Chapitre 2 [1/2] ~ L'Homme à la Cape
Après plusieurs interruptions de sommeil au cours de la nuit, Noà s'extirpa de ses draps quand un rayon de Zunqèl passa à travers sa fenêtre et manqua de l'aveugler. À la fois excité et angoissé d'entamer sa journée, il quitta sa chambre et se précipita dans la cuisine.
Isach était déjà à table. Perdu dans ses pensées, les yeux émeraude à moitié clos, il tourna la tête lorsqu'il aperçut son frère. Noà esquissa un sourire timide et alla embrasser sa mère avant de s'asseoir à ses côtés. Il prit une tranche de pain, la garnit de confiture de klomwell, puis la porta à sa bouche.
Plusieurs minutes s'égrainèrent sans qu'un seul mot ne fût prononcé. Isach, dont les cheveux auburn tombaient en de fines boucles sur son front, fixait la cuillère dans son bol pendant que Noà cherchait à tout prix à éviter son regard. Devoir ressasser leur conversation de la veille ou mentionner le portrait de leur père l'embarrassait.
Affairée à essuyer une aiguière, Aurora – qui comprit ce qui était en train de se passer – posa sa touaille et rejoignit ses fils à table. Ses cheveux cuivrés, attachés en une longue natte, dansaient à chacun de ses mouvements. Sa robe myosotis faisait ressortir ses iris d'un vert aussi profond que celui de son ainé. En la voyant s'asseoir avec eux, les deux frères levèrent la tête, intrigués.
— Vous savez quel tour on est ? demanda-t-elle.
Noà haussa les sourcils.
— Le quatorzième de Tellüs.
— Et ? renchérit Aurora. C'est tout ?
— Le... le Tournoi Annuel ? proposa-t-il, incapable de deviner où elle cherchait à l'amener.
— Exactement !
Pris par surprise, Isach émergea de sa torpeur et manqua de justesse de renverser son bol.
— Par tous les dieux ! Maman, qu'est-ce qui te prend ?
— Je vous retourne la situation ! Je m'attendais à voir mes fils arriver avec le sourire aux lèvres et prêts à tout déchirer ! Au lieu de quoi, on dirait deux glougnes non-sevrés ! Remuez-vous, les premiers duels ont lieu dans moins d'une heure et vous n'êtes même pas encore habillés !
— On a le temps, le début du tournoi est généralement dédié aux premiers cycles, fit remarquer Noà.
— Généralement, oui ! Dois-je rappeler qui a débuté son épreuve en premier l'année dernière, alors que ce n'était qu'un deuxième année ?
Isach leva la main, amusé par la situation.
— J'étais quand même retombé contre un premier cycle...
— Je n'en ai rien à faire ! Et puis, Noà fait encore partie des jeunes candidats, ce serait stupide de vous faire éliminer après tout vos efforts pour un simple retard !
En voyant ses fils se retenir de lui rire au nez, Aurora se renfrogna.
— Qu'est-ce qui vous fait marrer ?
— Rien, rien, mentit Isach. J'ai juste l'impression que t'es encore plus stressée que nous. Tu peux nous rappeler qui participe au tournoi ?
L'ustraloise souffla un grand coup et, à son tour, ricana nerveusement.
— Tu as raison, désolée. Je sais que c'est un tour très important pour vous. Votre père...
Sa voix se brisa. D'un accord commun, Isach et Noà la rejoignirent pour la prendre dans leurs bras.
— Il serait tellement fier de vous... murmura-t-elle d'une voix éplorée.
— Il le serait encore plus de toi, ajouta l'aîné.
Il détacha son visage de l'épaule de sa mère et s'empressa de débarrasser ses affaires.
— Qu'est-ce que tu fais ? lui demanda Noà.
— Je dois m'activer, Aliona m'attend devant le Cabanon. On s'est donné rendez-vous là-bas.
— Ça vous arrive de passer une minute sans être collés l'un à l'autre ?
— Noà, laisse-le tranquille, intervint Aurora, avant de reporter son attention sur Isach. Bon courage mon fils, à tout à l'heure.
L'élémentaire terrestre décocha une grimace à son frère et disparut derrière l'embrasure de la cuisine. L'instant d'après, Noà l'entendit crier à travers la maison :
— Töm et Aria sont là !
— C'est une blague ? se dit-il plus à lui-même. Je suis pas encore habillé !
