Chapitre 24 [2/2] ~ L'Afflux des Ténèbres
- Précédemment -
— Je ne t'abandonnerai jamais, et Aria non plus, répliqua Noà. Si elle pense que tu lui en veux et que quelque chose vous arrive pendant la guerre, vous allez vous en vouloir pour le restant de votre vie. Alors va lui parler, montre-lui que tu la soutiens. Elle en a besoin plus que tu ne le crois.
Töm hocha la tête, essuya une dernière larme, puis inspira un grand coup.
— Les autres nous attendent, hm ?
— Oryâle est juste derrière le couloir, affirma Noà. Elle va nous emmener dans une salle pour qu'ils nous préparent au combat. Ensuite...
Il s'interrompit, incapable de terminer sa phrase. Il n'avait même pas la certitude de voir le prochain lever de Zunqèl, comment pouvait-il envisager la suite ?
— Ouais, lâcha Töm d'un ton sarcastique. On aura le temps de s'inquiéter de ça plus tard.
À la fois tétanisés par la peur et décidés à en découdre, les deux amis se relevèrent à l'unisson. Noà lui jeta une œillade fraternelle ; un dernier signe de réconfort avant la tempête. Car celle-ci ne résultait pas d'une simple manifestation de Cyélinne ou Aelèk. Ce cyclone n'était qu'un amas de chairs pourries, de vies tourmentées, d'âmes détraquées... et il amenait avec lui les ténèbres destructrices d'Hoxynûr.
Une odeur de métal rouillé et de transpiration emplit les narines de Noà lorsqu'Oryâle le fit entrer en salle d'armements. Un nombre incalculable d'épées, d'arcs et de lances décoraient les murs d'albâtre, souillés à divers endroits par des taches de moisissure. Mêlée à ces effluves, une atmosphère lourde planait autour de chaque ustralois déjà apprêté. L'Adzôd rutilait sur leur corps. L'angoisse peignait leur visage encore immaculé, mais tous gardaient un air déterminé.
En les voyant arriver, Juxane invita les deux xomythois à la rejoindre. Elle les aida à ceindre leur armure, qu'elle ajusta par la suite en serrant les nœuds de leurs spalières et de leurs cubitières. Sans surprise, Noà frissonna à la seconde où son corps entra en contact avec le métal elfique. Les poils de ses avant-bras se hérissèrent à travers sa cotte de mailles. Il crispa la mâchoire, ferma les yeux pour essayer de chasser cette désagréable sensation, mais rien ne fonctionnait : ce froid inexplicable s'infiltra dans chaque parcelle de son organisme.
Il dirigea son attention sur le reste de la pièce. Assis sur un banc les yeux fermés, Stelleüm et Iryanä priaient à voix basse, les mains jointes les unes aux autres. À l'opposé, Kalyö nettoyait son carquois vide en compagnie de Cûrtiss, Raliénä et Sélianh. Noà savait qu'il n'avait pas besoin de le remplir. Matérialiser des flèches vénéneuses était une aptitude dans laquelle il excellait, et il avait déjà pu le voir à l'œuvre maintes fois. Quant à Aria, elle se tenait dos à Töm et lui, recroquevillée dans un coin de la salle, le regard perdu dans d'insondables abîmes.
Seuls ou avec des frères d'armes, personne ne prononçait le moindre mot. Et lorsque Noà s'imprégna de ce silence à la fois sinistre et magnétique, le pouvoir d'Aelèk frémit en son être.
— C'est magnifique, n'est-ce pas ? souffla Juxane devant son air ébahi. Ce mutisme si profond, si solennel... Les plus grands guerriers de l'histoire affirmaient qu'en temps de guerre, leur état d'esprit se forgeait lors des préparatifs ; quand ils enfilaient leur armure, qu'ils affûtaient la lame de leur épée, qu'ils observaient leurs compagnons une dernière fois...
