Chapitre 21 [2/2] ~ Décompte Lancé

- Précédemment -

     La troupe s'arrêta quand Töm fut incapable de maintenir ses flammes plus longtemps. Kalyö trouva un abri discret, caché derrière un ubac, et les quêteurs entreprirent de défaire leur couchage.


     Noà se réveilla en pleine nuit, hanté par la voix éraillée de Tòphios et de celle de ses songes. Les ronflements de Matharach et Töm perçaient l'air montagnard, mais ne semblaient aucunement déranger le reste des élémentaires endormis. Incapable de retrouver le sommeil, il se redressa et aperçut Iryanä, adossée contre un rocher à quelques mètres du groupe, les yeux cristallins brillants à travers l'obscurité. Elle fixait l'horizon, l'air serein.

     Pendant plusieurs minutes, Noà demeura silencieux, à contempler celle qu'il ne reconnut presque pas. Aucune animosité ne peignait son visage. Pas la moindre hostilité ne dansait derrière ses orbes polaires. La pâleur de sa peau et ses longs cheveux blanc argentés renvoyaient d'elle une beauté troublante, quoiqu'indéniablement magnifique. À cette pensée, Noà se sentit rougir, toutefois rassuré que personne ne pût le remarquer. Après quoi, il reprit ses esprits, puis la rejoignit.

— Salut, dit-il à voix basse en s'asseyant à ses côtés. Tu peux aller te reposer, je vais prendre le tour de garde.

     Quand elle l'aperçut, Iryanä se renfrogna et retrouva aussitôt l'air qui la caractérisait tant.

— Je n'ai pas besoin qu'on me remplace.

— On s'est mis d'accord, avant de dormir, sur la rotation à suivre...

— Je sais. Mais je ne suis pas fatiguée, alors tu peux retourner dormir, renchérit-elle.

     Noà serra les poings et inspira profondément. En temps normal, il n'aurait jamais cherché à débattre avec elle et serait aussitôt retourné vers son duvet. Mais pas cette fois.

— S'il te plaît, insista-t-il. On a besoin que tout le monde soit en forme pour demain. Ce sera peut-être le tour où on rencontrera Kraskènyd, et seuls les dieux savent ce qui nous attend.

     Iryanä demeura impassible. Elle garda la tête rivée devant elle, la mâchoire serrée, comme si elle se retenait de ne pas l'envoyer valdinguer à l'aide de son élément. Bien qu'il le remarquât, Noà ne baissa pas les bras. Il voulait lui faire entendre raison, lui faire comprendre que la carapace derrière laquelle elle s'abritait était inutile avec lui, car aussi prétentieux que cela pût paraître, il la comprenait.

— Écoute, Iryanä... pour le bon déroulement de cette quête, il faut pouvoir coopérer tous ensemble. Tu dois nous faire confiance.

     La drakkienne se tourna vers lui pour la première fois, le visage toujours de marbre. Un minimum impressionné, Noà poursuivit néanmoins sur sa lancée :

— Je sais que la vie ne t'a pas épargnée. Tu donnes l'impression d'en vouloir au continent, à tous ceux qui osent parler de Garyä à voix haute... mais il faut que tu comprennes que ce n'est pas de notre faute. Nous ne sommes ni coupables de sa disparition, ni tes ennemis.

     Noà s'interrompit quelques secondes, puis reprit avant que la princesse ne décidât de le geler sur place :

— Je suis vraiment désolé pour ce qui est arrivé à ta sœur, pour les responsabilités que tes parents ont placées sur tes épaules contre ton gré. Quand j'ai perdu mon frère et ma mère, dans mon village, je ne croyais plus en rien. Mon univers s'est effondré en un rien de temps.

     Il marqua une courte pause. Parler de ses sentiments à d'autres personnes que les jumeaux le mettait mal à l'aise, mais si cela pouvait lui permettre d'obtenir l'effet escompté, il ne s'arrêterait pas.

— Je les vois encore, des fois... J'imagine le visage de ma mère à travers les arômes des fleurs qui bordent les forêts nordiques. J'entends le rire de mon frère derrière chaque engueulade entre Töm et Aria... Ils étaient la seule famille qu'il me restait, mais te concernant, il y a encore de l'espoir.

— Tu ne peux pas savoir.

— Exactement. Et avec tout le respect que je te dois, toi non plus. Si Garyä a été enlevée comme les autres disparus de Drakkä, il y a forcément une rais...

— C'était une Lumière.

— Oui, peut-être. Ça veut dire que la personne qui l'a emmenée avait un but particulier, voulait soutirer quelque chose d'elle. Et puis, si elle a un caractère aussi trempé et est aussi forte que toi, il y a de fortes chances qu'elle s'en soit sortie.