Il tourna la tête vers sa mère avec un sourire gêné.
— Tu peux leur dire d'attendre un peu, s'il te plaît ?
L'air dépité, Aurora acquiesça et Noà courut dans sa chambre. Il reparut quelques minutes plus tard, les cheveux bruns ébouriffés – qu'il n'arrivait de toute façon jamais à coiffer –, et les yeux encore cernés.
— Wow, tu t'es battu avec ton oreiller, cette nuit ? l'interrogea Aria quand il l'eût rejoint. Si c'est le cas, on sait qui a gagné !
— J'ai mal dormi, rétorqua-t-il avant de dévisager Töm. Euh... ça va ?
L'élémentaire de Feu était dans un état déplorable ; le teint pâle, le crâne parsemé d'épis et les yeux vermillon illuminés par une peur qu'il n'essayait même pas de masquer.
— Il m'énerve, depuis ce matin il est dans cet état, s'exclama sa jumelle. À quoi bon, d'ailleurs ? Je lui ai dit qu'il n'avait pas de souci à se faire puisqu'il passerait pas le premier tour, mais il veut rien écouter.
— Tu sais comment rassurer les gens, en tout cas...
— Non, elle a raison, marmonna Töm d'une voix tremblante. Je vais me ridiculiser devant tout le village ! Il faut que je déclare forfait !
— Hé, du calme, le rassura Noà en le forçant à le regarder. Il n'y a aucune raison pour que tu te ridiculises. T'es pas le meilleur, certes... mais il y en a beaucoup qui sont moins doués que toi. On s'est beaucoup entraînés pour ce tour, alors pas question que t'abandonnes maintenant.
Töm s'imprégna des paroles de son ami comme un réconfort auquel il ne croyait lui-même pas. Après quoi, il hocha la tête.
— Super, reprit Noà. Le discours de Jargod est dans vingt minutes, on doit se dépêcher.
Il enfila ses chaussures en cuir suédé et suivit les jumeaux vers la sortie.
— J'y vais maman, à tout à l'heure !
— D'accord, bonne chance mon chéri ! répliqua Aurora à l'autre bout de la maison. Oh, attends... !
Sur le point de refermer la porte, Noà interrompit son geste. Sa mère se précipita vers lui, un bracelet entre ses doigts.
— Isach l'a oublié. Si tu le croises avant son premier duel, donne-lui, s'il te plaît.
— Maman. Isach a dix-huit ans, il peut très bien se passer de son...
Aurora insista et le déposa dans les mains de son fils.
— Ne cherche pas à discuter, c'est important qu'il l'ait avec lui.
Noà fronça les sourcils, puis acquiesça. Il vit clairement qu'elle ne lui disait pas tout, mais il était trop en retard pour se permettre de lui poser d'autres questions.
— D'accord, je lui donnerai.
— Merci. Je vous rejoins avec Azérine dans dix minutes.
Intrigué, Noà retourna auprès des jumeaux, les yeux rivés sur le bracelet. Il l'avait déjà vu au poignet de son frère, mais il n'avait jamais pensé qu'il signifiait autant pour lui. Le filament n'avait, de plus, rien d'extraordinaire. Il s'agissait d'une simple ficelle de cuir ornée d'un triangle doré en son centre. Pas de symbole particulier, aucune date, aucune écriture, rien.
— Qu'est-ce que ta mère voulait ? lui demanda Aria, le ramenant à la réalité.
— Rien d'important, répondit-il après avoir rangé le bracelet dans sa poche. Dépêchons-nous, où on va vraiment finir par être en retard.
Quand Noà quitta la partie campagnarde de Xomythe et parvint au cœur du village, un nouveau coup d'angoisse le frappa en pleine poitrine. Ces derniers cycles, il s'était tellement concentré sur ses entraînements dans la forêt qu'il n'avait jamais pris le temps de sortir et constater l'ampleur de l'évènement. Même son souvenir de l'année précédente s'était estompé, tant ses pensées n'avaient été dirigées que sur son objectif principal : gagner.
Des banderoles et ballons multicolores décoraient les rues animées et flottaient sur les perrons. La plupart des xomythois avaient été jusqu'à y inscrire le nom de leur participant favori en guise de soutien. Des stands achalandés, installés aux endroits les plus fréquentés, proposaient divers types de textiles, de confiseries, d'épices ou de bijoux.
