Chapitre 25 [1/3] ~ La Conflagration d'Errakys

     Aria n'aurait jamais pensé être capable de prendre une telle décision. La seconde précédant l'annonce d'Aldarwam, elle s'imaginait se battre aux côtés de ses amis et tenter de survivre pour avancer, encore, vers un chemin tracé par Zoraïn. Mais lorsqu'elle eut vent de cette mission, quelque chose se déclencha dans son corps. Une déferlante ébranla son cœur, endormi et meurtri depuis des lunes par le harassement de cette quête. Un intérêt soudain avait éveillé la flamme noyée par son pouvoir divin. Une flamme que l'ustraloise avait, à mesure qu'Ustral sombrait dans les ténèbres, cessé d'alimenter.

     Puis, c'était comme si tout avait pris un sens. Aria n'avait pas agi sur un coup de tête. Elle n'avait pas décidé de s'engager aux côtés des errakois pour leur apporter son aide sur la berge ; sa conscience l'avait fait à sa place. Son regard sur son avenir s'était alors éclairci et elle avait enfin compris son rôle dans la préservation du continent. Peu importait les protestations de Noà, les supplications de Töm, les avertissements de la voix dans sa tête : elle serait la cent trentième élémentaire aquatique à contrôler le Lac des Elfes.

     Quand elle arriva sur la rive, Aria fut présentée par Daïron aux membres qui se trouvaient dans leur périmètre. Des lumières saphir brillaient dans leurs yeux. D'autres, plus sombres, trahissaient leur inquiétude, leur anxiété à l'idée de ne jamais retrouver leurs proches.

     Aria partageait ce sentiment. Pourtant, si tous lui paraissaient étrangers, elle se sentait liée à eux. Si Errakys l'emportait ce soir, il ne faisait aucun doute que les futurs manuscrits relateraient l'exploit de cette corrélation ; celle des descendants de Zoraïn unis pour repousser l'armée d'Arkalax.

     Une vague de fierté emplit son corps tandis qu'Aria se mettait en position, Daïron à ses côtés. À l'opposé de la berge, la nuit projetait ses ombres, si bien qu'il fût presque impossible de déceler la moindre forme. Seul un bruit lointain remuait la terre et faisait trembler les âmes.

     Les nortox progressaient sans rythme. Ils ne cherchaient même pas à être discrets. Le métal frappait contre leurs os putrides à mesure qu'ils avançaient et, bien qu'à une demi-lieue, Aria parvenait à entendre leurs râles inhumains.

— Que doit-on faire ? demanda-t-elle au guerrier.

— Attendre, rétorqua Daïron d'une voix assurée. Observe... et tiens-toi prête.

     Aria déglutit. Les premières lueurs pourpres apparurent à l'horizon, auxquelles se joignirent des rires gutturaux. Puis, émergeant de la pénombre, l'armée ennemie se dévoila. Les ricanements s'interrompirent. Les derniers cliquetis de métal résonnèrent en écho jusqu'aux confins du royaume, enveloppé la seconde d'après par un silence capable de soulever les cœurs des défunts. Ce fut à cet instant qu'un ordre éclata dans les tours de guet. Aria pivota juste à temps pour voir les archers brandir leur arc et pointer leur flèche d'argent vers l'amas de nortox.

— C'est le signal, annonça Daïron.

     L'errakois ferma les yeux et tendit les mains vers l'avant. Une unique bulle se détacha de la surface de l'eau, puis, tel un symbole de rébellion, entraîna avec elle une portion complète du lac. Contrôlée avec perfection, la vague ne cessa de grandir, de se soulever, d'arracher aux tréfonds du bassin plusieurs centaines de litres afin d'ériger un bouclier naturel. Aria, bouche-bée, reprit tant bien que mal ses esprits alors qu'Errakys grondait sous ses pieds. Elle se focalisa sur un point précis du lac et, de la même manière que Daïron, ferma les paupières.

     Si elle avait pensé ne pas être à la hauteur pour cette mission, le pouvoir de Zoraïn libéré par son corps et l'appréhension ressentie à l'idée de ne pas revoir ses amis suffirent à lui procurer la force nécessaire. Son mur d'eau – bien que moins large – fusionna avec les autres et poursuivit sa course dans le firmament, jusqu'à s'immobiliser.

     Un premier nortox se détacha du groupe. Il pointa une arbalète noire vers un des élémentaires présents sur la berge, puis appuya sur la détente. Le carreau fila à travers le lac, mais ne parvint à percer le bouclier aquatique. Un deuxième l'imita, visant cette fois-ci le ciel dans l'espoir que son arme passât au-dessus de la façade. Sans succès.