     Le visage d'Iryanä se détendit un peu. Elle reporta son attention vers les montagnes en poussant un soupir d'exaspération.

— Je ne suis pas une gamine que l'on peut rassurer avec des « peut-être que », indiqua-t-elle. Regarde où on vit. Ustral était une terre prospère sur laquelle ses espèces cohabitaient. Je ne compte plus le nombre de conflits, dans le passé, qu'ont pu me lire mes professeurs. Les elfes et les naïades se sont entredéchirés pendant plus de cinquante ans pour le royaume d'Aquobermudes. La guerre civile de Loréïze, entre les satires, les nains et les rois élémentaires a engendré des milliers de morts. Même Drakkä a dû couper ses frontières aux autres en créant ses ponts. Quelque chose de plus grave encore est en train de se produire. Je le sais. Quelque chose de plus grave que la Guerre des Lumières. Aujourd'hui, ce n'est pas un peuple qui est menacé. Ce sont les terres de nos ascendants... c'est Ustral dans son intégralité.

     Noà l'écoutait avec la plus grande attention. Les mots d'Iryanä tranchaient l'air nocturne tel un sabre enflammé que l'on abattait sur de la glace. Prononcés à voix haute, ils rendaient encore plus réel ce que le xomythois commençait à comprendre et à redouter.

     Ustral souffrait, déversait le sang de ses ancêtres morts pour lui. Les villages mineurs s'effondraient un par un, et voilà que le premier Six Grand était sur le point de subir le même sort.

— Ce n'est pas moi qui ai tué Maxwell, murmura l'héritière de Drakkä d'une voix presque inaudible.

     Noà écarquilla les yeux devant la confession de la princesse. Était-ce une confession, d'ailleurs, si elle se déclarait innocente ?

— Je sais que tout le monde me croit coupable, poursuivit-elle. Et d'un point de vue extérieur, j'aurais toutes les raisons de l'être. Ce que je t'ai dit, quand tu m'as trouvé dans le Temple Lyréen, je ne le pensais pas de cette façon. Maxwell était un ami de longue date. J'aurais été capable de partir de mon côté, de supplier Matharach pour qu'il m'embarque avec vous, chercher mes propres réponses... mais pas de commettre un meurtre de sang-froid.

     Noà ne sut quoi répliquer. Il voulait lui assurer qu'il ne l'avait jamais pensée coupable d'un tel acte, mais cela aurait été un mensonge. Lui aussi avait redouté le pire lorsque ses yeux s'étaient posés sur le corps disloqué de Maxwell. Mais sans pouvoir l'expliquer, l'expression d'Iryanä lui fit comprendre qu'elle disait la vérité.

— Je te crois, finit-il par lâcher. Et si on arrive à obtenir des indices concernant l'endroit où se trouve ta sœur, je te promets de faire de mon mieux pour t'aider.

     Iryanä glissa de nouveau les yeux dans les siens. Quelque chose avait changé sur son visage, et Noà se rendit compte au dernier moment qu'il s'agissait d'un sourire authentique.

— Par tous les dieux, murmura-t-il.

— Quoi ?

— Je rêve ou je viens de faire sourire la princesse de Drakkä ?

     À ces mots, l'esquisse d'Iryanä s'étira davantage. Elle envoya sur l'élémentaire un nuage de glace, qui finit avec de la poudreuse partout dans les cheveux.

— Qu'est-ce que tu fais ? lui demanda-t-il quand il la vit se relever.

— J'écoute tes conseils, je vais essayer de dormir.

— Sage décision.

     Iryanä ouvrit la bouche pour parler, mais se résigna. Au lieu de quoi, elle lui sourit une dernière fois, puis retourna vers son duvet.

     Noà resta adossé contre son rocher pendant un long moment. Il repensa à sa conversation, à la façon dont Iryanä s'était comportée. La fermeté avec laquelle elle avait l'habitude de parler s'était dissipée. À leur réveil, tout redeviendrait sans doute comme avant, mais il s'en contrefichait. Savoir que quelqu'un la comprenait, la soutenait, défendrait son innocence face à la mort de Maxwell la rendrait peut-être plus sociable, et c'était tout ce qui importait.

     Quelques heures plus tard, alors que Noà commençait à piquer du nez, Kalyö se réveilla à son tour. Il le rejoignit et lui proposa de prendre la relève au tour de garde. S'il voulut d'abord profiter de cette occasion pour lui parler de la scène au centre de soins d'Errakys, le xomythois abdiqua tant il se sentait exténué. Il s'assura de remercier le drakkien, puis se glissa dans son couchage.