Bien qu'il fût d'accord en tout point, Noà resta coi. Une certaine beauté se dégageait de ce tableau. Les yeux brillaient avec la même intensité. Les cœurs battaient en harmonie. Les âmes se mélangeaient les unes aux autres. Et de cette eurythmie vibrait une entité prête à s'éteindre afin de protéger son territoire, tout comme les dieux s'étaient éteints au nom d'Ustral.
— Avez-vous déjà combattu ? demanda Noà à la centauresse.
— Des centaines de fois, mais jamais face à une armée aussi grande, répondit-elle. Et jamais contre des ennemis déjà à moitié-morts...
Noà déglutit. À chaque seconde qui passait, la peur lui tordait davantage l'estomac. Il touchait son rêve du bout des doigts, celui de devenir guerrier et de combattre pour défendre son royaume. Mais la réalité était différente. Ôter la vie n'avait rien de glorieux. Mourir pour son peuple ne garantissait pas la survie de ce dernier. Et quand bien même c'était le cas, qu'y avait-il à célébrer pour les veuves et les orphelins ? À quoi se résumerait la vie des soldats estropiés, des peintres aveuglés et des blessés condamnés ?
— Voilà, annonça Juxane à Töm et Noà après avoir serré les derniers lacets de leur armure. Vous êtes prêts.
La centauresse alla chercher deux boucliers, qu'elle déposa aux pieds des garçons, puis rejoignit son frère à l'entrée. Les xomythois, eux, récupérèrent leur arme et se dirigèrent vers Aria.
— Vous avez la classe, leur dit-elle en les voyant approcher.
Elle n'eut pas besoin de sourire, prétendre que sa décision ne l'effrayait pas ; son regard suffit à le faire comprendre à Noà. Sans réfléchir, il la prit dans ses bras ; geste auquel Aria répondit aussitôt.
— Je suis fier de toi, déclara-t-il, la tête posée contre son épaule. Nous le sommes tous...
Du coin de l'œil, Noà fit signe à Töm d'avancer. Il ne voulait pas avoir à le formuler à voix haute, mais s'il devait lui parler, lui révéler ce qu'il avait sur le cœur, c'était maintenant ou jamais. Car la mission d'Aria était perdue d'avance, et ces dernières paroles résonnaient dans son esprit comme des adieux.
Noà libéra Aria de son étreinte pour la laisser avec son frère, dont les larmes dévalaient son visage sans retenue.
— Je suis désolé d'avoir toujours été insupportable, s'excusa-t-il. Et aussi chiante que t'as pu l'être avec moi, je me vois pas continuer sans toi. Alors par les dieux, par Adràzyde, par toutes les divinités elfiques, célestes et souterraines ustraloises, je t'en supplie... meurs pas.
— Je ferai tout ce que je peux, renchérit sa sœur en l'amenant à elle.
Töm se contenta de cette réponse, puisqu'il ne répliqua pas. Après tout, elle ne pouvait lui promettre de revenir en vie. Elle-même n'en avait pas la certitude.
— Sachez que pour rien au monde je n'aurais voulu participer à cette quête avec d'autres personnes, indiqua Noà. On va traverser cette épreuve. Ensemble.
Au même instant, des bruits de pas résonnèrent à l'extérieur de la salle. L'écho du métal contre le sol de marbre se répercuta à travers le cœur de chacun, plongeant de nouveau le lieu dans un silence. Un homme que Noà n'avait encore jamais vu entra. Il s'approcha de Fyriss, lui murmura des instructions à l'oreille, puis tourna les talons et repartit aussi vite qu'il était arrivé.
— Il est temps, annonça le centaure assez fort pour que tout le monde l'entendît.
Les drakkiens suivirent l'hybride dans la cour du château, où les attendaient Androméda, Aldarwam, Roskaï et un élémentaire aux yeux aussi bleus que ceux d'Aria. Une gigantesque entaille traversait son visage et remontait le long de son crâne dégarni. Il examina chaque nouvel arrivant, puis s'arrêta dès que son regard se posa sur la xomythoise.