— Ils sont à notre portée. Pourquoi les archers n'attaquent pas ? maugréa Aria à Daïron.

— Parce qu'ils attendent qu'ils se montrent.

— De... de qui tu parles ?

     Alors, de l'autre côté du lac, une silhouette avança. Le crissement de sa hache contre les galets fit frissonner la xomythoise qui, avec horreur, se sentit chavirer lorsqu'elle la reconnut.

     Tòphios darda sur chaque ustralois un regard de mort. Brillant à travers la nuit, ses iris turquoise scrutèrent les défenses du royaume, à la recherche de la moindre faille à pénétrer. Son armure de plates était identique à celle portée pendant l'attaque de Xomythe, protégeait la couche de poils recouvrant son corps bâti comme une montagne.

     Trop occupée à replonger dans ses souvenirs, Aria ne distingua qu'au dernier moment son acolyte le rejoindre. Le deuxième hybride légendaire, paré d'une cuirasse en acier et à la robe blanche zébrée de noir, contemplait aussi l'autre rive de ses yeux bleu fluorescent. Un sourire perfide retroussait sa gueule aux crocs jaunâtres tandis qu'il faisait danser dans sa patte de félin un glaive ensanglanté.

— Tòphios et Xyond, cracha Daïron. Roskaï avait donc raison.

— Qu'en est-il d'Arkalax et de son troisième serviteur ? demanda Aria.

— Il faut croire que l'Ombre n'a pas estimé avoir besoin de sa présence pour remporter cette guerre.

     Dès le dernier mot du guerrier prononcé, un nouvel ordre fusa dans les tours d'archers et les flèches hurlèrent leur sentence. Aria leva la tête pour observer un déluge d'argent voler par-dessus le bouclier aquatique et transpercer les premières lignes ennemies de part en part.

     Tòphios répliqua aussitôt après s'être protégé. D'un simple geste de patte, il somma à son armée de s'écarter pour laisser passer une vingtaine de nortox mystérieusement enchaînés. Malgré la distance, Aria pouvait apercevoir la lueur dans leurs yeux ; une lumière terne aux couleurs variées qui semblait s'estomper à mesure qu'elle les contemplait.

— Par tous les dieux... ce sont des élémentaires, souffla-t-elle.

— Des nouveaux-morts, la corrigea Daïron, dont le visage s'était figé. Des ustralois vespertoxés il y a quelques heures, voire quelques minutes... et qui possèdent encore des vestiges de leur pouvoir divin.

     Aria manqua de vaciller, alors que l'image d'Aurora Leckner la transportait de nouveau dans le passé. Elle revit la mère de son ami se faire transpercer par le poignard de Tòphios. Elle réentendit sa géhenne à mesure que sa peau tombait en lambeaux. Elle ressentit sa souffrance lorsqu'elle s'octroya la mort sous les yeux de son propre fils. Ces élémentaires n'avaient pas eu cette chance : celle de succomber afin d'éviter un châtiment encore plus tragique. Désormais, ils vivaient sous l'influence du poison de Vespertilium, leur humanité quittant leur corps à chaque seconde.

     Une deuxième pluie argentée s'écrasa contre les nortox, en partie déviée de sa trajectoire par des bourrasques de vent. Aria sentit le rictus de Tòphios glisser sur sa peau. Des nouveaux-morts aux yeux bleus levèrent les mains vers le Lac des Elfes, et elle comprit.

     À peine eut-elle le temps d'avertir les autres qu'une ouverture se forma dans le bouclier, à sa droite. Un sifflement aigu perça l'air avant de se plonger dans le cœur d'un élémentaire. Celui-ci s'effondra aussitôt, faisant retomber la portion du lac qu'il contrôlait.

— Ils utilisent nos éléments contre nous ! réalisa Daïron à son tour. Faites attention à l'eau !

     La panique s'éleva dans les rangs d'Errakys. Les archers décochèrent une troisième salve, mais elle fut totalement bloquée par les nouveaux-morts d'Air. Une nouvelle brèche apparut à quelques pas d'Aria, puis un autre allié s'écroula dans un cri étranglé.

     Le Lac des Elfes s'ouvrit alors en deux, scindé par une force mystique dont le pouvoir surpassait celui de n'importe quel descendant de Zoraïn. Les archers ne cessaient de tirer sur les nortox, qui progressaient à présent entre les deux murs d'eau. Paralysée par la peur, Aria voulut relâcher la zone qu'elle maîtrisait, mais cette dernière refusa de lui obéir.