Malgré la pression qui s'accumulait en lui, Noà était émerveillé par la joie de vivre dégagée par le village. Les habitants vaquaient paisiblement à leurs occupations, discutaient et s'esclaffaient sans se soucier de quoi que ce fût. Les enfants qui découvraient leur pouvoir s'entraînaient sur leurs amis, dont certains finissaient trempés ou avec les vêtements calcinés. Noà n'osait imaginer la réaction de leurs parents lorsqu'ils remarqueraient leurs habits ravagés. À cette simple pensée, il ne put s'empêcher de rire.
Son regard glissa sur un spectacle de plein air, régi par des élémentaires de Feu. Ceux-ci faisaient danser des sphères enflammées, matérialisaient des langues ardentes qui venaient tourbillonner autour des volontaires téméraires. À sa droite, des manieurs de Glace bâtissaient des zones enneigées pour permettre aux plus jeunes de s'amuser. De l'autre côté de la rue, des spectateurs hilares lévitaient à quelques mètres du sol grâce aux adeptes de l'Air, sous les œillades admiratives des passants. Partout où les yeux de Noà se posaient, la vie chantait, l'allégresse hurlait et l'ataraxie régnait.
Après plusieurs minutes de marche, les trois xomythois débouchèrent sur la Grand-Place. Ils se frayèrent un chemin et zigzaguèrent entre les habitants qui s'amassaient devant le stand d'inscription. Ils donnèrent leur nom au responsable, qui les dirigea vers un cabanon, à l'écart de toute cohue.
Une boule se forma dans la gorge de Noà lorsque, une fois sur place, un organisateur les accueillit. Prétextant que le discours du chef avait lieu dans quelques minutes, il leur ordonna de se dépêcher. Noà, Töm et Aria ne perdirent pas de temps. Ils entrèrent dans la bâtisse et tombèrent nez à nez avec les participants de cette édition. Une quarantaine d'élémentaires déjà habillés discutaient en groupe et leur jetèrent un coup d'œil quand ils les aperçurent. Noà ravala sa salive avec difficulté. Il se tourna vers ses amis, aussi mal à l'aise que lui.
Une femme qu'il reconnut comme étant Yliande, l'organisatrice principale du tournoi, apparut alors. D'une démarche un peu trop assurée, elle se précipita vers les jumeaux et lui avec un crayon ainsi qu'une feuille de papier. Sa longue robe aux couleurs irisées contrastait avec sa peau mate. Ses cheveux turquoise, hérissés sur son crâne tels des stalagmites en formation, avaient été complètement gelés. D'un bleu glacier, ses yeux rappelèrent à Noà qu'elle maîtrisait le pouvoir de Boréale et qu'elle devait, par la même occasion, être l'auteure de cette coiffure abracadabrantesque. L'ustralois s'était toujours demandé, les fois où il l'avait croisée, si elle pensait que son allure était originale ou si elle aimait simplement se tourner en ridicule.
— Enfin, vous êtes là ! s'écria-t-elle. Vous êtes tous des deuxièmes cycles, c'est ça ?
Aria hocha la tête et donna un coup de coude à Töm, qui se retenait d'éclater de rire.
— Très bien, il ne manquait plus que vous. Je vous laisse enfiler vos tenues dans la salle du fond, nous rejoindrons Jargod une fois cela fait. En vitesse !
Les élémentaires s'exécutèrent sans rechigner et entrèrent dans la pièce voisine. Plusieurs combinaisons d'Adzôd reposaient sur une grande table en chêne. Leur couleur, d'un bleu abyssal étincelant, donnait à Noà l'impression de contempler un ciel étoilé pendant la saison de Ferkhâd. Il avait toujours été fasciné par leurs caractéristiques, même si, selon lui, elles n'étaient stylistiquement parlant pas les plus adaptées.
L'Adzôd était un métal si fin et si résistant que la plupart des ustralois le confondaient avec un tissu. Confectionné par les elfes et les fées d'Errakys, l'un des Six Grands du continent, il possédait tous les attributs pour assurer une protection optimale à son détenteur. Ignifuges, paratonnerres, indéchirables, isothermes ; tout avait été mis au point pour que ces combinaisons conférassent la meilleure sécurité. Seulement, la rareté de l'Adzôd en faisait aussi un composant au prix astronomique. Les villages mineurs, comme Xomythe, n'avaient jamais pu se permettre d'en acheter en quantité, mais surtout de qualité. Même si ça n'était pas arrivé à ceux avec qui Noà avait eu l'occasion de discuter, sa combinaison de l'année précédente, sans doute défectueuse, l'avait refroidi de la tête au pied et s'était déchirée à plusieurs reprises pendant ses duels. Priant pour ne pas revivre le même scénario, le xomythois inspecta les différentes tenues, souffla un grand coup et en choisit une au hasard.