— Aria, voici Daïron, commandant des élémentaires chargés de contrôler le lac, indiqua la reine. Je l'ai appelé pour qu'il t'emmène rejoindre les autres. Il est temps.
Aria resta figée sur place. Avec peine, elle se tourna vers ses amis, qui l'enlacèrent une dernière fois.
— Ça va aller, la rassura Noà. On se voit demain.
L'ustraloise acquiesça, adressa un ultime regard à son frère et rejoignit Daïron. Stelleüm, Kalyö, Oryâle... même Iryanä. Tous lui sourirent et l'observèrent s'éloigner vers le Lac des Elfes, jusqu'à ce qu'elle disparût de leur champ de vision. Fyriss et Juxane souhaitèrent bonne chance au groupe, qu'ils quittèrent à leur tour pour aller retrouver leur cohorte.
— Fort bien, poursuivit Androméda. Les drakkiens assignés derrière les remparts, suivez-moi. Ceux chargés de protéger Roskaï devant la grotte d'Andromède, vous savez ce qu'il vous reste à faire.
Les ordres de la reine furent aussitôt exécutés. Aldarwam, Cûrtiss, Raliénä et Sélianh la suivirent vers les marches de pierre, tandis que Stelleüm, resté volontairement en retrait, plongeait ses yeux dorés dans ceux de sa fille.
— J'ai eu tort d'avoir douté de toi, déclara-t-il avec fierté. Te voir accomplir cette quête avec succès m'a fait ouvrir les yeux. Tu as l'étoffe d'une reine et la détermination de n'importe quel guerrier. Si quelque chose m'arrive ce soir, sache que je serai plus qu'heureux de te léguer Drakkä. Le Conseil Royal est déjà informé.
Iryanä ne sut quoi répondre. Bouche-bée, elle laissa son père l'embrasser sur le front et rejoindre les autres.
— Eh bien, je suppose qu'il ne reste plus que nous, annonça Roskaï, nonchalant. Vous avez entendu la patronne, en route pour la grotte d'Andromède.
***
Assis sur une colline à l'entrée de la caverne, Noà contempla le cœur du royaume avec gravité. Seule l'obscurité de la nuit encombrait les ruelles désertes et tapissait les murs des habitations éteintes. Le vent ne se manifestait pas. Les arbres demeuraient figés, comme paralysés par le temps. Errakys tout entier retenait son souffle.
Les premiers signes de vie retentissaient au loin, juste derrière les fortifications précédant le lac. Des milliers d'elfes et de centaures s'agitaient sous les ordres inaudibles de leurs supérieurs, l'épée en main, le regard embrasé. Un peu plus en hauteur, dissimulés dans les tours et les meurtrières, les archers s'affairaient à remplir leur carquois et placer des munitions à leurs côtés au cas où elles viendraient à manquer pendant le combat.
Noà ne parvint à discerner les élémentaires d'Eau sur la berge. De où il se tenait, seul le Lac des Elfes était visible, sa surface imperturbable miroitant à la lumière des étoiles. Il ne sut dire s'il s'agissait d'une bonne chose, mais ne pas être capable de voir Aria l'angoissait. Ainsi, à la recherche du moindre réconfort, il baissa la tête sur le bracelet de son frère, qu'il laissa glisser entre ses doigts. L'éclat doré du triangle n'avait rien perdu de sa splendeur. Plus étrange encore : la couleur semblait s'être intensifiée.
— Il est magnifique, souffla Kalyö en s'asseyant à ses côtés. Comment as-tu fait pour le garder en si bon état malgré la quête ?
— Je ne sais pas, avoua Noà. Je n'ai jamais cherché à faire attention, à m'assurer qu'il reste intact.
— Il a une signification, n'est-ce pas ?
Le xomythois le dévisagea, surpris. Depuis leur retour des montagnes et du repaire de Kraskènyd, le guerrier ne lui avait pas adressé le moindre mot, si bien que Noà pensât qu'il le blâmait pour la mort de Matharach.