— Repliez-vous ! ordonna Daïron à ses hommes.

     Le guerrier envoya une vague sur un groupe d'ennemis et entraîna Aria vers l'enceinte du royaume. Des nortox atteignaient déjà la berge, l'arme dégainée, la Mort prête à frapper. Des portions du lac se retournaient contre leurs propriétaires. Ceux-ci, instantanément privés de leur sens, hurlèrent leur désespoir, incapables de voir ni d'entendre.

     Une créature apparut dans le champ de vision d'Aria. La xomythoise eut le réflexe de l'envoyer dans les airs à l'aide d'une trombe d'eau avant qu'il ne relâchât la pression de son arbalète. À ses côtés, Daïron n'eut pas d'autre choix que de se séparer d'elle pour venir en aide à un de ses soldats avachi au sol, une dague plantée dans le flanc.

     Le vacarme était insoutenable. Pendant un instant, Aria pivota sur elle-même sans savoir où regarder. Le bouclier aquatique avait déjà disparu. Des nortox franchissaient les frontières du royaume à chacune de ses respirations. Les flèches argentées se fracassaient contre les carreaux noirs suintants. Tétanisée, l'ustraloise eut l'impression de revivre l'invasion de son village natal, bien qu'elle sût, cette fois-ci, qu'elle n'y réchapperait pas.

     Tout à coup, une vague de chaleur écrasa l'air. Kréah venait d'être lâchée et incendiait les lignes ennemies sans retenue. Après s'être focalisée sur ceux qui arrivaient sur la berge, la dragonne piqua en flèche vers le côté opposé du lac et en carbonisa une autre flopée. Si l'espoir subsista quelques instants, il fut aussitôt évaporé quand des dizaines de lames claquèrent contre ses écailles. Certaines furent repoussées par sa carapace ; d'autres parvinrent à se loger dans sa chair.

     Un sifflement passa à côté de son oreille et Aria plongea au sol. Venu de nulle part, un nortox se jeta sur elle de tout son poids. Elle se débattit avec ardeur, évitant les morsures et les coups de griffes qui tentaient de lui lacérer le visage. Après un effort considérable, elle parvint à saisir la tête du monstre entre ses paumes, puis à faire appel à son pouvoir divin. Une trombe d'eau s'extirpa de ses mains, s'engouffra dans les orifices de la créature qui se noya dans sa propre matière grise.

     Aria se releva aussitôt. Au bord de la pâmoison, elle se mit à chercher Daïron du regard, mais n'aperçut qu'un territoire dévasté par des cadavres. Le sable blanc était déjà imprégné de sang et de toxine. Plusieurs milliers de nortox affluaient encore du lac et débouchaient sur la berge. Tòphios arriva à son tour, anéantissant ceux qui avaient le malheur de passer dans son champ de vision. Il trancha le bras d'un errakois, fracassa le dos d'un autre avec sa hache, planta ses griffes acérées dans le cou d'un troisième. Non-loin de là, Xyond dansait avec son glaive. Chacun de ses mouvements était coordonné pour tuer ou esquiver. Malgré les effusions de sang, son pelage demeurait immaculé, comme si rien ni personne n'était en mesure de l'atteindre. Une légende démoniaque, à l'agilité démesurée, née dans l'unique but de nourrir Hoxynûr des vies qu'elle ôtait.

     Un appel à l'aide la fit reprendre ses esprits. À sa gauche, une femme se battait au corps à corps avec un nortox. Aria dégaina son poignard reçu par Ylærä et se jeta sur lui. Sans réfléchir, elle lui planta la lame dans le crâne et la créature s'immobilisa.

— Il faut retourner à l'intérieur, haleta-t-elle en l'aidant à se relever.

— Je... je n'arrive pas à marcher, gémit l'errakoise.

     Aria passa son bras autour de son épaule et l'entraîna avec elle. L'adrénaline l'empêchait de ressentir la moindre fatigue. Peut-être était-elle déjà blessée, mais elle s'en contrefichait. Il lui fallait rejoindre l'enceinte, protéger cette femme et sauver ceux encore en mesure de l'être.

     Certains élémentaires d'Eau avaient déjà regagné l'intérieur du royaume. Aria leva la tête vers les archers, dont les regards embrasés ne perdaient rien de leur détermination. Une sphère enflammée traversa la nuit noire et illumina le champ de bataille sur lequel gisait un nombre incalculable de corps. Croyant d'abord qu'il s'agissait de Kréah, Aria porta les yeux au ciel pour découvrir la dragonne en plein affront avec des worgèns.