Comme il l'avait redouté, l'habit lui glaça la peau au premier contact. Son corps fut parcouru de frissons et il essaya d'en prendre un autre, qui eut le même effet.
— Elles sont froides aussi, les vôtres ? demanda-t-il aux jumeaux, en désignant les combinaisons qu'ils s'apprêtaient à enfiler.
Töm fronça les sourcils.
— Je sais pas. Difficile à dire avec mon élément, je ressens pas le froid.
— Non, répondit Aria. T'as un problème avec la tienne ?
Noà lui tendit sa tenue et son amie la palpa du bout des doigts.
— Elle est absolument normale, Noà...
— Non, le tissu est gelé ! Fais voir la tienne.
Il prit celle qu'elle tenait dans ses mains et la lâcha aussitôt.
— Tu ressens rien ? Elle est encore pire !
Töm et Aria se dévisagèrent. La xomythoise effleura alors le front de Noà avec le revers de sa paume.
— T'es peut-être malade, ou une réaction allergique... si c'est possible.
— Ça me refait comme l'année dernière, soupira-t-il, à la fois perplexe et énervé. J'ai l'impression d'être le seul à qui ça arrive.
— T'as essayé de parler avec les autres élémentaires de Foudre du tournoi ? Peut-être que ça...
— Oui, je l'ai fait, la coupa-t-il un peu trop brutalement. Et ils m'ont tous répondu la même chose.
— Tu devrais en discuter avec Yliande, alors, conclut Töm avant de se diriger vers l'un des paravents au fond de la pièce.
— Je vais attendre la fin de mon premier duel et je verrai ensuite si c'est dérangeant.
— Tu n'auras peut-être pas la chance de combattre une deuxième fois... et il ne faudrait pas que tu perdes à cause de ça, renchérit Aria.
Noà reprit la première combinaison qu'il avait choisie et serra le métal dans ses mains. Décidé à faire profil bas et ne pas se plaindre aux organisateurs, il rejoignit son propre paravent, se déshabilla, puis enfila sa tenue.
Il eut aussitôt l'impression de plonger dans un bain d'eau glacé. Son rythme cardiaque accéléra, ses doigts se crispèrent et un frisson remonta le long de sa nuque.
— Je... c'est encore pire que l'année dernière, murmura-t-il, dans l'incompréhension la plus totale.
Un éclair de foudre se matérialisa sur son torse et il comprit que sa participation venait d'être enregistrée. Il ne pouvait plus faire marche arrière.
Une fois changés, les trois élémentaires retournèrent dans la salle principale du Cabanon. Yliande ordonna aux participants de se rapprocher. En s'exécutant, Noà, plus frigorifié que jamais, aperçut Isach le rejoindre avec une fille aux longs cheveux bruns et aux yeux argentés : Aliona.
— T'en fais une tête ! s'exclama-t-il en lui ébouriffant sa tignasse. T'inquiète, petit frère. Ça va bien se passer.
Noà esquissa un sourire, mais ne prit pas la peine de répondre. Il voulait lui parler, lui indiquer que quelque chose n'allait pas avec sa combinaison, mais il s'abstint, conscient que ses explications n'auraient aucun sens. La voix aigüe d'Yliande s'éleva et Isach reporta finalement son attention sur elle.
— Bien ! Dans un instant va avoir lieu le traditionnel discours de Jargod. Pour les premiers cycles et les plus âgés qui ont oublié comment se déroule le tournoi, tout vous sera expliqué dans les prochaines minutes. Je vous demanderai avant tout de respecter les règles et d'être sportifs ! Cet évènement est une tradition ancestrale qui a pour but de célébrer le tour de naissance des dieux. Honorez-les en donnant le meilleur de vous-même ! Des questions avant de rejoindre tout le monde ?
Voyant que personne ne se manifestait, Yliande conclut :
— Très bien. Alors suivez-moi, je vous prie.
____________________
Audiomachine ~ Day One ♪
____________________
Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top