en essayant de changer le cours de l'histoire ?

— Êtes-vous en train d'insinuer que sans cet objet légendaire, Ustral est perdu quoi qu'il arrive ? demanda Androméda.

— Nous sommes forcés de revenir deux cent trente-trois ans en arrière et corriger l'erreur de Glawar, indiqua Stelleüm en guise de réponse. Il s'est imploradié avec l'Exhadràlûm dans l'espoir de libérer les éléments des dieux sur Arkalax, mais ça n'a pas fonctionné.

     Il dévisagea les quêteurs, puis s'attarda sur sa fille quand ses iris dorés croisèrent les siens :

— Si ce que tu dis est vrai, que le Vestige des Lumières repose dans les décombres d'Exhone, il vous faut le récupérer. Car si Arkalax le trouve avant et parvient à le détruire...

     Le dernier mot du roi flotta dans l'air. Il n'eut pas besoin de terminer sa phrase pour faire comprendre aux membres du Consulat ce qu'il adviendrait d'Ustral en cas de défaite. Elle était inenvisageable. Interdite.

— Le problème reste le même, constata Aria. Nous avons beau savoir où récupérer l'Exhadràlûm, si on ne sait pas comment rejoindre Exhone, tout ça ne servira à rien.

— J'ai peut-être une idée, annonça timidement Oryâle.

     Tous les yeux se tournèrent vers la fée. Elle virevolta jusqu'à un parchemin sur lequel était représentée la carte du continent.

— Puisque nous essayons d'unir les royaumes et les villages d'Ustral, pourquoi ne pas viser les plus gros ? Le roi Stelleüm s'occupera des contrées nordiques, la reine Androméda des villages des montagnes, et vous...

     Elle indiqua un bout de terre située à l'extrême sud-ouest, séparé par une vaste étendue d'eau.

— Vous pourrez tenter de convaincre Bâlyrn, à Aquobermudes.

     Cûrtiss et Raliénä ricanèrent devant la proposition d'Oryâle.

— Demander de l'aide aux autres Six Grands, d'accord, répliqua la drakkienne. Mais Aquobermudes, sérieusement ? Il...

— Revendique son indépendance depuis plus de deux mille ans et a juré de ne prendre parti dans aucun conflit, je sais, la coupa Oryâle. Mais je connais sa dirigeante. Bâlyrn est une ancienne amie de Zoraïn, votre divinité aquatique. Si vous arrivez à lui faire prendre conscience qu'Arkalax représente une menace non seulement pour le continent, mais aussi pour son royaume, il y a des chances qu'elle fasse une exception.

— Pourquoi Aquobermudes ? lui demanda Noà. Pourquoi ce royaume et pas un autre ?

— Parce que l'un des derniers Triméniums vit là-bas, rétorqua l'errakoise. Et parce que la plus grande bibliothèque de l'histoire et des légendes s'y trouve.

— Le Temple des Mémoires... souffla Iryanä, rêveuse. Le Conte d'Ustral.

— Oui. Les arbres généalogiques des familles royales ancestrales, les archives de guerre, les parchemins écrits du temps des dieux élémentaires et des héros elfiques. Je suis persuadée que vous obtiendrez la réponse à vos questions là-bas, que vous trouverez le moyen d'accéder au passage illusoire et rejoindre Exhone.

     Noà vit du coin de l'œil Aria serrer les poings et crisper sa mâchoire. Les mots d'Oryâle eurent le même effet sur lui. La fée était en train de confirmer leur prochaine destination, bien qu'elle les éloignât peut-être de leur objectif principal, celui pour lequel les deux xomythois se battraient corps et âme : retrouver Töm.

— Si vous voulez rallier les Six Grands à notre cause, laissez-moi convaincre Loréïze, intervint Kalyö d'une voix faible. J'y ai passé les premières années de ma vie et je connais personnellement son roi. S'il vous faut envoyer un émissaire, je suis celui qui a le plus de chance de réussir.

— On peut choisir quelqu'un d'autre pour cette mission, fit remarquer Iryanä. Tu n'as pas à retourner là-bas. Ça fait si longtemps... ce n'est même pas sûr qu'on se souvienne de toi.

     Noà repensa à sa conversation avec le commandant, à l'histoire de sa jeunesse et de sa famille. Kalyö lui avait indiqué avoir laissé son père pour mort avant de fuir jusque Drakkä. Son accueil pouvait être aussi chaleureux que dangereux. Il ne pouvait prendre ce risque.

— Loréïze est unifié à Drakkä, Errakys et Uklandôme selon l'ACÉLUD, indiqua le Primitif. Je peux concevoir que Bâlyrn refuse. Elle a mérité l'indépendance de son royaume. Valstôd, en revanche, ne possède pas ce droit. Il a pour ordre de s'allier à notre coalition.

     Il concentra son regard sur Stelleüm.

— Lorsque je serai de retour sur Drakkä, laissez-moi négocier avec lui. Je prendrai Dylix avec moi, demanderai au roi de respecter le pacte et je reviendrai directement après pour partir avec les quêteurs sur Aquobermudes.

— Pourquoi cherches-tu absolument à accomplir cette tâche ? lui demanda Cûrtiss. Tu ne dois rien à personne, là-bas.

— J'ai quitté Loréïze il y a douze ans en pensant qu'il n'y avait pas pire endroit pour vivre, se justifia le guerrier. J'ai rejeté les fautes de mon père sur le royaume, sur ses habitants et les valeurs qu'il s'efforçait d'inculquer. J'étais jeune, mais je suis certain que Valstôd fera le bon choix. Il nous rejoindra dans ce conflit et me prouvera que j'ai eu tort de douter de son engagement. Alors, s'il vous plaît, accordez-moi cette requête.

     Stelleüm réfléchit pendant de longues secondes. Après quoi, il accepta.

— J'exige que tu prennes un deuxième émissaire avec toi pour représenter notre royaume et assurer ta sécurité. Si Valstôd refuse, je t'ordonne de ne pas négocier et de rentrer immédiatement. Androméda et moi-même tâcherons de prévenir Uklandôme pour retirer Loréïze du traité. Sommes-nous d'accord ?

     Malgré son air contrarié, Kalyö acquiesça.

— Merci, mon roi.

— Très bien, conclut la Lumière après s'être tournée vers la reine des elfes. D'autres choses à ajouter ?

— Tout est clair et concis, lui répondit-elle avec un sourire. Mon épée et mon allégeance sont au service de Drakkä pour les futurs combats.

     Stelleüm exécuta une révérence, puis s'adressa à ses citoyens :

— Préparez vos affaires. Nous retournons sur Drakkä dans quelques heures. Pour les quêteurs, Dylix sera de retour sur Errakys demain, dans la matinée, alors profitez de vos derniers moments ici. Il y a de fortes chances que lorsque vous reverrez ce royaume, Ustral aura, en bien ou en mal, complètement changé.

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Really Slow Motion ~ Legendary Heroes ♫

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