     Töm avait raison, pensa-t-elle, horrifiée. Cette armée n'était pas complète.

     Un bruit sourd détonna dans son oreille. À quelques pas de sa libération, Aria bascula sur le côté, aspergée la seconde d'après par un liquide chaud. La femme qu'elle venait de secourir avait toujours le bras enveloppé autour de son épaule, mais son regard éteint ne fixait rien d'autre que le néant. Et quand Aria reconnut la hache plantée dans la nuque de la défunte, elle implora les dieux pour que sa sentence fût de courte durée.

     Tòphios récupéra son arme avant de l'empoigner par le cou. Ses yeux phosphorescents épièrent chaque détail de son visage. Son sourire triomphant glissa sur les larmes qui sillonnaient déjà ses joues.

— Merci d'avoir fait ce que je t'avais demandé, souffla-t-il d'une voix éraillée, faisant comprendre à Aria qu'il se souvenait très bien d'elle.

     Le sang de l'ustraloise se glaça dans son corps. Elle appela intérieurement sa mère, Töm, Noà et tous ceux en qui elle tenait. Aria s'était toujours considérée comme une personne forte, prête à prendre des risques et accepter le sort que les astres lui avaient prédit. Cependant, seule face à la Mort, elle retombait plusieurs années en arrière, quand Azérine lui avait annoncé la disparition de son père. Sa tristesse ressentie à l'époque n'avait pu être comparée à aucune autre. Elle se revit dans son lit, à pleurer jusqu'à s'endormir de fatigue. Elle repensa aux nuits où elle rassurait Töm après ses interminables cauchemars.

     Töm... comment réagirait-il en apprenant sa mort ? Déclencherait-elle en lui une éruption ou se laisserait-il sombrer ? Aria ne pouvait supporter l'idée de l'abandonner, de lui faire subir la perte d'un autre proche.

— Je... je vous en supplie, balbutia-t-elle face au démon.

     Tòphios planta une de ses griffes dans sa chair et Aria hurla de douleur. D'un geste désespéré, elle tenta de balancer une vague pour le déstabiliser, mais l'hybride lui attrapa la main. Il la serra de toutes ses forces, jusqu'à entendre ses os craquer, puis projeta son corps contre le sable maculé de sang.

     L'impact retira l'air de ses poumons. Aria haleta. Un voile blanc apparut dans son champ de vision. Tòphios n'était plus qu'une masse sombre, destinée à représenter la dernière chose qu'elle distinguerait de son vivant.

— Salue tes ancêtres pour moi, ricana-t-il.

     Aria fut de nouveau plaquée au sol. Elle pleura comme elle n'avait jamais pleuré. Elle trembla comme elle n'avait jamais tremblé. Aucun son ne parvint à sortir de sa bouche, alors qu'elle entendait un bruit de métal fendre l'air. À bout de forces, elle implora Zoraïn d'exaucer sa requête, de lui permettre de s'imploradier pour emporter l'hybride dans sa chute, mais personne ne lui répondit.

     Tòphios la retourna sur le dos à l'aide de sa patte. Aria put alors observer le ciel au-dessus de sa tête, illuminé par les déflagrations de Kréah. Des filaments noirs et argentés volaient autour d'elle. La guerre était loin d'être remportée, mais elle avait confiance. Oui, elle avait plus que confiance...

     Aria prit une poignée de sable qu'elle frotta entre ses doigts. Elle inspira à pleins poumons sa dernière goulée d'air. Serait-ce le même sur Lyréah ? Aurait-elle d'ailleurs à respirer, là-bas ?

     Son rythme cardiaque ralentit à mesure qu'elle se résignait. Tòphios apparut au-dessus de son corps, la hache brandie si haut dans le firmament que l'ustraloise eut l'espoir de ne rien sentir quand elle s'abattrait. Elle ne sut expliquer comment, mais elle entraperçut le visage d'Isach derrière ses paupières closes.

     Aria n'avait pas la prétention de croire qu'il l'avait pardonnée. Elle espérait tout du moins qu'il serait fier d'elle, de sa détermination à rester aux côtés de Noà tout au long du périple et, ainsi, de protéger celui pour qui il avait donné sa vie. Peut-être était-ce lui qui, par n'importe quel moyen, l'entraîna vers son havre de paix. Car quand l'arme de Tòphios s'abaissa sur sa cage thoracique, Aria Mornèl n'éprouva pas la moindre souffrance.

______________________________

Audiomachine ~ Crossing Destiny 

______________________________

Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top