     Quand il ouvrit de nouveau les yeux, Zunqèl apparut derrière l'horizon, nimbant les plaines et les crêtes escarpées d'un halo ambré. Les six quêteurs entreprirent de ranger leurs affaires, de se sustenter d'une maigre collation et de reprendre la route.

     Bien différente de la veille, l'ambiance dégagée dans le groupe laissa paraître la tension et l'inquiétude que personne ne sut dissimuler. Le dénouement de cette journée envahissait les pensées de chacun. La traversée des Montagnes de Warmaugh. La rencontre avec l'illustre Oracle du Temps. Les vers de la prophétie qu'Arkalax tentait désespérément de s'accaparer.

     À mesure qu'ils avançaient, les montagnes s'élargirent, s'agrandirent pour se changer en de gigantesques mastodontes de pierre. Le sol graveleux devint de la poussière grise. Les parois des versants, aussi aiguisés que des dents de dragons, se recouvrirent d'une mystérieuse poudre noire.

— De la suie, indiqua Matharach après avoir analysé un échantillon entre ses doigts.

— Et des cendres, souffla Töm, la tête baissée.

— Comment c'est possible ? demanda Aria. Il n'y a pas âme qui vive.

     Le commandant du premier escadron leva les yeux au ciel, là où un sommet dissimulé par d'épais nuages gris trônait sur l'entièreté du lieu.

— Suivez-moi, dit-il.

     Les quêteurs marchèrent d'un pas plus rythmé, conscients de ne plus être loin. Une aura mystique fit alors frissonner Noà. L'odeur de soufre et de brûlé s'infiltra dans ses narines.

— Les gars...

     La cohorte s'arrêta et se tourna vers Töm. Le xomythois, accroupi près d'un panonceau en bois calciné, plissa les yeux afin de déchiffrer les lettres inscrites – et en partie effacées – sur sa surface.

MO T  NES  E W     GH

R SQ   13

— C'est indéchiffrable... soupira Aria.

— « Montagnes de Warmaugh, risque treize », lut Kalyö d'une voix grave.

     Le cœur de Noà rata un bond.

— Un panneau identique se trouve à l'extérieur de la Forêt des Ambres, fit-il remarquer aux jumeaux. Vous vous souvenez ? Il disait « risque sept ».

— Chaque lieu supposé dangereux de Drakkä est signalé par un degré de risque, confirma Iryanä.

— On s'est toujours demandé quelle était l'échelle, intervint Töm. T'as une idée ?

     La princesse de Glace hocha la tête. Elle se tourna vers Kalyö, qui affichait la même appréhension qu'elle.

— C'est quelque chose que tous les soldats apprennent à l'académie, avant de rejoindre les escadrons, répondit-il. Les nombres vont de un à treize. Autrement dit...

     Kalyö n'eut pas besoin de terminer sa phrase. Le silence qui suivit ses mots lui permit de comprendre que tous avaient assimilé l'information : aucun endroit sur Ustral n'était aussi dangereux que celui-ci.

     Noà reporta son attention sur les cendres au sol, sur les fragments de roches qui lui semblaient soudainement différents. Quand il assimila de quoi il s'agissait, de la bile remonta jusque dans sa gorge et il dut détourner les yeux pour ne pas recracher sa collation du matin.

     Des ossements. Des cadavres en putréfaction.

— Regardez, là-bas.

     Tous pivotèrent vers l'endroit qu'Aria pointait du doigt. De l'autre côté du chemin rocailleux, à plusieurs dizaines de mètres d'où ils se tenaient, une ouverture aussi large qu'une porte de château était creusée dans la pierre. En parvenant à sa hauteur, Noà plongea les yeux dans la faille, par laquelle ne s'échappait rien d'autre qu'un silence de mort et un noir absolu.

— Je suppose qu'on n'a pas le choix... murmura Töm avant de déglutir.

     Il embrasa ses mains, puis, sous les regards étonnés de ses camarades, se plaça au-devant de la file.

— Pas de temps à perdre. On a un vieillard immortel à trouver.

     Sans attendre de réponse, il s'engouffra à l'intérieur de la grotte, dévoilant sous la chaleur de ses sphères des parois aussi noires que l'obscurité dans lesquelles elles baignaient. Aria et Noà se dévisagèrent et suivirent celui qui, jusqu'à aujourd'hui, n'avait jamais démontré autant de bravoure.

     Dès l'instant où son pied franchit le seuil ténébreux de la caverne, Noà comprit qu'il ne reverrait peut-être plus jamais la lumière de Zunqèl.

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Really Slow Motion & Giantapes ~ The Dreamer Wakes ♫

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