— Si ce n'est pas indiscret, bien sûr, ajouta Kalyö devant son silence. C'est juste que... je te voyais souvent t'endormir en le tenant dans ta main.
— Il appartenait à mon frère, déclara-t-il. Le tour où mon village s'est fait décimer par les nortox, Isach et moi participions à un tournoi, une compétition pour les jeunes élémentaires. Je devais lui remettre avant son premier duel, puisqu'il l'avait oublié en quittant notre maison, mais ça m'est sorti de la tête et... je n'en ai plus jamais eu l'occasion.
— Je suis désolé. Il devait être super, comme frangin.
— Il l'était. Le meilleur de tous...
Le cœur de Noà rata un bond. Le visage d'Isach lui apparut à l'intérieur du triangle tel un fantôme protecteur, puis disparut tout aussi rapidement.
— Tu vas trouver ça bizarre, mais la première fois que nous nous sommes croisés, dans la Forêt des Ambres, j'ai cru que c'était lui qui m'avait empêché de foudroyer Smaragdus, révéla Noà.
— Pourquoi ? On se ressemblait ?
— Pas vraiment. Il maîtrisait aussi la Terre, et la façon dont tu m'avais immobilisé, en faisant sortir une liane du sol... c'était son geste favori.
Pendant une fraction de seconde, Noà crut voir le visage de Kalyö changer. Ses sourcils se froncèrent. Ses yeux se plissèrent.
— Qu'est-ce qu'il y a ?
— J'ai... j'ai cru entendre quelque chose. Laisse tomber. Et tu sais où il l'a eu, ton frère, ce bracelet ?
— Non. Il l'a toujours porté sur lui, du moins aussi longtemps que je m'en souvienne. J'ai cru que ce n'était qu'un porte-bonheur, peut-être même un cadeau de mon père, un moyen de se souvenir de lui, mais vu la résistance du métal, il semble valoir assez cher.
— En tout cas, si le porter t'accorde la moindre chance, n'hésite pas à nous partager ses bienfaits, plaisanta Kalyö. On en aura besoin pour cette nuit.
Une ombre noire fendit tout à coup le ciel nocturne. Assuré qu'il s'agissait d'un worgèns, Noà se redressa à la vitesse de l'éclair et chargea ses mains d'électricité. Sa peur se dissipa dès qu'il reconnut le dragon de Matharach.
— Dylix... soupira Kalyö en s'approchant de lui sans aucune crainte. Comment tu vas, mon grand ?
La créature émit un râle aigu comparable à une plainte. Quelque chose dans son regard avait changé, semblait s'être brisé, comme si elle ressentait ce qui était arrivé à son père. Noà en eut la confirmation au moment où elle frotta son museau contre la main de Kalyö.
— Tout va bien, murmura-t-il. On va prendre soin de toi.
Soudain, des hurlements retentirent aux quatre coins du royaume, vers les premières lignes de défense, et les quêteurs firent volte-face. Les archers venaient de brandir leur arc. Les centaures s'étaient placés en position de combat. Le sol lui-même se mit à trembler, comme si la montagne sur laquelle Errakys avait été bâti menaçait de s'effondrer. Noà vacilla et, après s'être relevé, eut un mouvement de recul devant le spectacle auquel il assistait.
Un gigantesque mur d'eau s'éleva dans le ciel, si haut qu'il enveloppa le royaume dans une bulle protectrice. Noà et Töm se dévisagèrent, comprenant que la mission d'Aria avait démarré, que la guerre était lancée. Alors, d'un geste désespéré, l'élémentaire de Foudre scruta la voûte céleste, à la recherche d'une étoile à adjurer. Dès qu'il en eut trouvé une, il ferma les yeux et pria aussi fort qu'il le put :
Isach, maman... si vous m'entendez, protégez-là, je vous en supplie.
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Franck Barré ~ Across the Galaxy
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